Chapitre 2-1

2014 Words
Chapitre 2 Ses mains comme ses genoux sur le sol en sentirent la brûlure insolite et, pourtant, Pardon ne réagit pas, totalement anéanti par ce second abandon. Il avait laissé son fils se noyer sans même chercher à s’opposer à cette fatalité qui s’acharnait sur eux… Dans sa tête flottait l’image de son enfant, le second membre de sa famille qu’il quittait, l’imaginant sans peine dans le flot qui l’emportait, son hypoxie doublée d’une hypothermie probable avant la perte de conscience. À l’instant, ses fonctions vitales ralentissaient et la mort surviendrait, inéluctable, tandis que son cerveau, privé d’oxygène, se détruirait irrémédiablement. Par les fées, pourquoi Tristan lui avait-il donné ses pouvoirs ? Comment, de nouveau, Pardon avait-il pu se comporter comme un lâche ? Il ne parvenait pas à justifier tous les renoncements successifs de son existence et encore moins à les accepter… Ainsi, plus le temps passait, plus les occasions de se mépriser se multipliaient et plus sa confiance, jadis inébranlable, s’effritait. Pourtant, de façon contradictoire par instant, il percevait une force inespérée renaître en lui, sûrement quand son esprit effleurait la magie. La magie… En raison de sa fragilité et de sa probable incapacité à la contrôler, il persistait à la frôler. Comment pouvait-il en être réduit à une telle incompétence comme à un manque d’assurance si patent ? Savait-il vraiment qui il était encore ? Un mari ? De ce côté, il pouvait faire une croix dessus. Un beau-fils ? Il avait tenu Bonneau dans ses bras quand ce dernier avait poussé son ultime souffle. Un père ? Inutile de s’apitoyer sur ce sujet troublant. Cette réflexion l’amena à prendre conscience de la chaleur du sol sous sa peau au moment même où Naaly ouvrait la bouche pour la première fois depuis leur arrivée dans leur nouvel univers. — Mais c’est quoi cet endroit ? énonça-t-elle d’un ton qui suggérait à la fois étonnement et protestation, car celui-ci lui déplaisait visiblement autant que le précédent. Pardon leva la tête vers elle, découvrant parallèlement l’atmosphère brumeuse qui les cernait, humide effectivement et étrangement chaude, voire oppressante, mais également la force que dégageait la silhouette de son enfant. Alors que Naaly semblait absorbée par son désir de percer les volutes opaques, ses sourcils froncés affichaient une volonté presque impertinente, comme si rien ne pouvait plus la toucher, ni leur aventure qui les propulsait d’un monde vers un autre, ni la perte de sa mère, ni la mort de son frère ou la perspective que l’un d’entre eux ne quitterait pas ce lieu. Aucun chagrin ni doute ne paraissait l’affecter. Se montrer à la hauteur de son courage apparent… Repoussant fermement ses tourments intérieurs, Pardon acheva de se redresser et ses yeux parcoururent l’horizon restreint qui les entourait. Des mots dont il aurait juré ignorer la signification un instant plus tôt surgirent dans son esprit. Aila lui aurait-elle donné juste un peu plus que la maîtrise de nombreux langages ? Autant ne pas inquiéter sa fille avant de s’assurer que ces étranges pensées détenaient ou non une part de vérité. Une ébauche de sourire ironique sur les lèvres, elle se tourna vers son père. — Encore une idée sur la direction à prendre ? Derrière son attitude légèrement provocatrice, il décelait son objectif implicite, l’amener à admettre ce qu’il refusait. La mâchoire soudainement crispée, il lui jeta un regard noir. Que pouvait-il lui répondre ? Bien sûr qu’il savait par où s’orienter en dépit de l’absence de perspective, mais n’avait pas envie de le partager avec elle ! Il se renfrogna et, preuve qu’elle n’était pas aussi indifférente qu’elle le paraissait, elle murmura : — Tu n’avais pas le choix… — Comment peux-tu l’affirmer ? répliqua-t-il vertement. Envahi par une fureur plus tournée contre lui que contre elle, il poursuivit : — Saisis-tu à sa juste valeur que j’ai abandonné ton frère à une fin certaine sans même intervenir pour le sauver ? — De toute façon, tu n’aurais rien pu faire. En restant, nous serions morts avec lui et aurions perdu toute chance de quitter cet univers ou de changer le passé. De plus, tu vas devoir t’y faire, pas plus que moi tu ne disposeras de la moindre latitude à la prochaine sortie… Sans ménagement, il l’attrapa par le bras. — Non, cette fois, je ne laisserai pas ce fichu labyrinthe me berner ! — Et comment comptes-tu t’y prendre pour maîtriser la magie de ce lieu ? Frémissant légèrement à cette idée, il déclara pourtant : — Je trouverai ! Leurs yeux se défièrent, ceux de Pardon voilés par la douleur et la colère et ceux de Naaly emplis de compassion, mais aussi d’une détermination qui amena Pardon à vaciller encore une fois. Comment pouvait-il lui affirmer qu’il y parviendrait, alors qu’il ne cessait d’échouer ? Tandis que le découragement envahissait son cœur, encore, il ne s’y attacha pas. Peut-être avait-elle raison, mais, tant qu’une chance persisterait, il se battrait ! Un soupir monta dans sa gorge. Comment ? Avec quelles armes ? quels pouvoirs ? quelle illusion de lui-même ? Accablé, il observa sa fille se rapprocher de lui. Après avoir enlacé son cou, elle se blottit contre lui. Lentement, il referma ses bras autour d’elle, rapidement submergé par l’émotion que suscitait cette étreinte si rare entre eux. Puis elle recula légèrement et ajouta : — Tu verras, papa. Nous y arriverons. Que ce soit toi ou moi n’a aucune importance. Notre objectif dépasse cette simple considération. Alors, ensemble, nous trouverons cette dernière porte et celui qui restera œuvrera pour celui qui la franchira sans qu’aucun d’entre nous ne s’y oppose. Voilà le prix de la réussite. Partons sur cette base-là, pour que cette nouvelle épreuve devienne moins difficile pour nous deux. Comme s’il la redécouvrait, Pardon observa sa fille avec attention, admirant sans retenue son assurance un incomparable sentiment de fierté le traversa, celui d’avoir élevé ses enfants pour le meilleur, d’être parvenu à les accompagner dans la construction de leur personnalité. Ainsi s’étaient forgés des êtres sensés et intelligents, capables de générosité et d’abnégation, mais également forts et volontaires. Quand un flot d’amour particulièrement intense l’envahit, sa cage thoracique se contracta. Pourtant, son émotion intérieure ne s’exprima pas. Elle avait raison, ils devaient tenir bon. Trop souvent aveuglé par sa souffrance, il en oubliait l’essentiel, l’un d’entre eux devait réparer ce qui pouvait l’être. Ainsi, comme elle le lui avait annoncé, ils œuvreraient ensemble pour leur rendre l’avenir que ces voyages dans le temps leur avaient dérobé. Il n’imaginait pas encore la façon de s’y employer, mais, qu’importait, pour l’amour de Naaly et Tristan, il se débrouillerait. Une porte les attendait, quelque part dans ce monde qu’il ne percevait pas hostile envers eux dans son fonctionnement, mais plus dans sa nature. Puisque leurs aventures se poursuivaient, il espéra de tout son cœur que le moment de la délivrance s’approchait. Ces épreuves successives usaient progressivement leur résistance et, en particulier, la sienne. — Alors, comme nous devons avancer, allons-y, murmura-t-il à son oreille. Naaly inspira profondément. Elle avait toujours apprécié l’odeur de son père, familière et rassurante, un écho de son enfance et de ces instants où il la prenait contre lui pour la consoler, mais, étrangement, également de ceux où il se tenait à distance pour la sermonner. Elle connaissait le timbre de sa voix par cœur, identifiant immédiatement à sa tonalité son état d’esprit, et même si, souvent, elle s’était attiré ses colères, elle avait aussi obtenu de lui son indéfectible amour, sa bienveillance, sa force tranquille, son attitude posée devant ses nombreux excès, et le partage de ses compétences, au combat ou dans le quotidien. Chaque jour, il lui avait donné le meilleur de lui-même. Chaque jour, sa présence à ses côtés l’avait poussée à se dépasser, à prouver à tous la dextérité d’un petit bout de femme au milieu des hommes, son indépendance, son inflexible volonté. Jamais il n’avait douté d’elle, en tout cas, pas de ses aptitudes physiques ou intellectuelles, peut-être plus de sa capacité à se montrer consensuelle. Oui, elle s’était comportée comme une peste parfois, charmante, mais une peste quand même, et elle ne le regrettait pas, car tous ceux qu’elle avait méprisés ouvertement le méritaient ! Des vantards, des hypocrites, des imbéciles qu’elle avait aimé rabaisser. Aujourd’hui, elle déplorait juste son attitude envers son frère et Sekkaï. À sa décharge, elle avait adoré les faire tourner en bourrique c’était si drôle, principalement dans le cas du prince ! Et puis, comme ni lui ni Tristan ne lui en avaient finalement voulu, elle avait eu raison d’en profiter ! À présent qu’elle comprenait mieux la susceptibilité des gens, voire leur sensibilité, peut-être deviendrait-elle plus vigilante à ne plus blesser inutilement les chiens errants. Mais les espèces d’idiots vaniteux qui croiseraient son chemin n’y couperaient pas, elle les taillerait en pièces ! Quand elle s’écarta de Pardon, elle fixa un instant ses iris verts qui, malgré le courage que l’homme semblait avoir ranimé, restaient noyés de brumes, exactement comme le paysage autour d’eux. Voilà pourquoi elle refusait de s’attarder sur tous les tourments qui se succédaient, pour continuer de les regarder de haut sans être touchée par eux. Pour l’instant, son père n’y parvenait pas tout à fait, il avait trop perdu en peu de temps, mais, une fois sa volonté raffermie, peut-être arriverait-il à redresser totalement la tête. Une certitude s’imposa : oui, pour eux, il irait jusqu’au bout ! Alors, qu’importait celui que le labyrinthe choisirait, elle ou lui, il désignerait un vainqueur ! Cet univers n’avait qu’à bien se tenir, un maître le dominerait bientôt ! Plus Pardon et elle avançaient sur cette terre mystérieuse, plus Naaly se posait de questions. Le monde précédent l’avait moins étonnée que celui-ci, parce qu’elle avait déjà aperçu la mer dans son enfance une vaste étendue dont les nuances mouvantes s’égaraient vers l’horizon ne s’oubliait jamais. À l’opposé, ici se succédaient découvertes et surprises, ces roches foncées, poreuses et chaudes, qui craquaient sous leurs pieds, ces vapeurs brûlantes qui émanaient de fissures à même le sol, ces grondements souterrains dont elle ressentait la vibration occasionnelle sous ses pieds et que dire de ces petites nappes d’eau fumante dont, de temps à autre, jaillissait une gerbe liquide qui retombait dans une sonorité cristalline. Tout, dans ce monde comme empreint d’une indescriptible tristesse, lui paraissait étrange, sa couleur sombre oscillant entre gris et noir, et cette multitude de bruits aux origines inconnues qui résonnaient autour d’elle à chaque instant. Pour la première fois, le silence devenu habituel avait cédé sa place à des bouillonnements, des chuintements, des sifflements, une riche panoplie qui ne cessait de l’inquiéter. Désorientée par leur multiplication, Naaly ne parvenait plus à prévoir s’ils annonçaient un danger véritable ou un désagrément supplémentaire. Ainsi, elle passait son temps en alerte, cherchant à percer les secrets du paysage, autant que les brumes, présentes en permanence, le lui permettaient. Par moment, celles-ci formaient des nuages si épais qu’elle distinguait difficilement ses pieds, tandis qu’à d’autres, elles s’éclaircissaient légèrement au point de laisser entrevoir une perspective monochrome, bien que toujours limitée. Pardon, à quelques pas devant elle, ne semblait plus se préoccuper de rien, comme si un fil invisible le tirait vers un objectif sur lequel toute son attention était focalisée. Soudain, parallèlement à un grondement puissant, le sol trembla fille et père vacillèrent sur leurs jambes avant de tomber, attendant une stabilisation de la situation. Quand le mouvement s’atténua enfin, Naaly se releva aussitôt, prête à se défendre, mais contre quoi et avec quoi ? Pourquoi la terre bougeait-elle sous leurs pieds ? En Avotour, jamais un tel phénomène ne s’était produit ! — Papa, que se passe-t-il ? demanda-t-elle, inquiète, alors que, le regard fixé droit devant lui, il se redressait. — Nous avançons dans une région volcanique et ces mouvements sous nos pieds reflètent son activité souterraine. — Volcanique ? s’étonna-t-elle, alors qu’au même moment ce terme réveillait chez elle le souvenir d’une discussion avec Merielle au cours de laquelle celle-ci lui avait raconté le dernier cours de son précepteur. Comme d’habitude, complètement enthousiaste, son amie s’était lancée dans une description détaillée dont Naaly avait tout oublié, excepté ce mot à la consonance intrigante. Si seulement, pour une fois, elle avait un peu plus prêté attention au babillage de Merielle ! Malheureusement, comme trop souvent, elle ne l’avait pas écoutée… Certaine que Pardon en savait davantage sur le sujet, elle attendit des explications que, pourtant, il ne lui donna pas. Comme s’il n’avait pas entendu sa question, il s’était remis à marcher. Elle cilla, son attitude ne présageait rien de bon et, obligatoirement, il lui cachait des éléments qu’elle devinait déplaisants. En quelques foulées, elle le rattrapa, puis le saisit par le bras pour l’arrêter. — Et ? demanda-t-elle, insistante. — Disons que l’endroit est particulièrement dangereux et que, si la porte s’y trouve, y accéder pourrait se révéler risqué. — Pourquoi ? — Parce que les volcans projettent de la roche en fusion, entre autres. Ils sont redoutables par bien des côtés, mais je ne les ai pas tous en tête. Comment ? La pierre pouvait fondre ! Naaly avait beaucoup de mal à imaginer le phénomène, même si son père l’affirmait. Seulement, à quelle température devait monter celle-ci pour devenir liquide ? Une seconde question, plus troublante encore, surgit. Ce phénomène était-il naturel ou dû à quelques pouvoirs des plus effrayants ? Et si, finalement, chaque spécificité de leur planète détenait une origine magique dissimulée à l’homme…
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