Chapitre 2-2

2058 Words
— Oh… Très très chaud, alors, conclut-elle, pensive. — Exactement. Parfait pour carboniser la chair, dont la nôtre… Naaly opina lentement. — Et tous ces sons ? — Dans l’ensemble, ils proviennent de jets d’eau brûlante ou de vapeurs parfois toxiques. Comme ils jaillissent subitement de la terre, nous devrons rester vigilants. Fie-toi à ton oreille pour identifier toute source de bruit en observant bien le sol avant d’avancer ton pied. — Et à quoi ressemble un volcan ? Pardon poussa un soupir, tandis que de multiples images, tantôt précises, tantôt vagues, flottaient dans sa tête. — Celui-ci, je l’ignore, donc, pour toi comme pour moi, encore un peu de patience avant de le découvrir. — Une dernière question, d’où tiens-tu toutes ces informations ? Pardon se troubla légèrement. — J’ai dû en entendre parler, c’est tout. Sans plus s’attarder sur ses ultimes propos, Pardon reprit sa marche sous le regard intense de Naaly. Qu’avait évoqué Tristan au sujet de leur père ? Le réveil de sa magie par leur mère… Peut-être celle-ci n’avait-elle pas limité son action à cette seule conséquence, puisqu’il démontrait tout d’un coup une insolite érudition. En effet, tout au long de l’enfance de Naaly, à chaque interrogation, Aila offrait une réponse ou une interprétation, comme si son niveau de connaissance dépassait largement celui du commun des mortels. Au départ, cette qualité maternelle l’avait fascinée. En revanche, devenue plus grande, cette omniscience avait fini par l’horripiler. Un parent qui savait tout s’avérait particulièrement agaçant, surtout quand Aila affirmait à sa fille que celle-ci se trompait et qu’en plus, pour comble de malheur, elle avait raison. À présent que l’adolescente comprenait mieux la personnalité profonde de sa mère, elle regrettait encore plus de ne pas être parvenue à redévelopper une véritable relation avec elle. Bien sûr, la femme qui ne se souvenait pas d’elle était demeurée attentionnée, dans la mesure où sa propre vie qui s’effondrait lui en avait offert l’occasion. Quelle leçon tirer de leurs histoires qui avaient divergé sans prévenir ? Sûrement que communiquer se révélait indispensable pour dénouer les conflits… Si, plutôt que de souffrir en silence des paroles entendues par la fenêtre, elle avait confié son chagrin à ses parents, les mots saisis au hasard auraient réintégré leur juste contexte, désamorçant parallèlement sa colère la fille ne se serait jamais éloignée de la mère. Malheureusement, Naaly avait choisi de se taire et son animosité n’avait cessé d’enfler jour après jour au lieu de s’éteindre. Pourquoi ? Parce que sa fierté l’en avait empêchée ! Ainsi, oubliant tous les bons moments partagés depuis sa naissance, elle s’était mise à détester la femme qui l’avait enfantée, méprisant ouvertement son existence fade, quand elle-même appartenait à une autre trempe, une combattante douée, sans comparaison possible avec cette femme insipide. Si elle avait su… Mais comment aurait-elle pu ? Rien des exploits d’Aila n’avait filtré. Pourtant, beaucoup connaissaient la vérité autour d’elle : Hang, Niamie, Bonneau, Aubin… Comment étaient-ils parvenus à éviter la plus petite maladresse ? À moins qu’elle n’eût jamais vraiment prêté attention aux échanges des grandes personnes comme à leurs confidences. D’une part, les adultes possédaient la mauvaise manie de parler devant les enfants avec des phrases cryptées dont eux seuls semblaient deviner la signification. D’autre part, en toute honnêteté, comme elle ne leur prêtait qu’un intérêt limité, elle ne les écoutait pas… Que leur attitude sage et raisonnable apparaissait pénible ! Vigilants, ils rappelaient à l’ordre quiconque s’égarait sur des chemins de traverse, alors que le principal restait de s’amuser et de profiter de la vie ! Voilà pourquoi elle se moquait d’eux, pendant que Merielle buvait leurs paroles tout en cherchant dans les énigmes demeurées en suspens des réponses à son insatiable curiosité. Ainsi, la princesse en savait toujours plus sur tout ! Songeant à son amie, Naaly réalisa le vide que son absence avait creusé et son cœur se contracta sous l’effet d’une douleur vive son caractère enjoué et optimiste lui manquait terriblement ! De plus, celle-ci aurait adoré approcher un de ces objets d’étude théorique. À l’instant même, elle lui ressortirait avec application toutes les connaissances accumulées sur le sujet et, pour une fois, Naaly contrerait sa tendance naturelle à ne pas l’écouter. Si seulement elle n’avait pas cru que combattre représentait l’unique centre d’intérêt acceptable ! Cette réflexion l’étonna d’elle-même. Pendant des années, elle s’était moquée ouvertement de son frère qui fréquentait assidûment la bibliothèque du château, le nez plongé dans des livres qu’elle décrétait inutiles, sans jamais avoir pris la peine de leur jeter un coup d’œil. À présent, elle se rendait compte de sa ridicule prétention. Quel aveuglement de sa part de définir la valeur d’un comportement selon ses propres critères ! Finalement, où se situait la richesse d’une société sinon dans sa diversité ? Ce mélange de talents, d’approches et de partages permettait aux hommes et aux femmes de s’entraider et de progresser. Un vague sourire naquit sur ses lèvres. Mais où était passée la jeune fille, butée, rebelle, ironique, un brin manipulatrice et bien souvent méprisante, qui avait quitté Avotour ? Le chemin s’était révélé cruellement à elle pour l’amener à comprendre que ses convictions pouvaient aussi devenir des barrières qui l’empêchaient d’avancer ou d’évoluer. Quand un regard se focalisait dans une direction unique, l’esprit s’ouvrait plus difficilement sur le monde et la vie. Briser ses œillères, percevoir différemment, sans préjugés ni idées préconçues. Comme si cette pensée lui dictait sa conduite, elle observa avec plus d’attention le peu qu’elle parvenait à discerner du paysage, décelant un élément nouveau. Étonnée, elle demanda à son père : — Tu ne trouves pas qu’il fait plus sombre que tout à l’heure ? — Si. Je crois que la nuit tombe. « Magnifique ! », songea Naaly. En raison de la brume omniprésente, ils distinguaient à peine la route à suivre, alors, dans l’obscurité ! Quoique… Finalement, leur acuité visuelle nocturne se révélerait peut-être plus efficace pour progresser. De toute façon, en l’absence de choix, ils aviseraient… L’hypothèse de Pardon se confirma peu à peu, tandis que, parallèlement, un étrange grésillement, encore lointain, se précisait. À moins que le terme crépitement le définît plus justement. En tout cas, pour chacun d’entre eux, la sonorité apparaissait inédite, mais Pardon possédait déjà une petite idée sur son origine qui ne le rassurait aucunement. Néanmoins, son intuition le menant dans cette direction, il ne devait pas compromettre leur seule chance de quitter ce monde inhospitalier. Au fur et à mesure de leur avancée, les ultimes nuages vaporeux s’effacèrent. S’il avait en partie imaginé le paysage qui les attendait, quand celui-ci se dévoila, il n’en crut pas ses yeux, pendant que, de son côté, Naaly poussait une exclamation de surprise. Dans la pénombre qui les enveloppait s’étendait une succession de pics d’altitude modérée traçant une ligne dentelée. Chaque sommet se découpait dans d’impressionnantes projections chatoyantes au cœur parfois d’un blanc éblouissant cerné par des teintes flamboyantes nuancées de jaune et d’orange. Alors que ces dernières embrasaient leurs prunelles d’un éclat incandescent, le spectacle, fascinant, liait de façon étroite beauté et danger. Dans un ballet incessant, comme autant de sources de lumière, de multiples jets de lave hérissaient la chaîne accidentée, s’élevant à quelques dizaines de mètres de hauteur avant de retomber en gerbes étincelantes sur le flanc de la montagne pour y dessiner des vagues mouvantes comme une vive blessure de la croûte terrestre dont la clarté s’atténuait peu à peu. Quand les bouillonnements débordaient, ça et là se créaient des rivières tantôt rougeoyantes tantôt plus sombres qui s’écoulaient, pour les premières, avec fluidité et, pour les secondes, dans une lenteur relative. — Ne me dis pas que nous devons nous en rapprocher, s’inquiéta Naaly. Pardon se contenta de secouer la tête, son regard fixé sur le paysage. Leur actuel éloignement semblait les mettre à l’abri de tout risque, mais pour quelle durée ? Pour quelques faits avérés dans son esprit, d’autres, au contraire, demeuraient encore incertains. — Que faisons-nous, alors ? insista-t-elle. Pardon acheva son analyse de la situation avant de proposer : — Nous devons passer de l’autre côté de cette chaîne. À gauche, les obstacles me paraissent infranchissables, inutile de s’engager dans cette voie. En revanche, sur la droite, discernes-tu l’ombre d’un grand pic dont l’actuelle inertie apparaît sécurisante ? Dirigeons-nous vers lui pour rejoindre notre objectif. De plus, sur notre route, peut-être trouverons-nous un endroit plus agréable pour nous reposer un instant. Naaly étouffa un bâillement l’idée la séduisait totalement. Après plusieurs heures de progression supplémentaires et le contournement du dernier sommet conique qui dominait les précédents, Pardon et Naaly atteignirent une étrange vallée qui s’étirait comme une plaie dans la chair terrestre, un sillon creusé par la tourmente d’une catastrophe ancienne, recouvert de vagues ténébreuses. En dépit de son allure peu rassurante, la distance les séparant des volcans actifs leur parut suffisante pour s’octroyer une pause. Épuisés tant par leur traversée que par la fournaise qu’ils avaient côtoyée, ils s’installèrent, soulagés par cette trêve opportune, même si, au loin, grondaient encore les détonations des explosions comme les chuintements de la lave. Ainsi, pour prévenir tout risque, ils décidèrent d’alterner des tours de garde, Pardon proposant de prendre le premier. Allongée sur le sol inconfortable, Naaly s’assoupit très rapidement. Le temps s’écoulait-il vraiment ou ne constituait-il qu’une illusion de plus ? Peu à peu, la fatigue, insidieuse, avait envahi Pardon, menaçant sa vigilance. Il se frotta les yeux. Bientôt, il devrait réveiller Naaly pour le remplacer. Soucieux de dynamiser son corps comme son esprit, il se redressa et marcha un peu, s’éloignant de l’endroit où dormait sa fille sans pour autant la perdre de vue. En hauteur, son regard erra sur le paysage qui s’ouvrait devant lui. À perte de vue alternaient des zones plus ou moins accidentées sur lesquelles reposaient de gros blocs rocheux dans un désordre absolu. Bizarrement, certains d’entre eux paraissaient plantés sur l’un de leurs sommets comme tombés du ciel. Pardon leva les yeux au-dessus de lui, vers cette voûte dans laquelle ne brillait aucune étoile, tentant d’imaginer quel processus géologique était parvenu à les déplacer jusque-là et de cette façon-là. Sûrement un souffle animé par une force colossale… Un volcan était-il assez puissant pour projeter des pierres d’un volume aussi considérable sur une si longue distance ? Et lequel ? Son regard dériva vers le plus proche, une silhouette sombre à l’aspect peu inquiétant et, pourtant, logiquement, lui seul pouvait porter la responsabilité d’un tel chaos. Circulant entre les blocs, il chercha à s’imprégner de leur histoire, de celle qui les avait abandonnés comme les vestiges d’un cataclysme. Néanmoins, pour quelles raisons ce labyrinthe suivrait-il les mêmes règles que sur terre ? Dans la véritable vie, celle qu’il ne connaîtrait plus jamais probablement… Et pourquoi penser à cette éventualité juste à ce moment-là ? Une porte restait à franchir, mais sur quoi ouvrirait-elle ? S’était-il leurré en songeant qu’une possibilité existait de tout remettre en place ? Personne ne savait ce que l’ultime survivant de leur groupe affronterait. Peut-être ce lieu finirait-il dans un cul-de-sac et le dernier d’entre eux mourrait de désespoir ou, alors, la boucle étant bouclée, reviendrait au point de départ, dans la salle des cocons par exemple. Pendant qu’il poursuivait sa déambulation, s’éloignant toujours plus de Naaly sans y prendre garde, un premier grondement retentit, bref, comme une toux retenue par une gorge encombrée. Le cœur étreint par une peur galopante, il retourna immédiatement sur ses pas en courant. Naaly ! À peine avait-il parcouru quelques mètres que, cette fois, le bruit d’une explosion éclatait quand, dans le même temps, la vibration du sol le déséquilibrait. Dès qu’elle avait senti la secousse, Naaly s’était redressée pour découvrir l’absence de son père et l’avait aussitôt appelé, sans obtenir de réponse. Puis, bousculée par de nouvelles agitations terrestres, elle s’était retrouvée à terre. Elle tourna son regard contrarié vers le pic qu’ils avaient contourné plus tôt. De toute évidence, ce dernier venait de renoncer définitivement à son apathie. À présent, dans le ciel s’élevait une gigantesque colonne de fumée, large et tumultueuse, qui s’évasait peu à peu en en altitude. — Naaly ! — Papa ! Que se passe-t-il ? — Filons d’ici au plus vite ! Ils s’éloignèrent en courant, tandis que les grondements s’intensifiaient. Pour Pardon, aucun doute, en fuyant ce volcan, ils s’écartaient également de la voie qui les menait à la porte. Néanmoins, dans ce contexte, se mettre à l’abri apparaissait comme la décision la plus sensée. Une fois hors de danger, il aviserait. À la fin de la nuit, à l’abri d’une dépression, Naaly et Pardon s’étaient assoupis brièvement avant de repartir. Dorénavant, à pas lents, ils progressaient en aveugle sous une pluie ininterrompue de cendres grises qui les prenaient à la gorge, noyant le paysage comme leurs corps sous un linceul. Quand les grondements se taisaient temporairement, une ambiance feutrée se révélait, lourde, presque asphyxiante. Ainsi, même leurs pas avaient cessé de résonner… Le couple se montrait si silencieux que, dans ce lieu étrange, chacun à son tour en arrivait à douter de la réalité de leur présence. Dans cette atmosphère toujours plus sombre, alors que, partout ailleurs, la nuée ténébreuse absorbait toute lueur, une faille fugace dans la voûte plombée leur apprit le retour du jour. Comme seul Pardon percevait la direction à suivre, sa main dans la sienne, comme pendant son enfance, sa fille se laissait guider en toute confiance. Enfin, dans la mesure où elle pouvait se sentir rassurée, cernée par autant de dangers imprévisibles. Toutefois, la présence de son père à ses côtés représentait l’ultime élément tangible qui la retenait d’abandonner. Rester près de lui, croire en son instinct et sa capacité à réagir ou rebondir, et continuer à avancer, même en suffoquant dans cette pesante atmosphère.
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