Chapitre 3-3

2015 Words
Son pied sur la dernière marche, toujours enveloppé par une impénétrable obscurité, Pardon quitta définitivement l’interminable montée en colimaçon dont il avait sciemment ignoré la longueur ce labyrinthe ne l’aurait pas à l’usure. Au bout d’un couloir longé grâce à ses mains, il déboucha enfin dans une salle dont le plafond s’éclaira peu à peu jusqu’à en devenir étincelant. Après tant d’heures passées dans le noir, ses rétines totalement saturées par la lueur intense, il protégea ses yeux, incapable de supporter cette lumière aveuglante. S’il espéra se réhabituer progressivement, il ne disposa pas du délai nécessaire, car à la vive clarté succédèrent de nouvelles ténèbres. Persista juste encore un instant le miroitement moribond du dôme avant de s’effacer, lui aussi… Rouvrant les paupières, Pardon fronça les sourcils l’obscurité paraissait si profonde que son acuité, pourtant développée, se révélait insuffisante pour en distinguer le moindre détail, exactement comme dans la salle des cocons. Cet endroit possédait finalement d’insoupçonnables défenses, mais quelle pouvait bien être l’utilité de celle-ci de manière générale et en ce lieu de façon particulière ? Après un instant de découragement, il se reprit il se l’était promis, quoiqu’il advînt, plus rien ne l’abattrait. En conclusion, s’il ne discernait rien, il conservait ses autres sens ainsi que sa mémoire. Dans son esprit s’esquissa une pièce circulaire de dimension moyenne, surmontée par un dôme hémisphérique. À partir du sol, régulièrement espacées, se dressaient plusieurs colonnes d’un peu plus d’un mètre de hauteur, dont le diamètre avoisinait la taille de sa main. Quelle quantité ? Il hésita. Six, sept, peut-être huit… En revanche, il se souvenait de leur aspect particulier sculptées dans une pierre d’une noirceur absolue, elles paraissaient absorber tout éclat. Et si son analyse avait été faussée ? Et si les ténèbres qui dessinaient leurs silhouettes révélaient non pas un objet, mais une ouverture vers un monde privé de toute lumière ? À première vue, cette hypothèse apparaissait tarabiscotée, seulement, avec les idées folles de ce labyrinthe, il préférait se méfier. Mais de quoi ? Il était devenu l’ultime survivant d’un piège machiavélique qui avait éliminé chacun des membres de sa famille. Ce lieu l’avait-il mené jusqu’ici pour maintenir un espoir que, tôt ou tard, il s’amuserait à abattre ? Ne pas laisser sa réflexion dériver, rester confiant coûte que coûte et revenir à cette salle pour en percer tous les mystères. Qu’avait-il encore mémorisé ? Les parois ! Juste avant d’être aveuglé, il avait entraperçu d’insolites symboles inscrits sur le mur dont l’aspect réveillait en lui une évocation ancienne. Mais laquelle ? Sur un support de pierre évidemment… Récemment, il n’avait emprunté que le chemin sous la falaise après le monde des arbres. Cependant, il ne se rappelait pas d’y avoir distingué de telles gravures. Où, alors ? Il poursuivit son exploration mentale un instant, conscient que chaque fois qu’il semblait s’en rapprocher, le souvenir s’esquivait, comme si, pour une raison indéterminée, celui-ci devait demeurer hors de sa portée. Inutile d’insister tant qu’il n’aurait pas redéveloppé ses pouvoirs de façon délibérée. Un soupir échappa de ses lèvres. Les maîtriser de nouveau pour accéder à ce que sa mémoire lui refusait devenait primordial. Pardon serra les mâchoires. Encore un peu de patience, bientôt, il s’y résoudrait. Revenant à son sujet d’étude, son esprit reconstitua le tour de la pièce. Des colonnes périphériques au nombre de sept — à présent, il en était sûr, s’étonnant parallèlement de la clarté des scènes enregistrées par son cerveau —, plus une au centre, toutes d’une noirceur absolue comme celle des pierres qui encadraient les portes au Guerek. Une nouvelle fois, Pardon se surprit. Son observation du moment s’était révélée défaillante tant son attention demeurait accaparée par de bien plus pressantes inquiétudes. Sans vraiment les identifier à son premier passage, il en avait remarqué l’éclat furtif dans le miroitement des ondes lors du second. Comment expliquer le souvenir si précis de ces lieux entrevus brièvement ? Encore une fois, il s’interrogea sur l’origine de cette soudaine aptitude sans la définir. Sa priorité restait cependant de saisir le fonctionnement de cette pièce pour l’utiliser à ses propres fins. Puisque ses yeux ne discernaient plus rien, ses mains deviendraient ses meilleurs outils pour découvrir ce qu’il aurait oublié ou manqué. Après quelques pas, une de ses paumes rencontra la surface rugueuse de la paroi, immédiatement rejointe par la seconde. Ensemble, elles commencèrent à la parcourir, cernant les unes après les autres les gravures et leurs harmonieuses arabesques. Encore une fois, à la limite de sa conscience, Pardon perçut l’ébauche de ce souvenir rétif, la vision de lueurs bleues dansantes, sans signification encore. Par les fées, pourquoi celui-ci se déroberait-il à lui, le privant ainsi d’informations probablement capitales ? Peut-être se contentait-il d’évaluer son aptitude à l’assimiler… En effet, la plupart des êtres humains se révélaient incapables d’affronter des réalités trop troublantes pour être appréhendées. Leurs certitudes effritées, ils finissaient par sombrer dans la folie. Cette raison expliquait peut-être les réticences de sa mémoire. Mais ce lieu se trompait ! Il était prêt ! Jamais il ne s’était senti plus déterminé et plus fort ! Il inspira longuement. S’énerver constituerait une erreur préjudiciable. Rester concentré et rationnel. Et puis, encore un peu de patience, tout arriverait à point… Ne disposant plus que d’un unique sens pour graver les arabesques dans son esprit, Pardon parcourut celles-ci, les dessinant et les redessinant de ses doigts. Pour faciliter son apprentissage, il procéda par association et comparaison, cherchant une éventuelle périodicité dans leur positionnement. Allant et venant le long de la paroi, il forçait sa mémoire à conserver les traces que sa peau percevait comme autant de caractères indépendants, s’interrogeant parallèlement sur la signification de chacun d’eux, un langage probablement, mais que ses mains, seules, ne suffisaient pas à décrypter… De toute évidence, cette épreuve dans laquelle il jouait à l’aveugle représentait un test supplémentaire, car leur variété et leur quantité le poussaient à la confusion. Cet endroit maudit ne pourrait-il pas au moins une fois lui faciliter la tâche ? Il inspira longuement il devait rester calme pour enregistrer efficacement ces données si nombreuses. Se souvenir différemment, voir avec son esprit, développer ce sens encore peu exploité jusqu’à présent. Dans ce lieu particulier où le temps ne s’écoulait plus, il disposait d’une éternité pour retenir cette fresque insolite. Alors, aucune raison de s’impatienter. Revenu à son point de départ, il s’astreignit à effacer tout ce qui encombrait son cerveau ne plus penser à rien pour se focaliser uniquement sur la mémorisation. Cependant, avant de s’attaquer à la reconnaissance des symboles, se constituer une carte mentale de la configuration exacte de la pièce devenait essentiel pour les y intégrer au fur et à mesure de son exploration. Ses doigts examinèrent la totalité de la paroi, décelant une alternance entre des zones denses et d’autres, vierges. À la hauteur de sa poitrine, il délimita une b***e circulaire horizontale ceignant la salle, puis une succession de verticales de la largeur de ses épaules dont les gravures montaient au-dessus de lui, tout en semblant demeurer, heureusement, à portée de main. Il espéra qu’une dernière rangée hors de portée ne lui échapperait pas, mais il ne le croyait pas. Sa première inspection achevée, il en effectua une deuxième pour vérifier son décompte de six b****s perpendiculaires au sol, une de moins que le nombre de piliers. Peu logique en apparence, une raison devait sûrement expliquer cette différence. Cependant, au bout de dix, l’angoisse qui montait progressivement l’étreignit. Ses sens l’auraient-ils trahi ? Cette valeur lui semblait impossible, sauf — son cœur rata un battement — si l’issue vers l’extérieur s’était refermée… À l’idée de devenir définitivement prisonnier de ce lieu, l’espace d’un instant, il s’effondra son ultime espoir d’avenir venait de s’effacer… Mais quelle importance après tout ! De toute façon, son objectif n’avait jamais consisté à recouvrer sa liberté, mais à sauver ce qui pouvait l’être et, en particulier, ses enfants. En raison de cet élément imprévu, il devait dorénavant déterminer un point de départ. Un peu plus tôt, une gravure avait attiré son intérêt, car, selon lui, unique. De fait, il ne se souvenait pas d’elle lors de sa toute première exploration. Désireux de la retrouver au plus vite, il rebroussa chemin sur trois alternances de zones vierges et sculptées, à la recherche de quatre lignes ondulantes placées les unes au-dessus des autres. Une fois le symbole localisé, il contint un soupir de soulagement il n’avait pas rêvé ! À présent, il devait vérifier sa singularité. Doublant ce premier objectif d’un second, individualiser toutes les gravures pour une meilleure appropriation, il entama un tour supplémentaire. Peu à peu, pour chacune d’elles, il établit des correspondances avec le labyrinthe, un ensemble de cercles comme ceux des portes, une forme géométrique comme celle du sablier, des flammes comme celles entrevues au moment d’abandonner son fils, ainsi que des figures stylisées qui évoquaient les mondes traversés, des arbres, des ponts ou encore des vagues géantes. Dédaignant les souvenirs douloureux que ces idéogrammes auraient pu réveiller chez lui, Pardon se concentra sur les tâches à accomplir : les mémoriser tous précisément. Retourné à son point de départ, il effectua un premier bilan : une vingtaine en tête, un bon début en soi face au nombre et à la diversité, mais l’impatience le gagna. Même si, de façon probable, le temps ne s’écoulait plus réellement, il s’agaçait de gâcher plus celui qu’il ressentait. En l’occurrence, il devait améliorer sa performance. L’un après l’autre, son esprit reforma les symboles enregistrés et, suivant une insolite intuition, les habilla d’une lumière bleue. Pardon cilla. Par les fées, il les connaissait ! De plus, étonnamment, ils évoquaient à la fois deux souvenirs, un lointain et un proche, à propos de quelque chose qu’il aurait dû voir. Son attention retourna au tunnel, celui dans lequel ses enfants et lui s’étaient engagés à la suite d’Aila. Sa femme lui avait lancé qu’il aurait dû comprendre ses choix de direction. Sur le moment, il avait reçu sa réflexion comme un reproche envers sa réticence à renouer avec ses pouvoirs, mais, à présent, il pressentait cette raison erronée. Pourquoi semblait-elle tellement en colère contre lui ? Il avait manifesté tant de lâcheté depuis son entrée dans le labyrinthe, alors pourquoi attendre ce moment précis pour exprimer son ressentiment ? Obligatoirement, il avait manqué un point essentiel, des subtilités que, comme elle, il aurait dû percevoir. Cependant, si elle avait tout oublié, comment pouvait-elle le savoir ? Ce lieu particulier l’aurait-il amené à se remémorer un souvenir spécifique, un de ceux, bouleversants, dans lequel ils seraient apparus tous les deux, un instant qu’ils avaient vécu dans une place similaire ? Voilà qui expliquerait sa subite hostilité… Pardon énuméra les rares endroits qu’ils avaient fréquentés ensemble avant la disparition de la magie. Ils avaient emprunté le tunnel de contrebandier pour se rendre au Faraday, puis il était allé la rechercher dans les galeries souterraines de Paqui. Mais aucun de ces souvenirs ne convenait. Qu’aurait-il pu oublier ? Quelles autres missions avaient-ils effectuées ? Récupérer des kendas… Oui, mais où ? Dans un lieu étrange, assurément… À la limite de sa conscience, des impressions encore floues refaisaient surface. Après cette escapade, ils s’étaient retrouvés, mais, avant, il se rappelait sa colère envers elle en découvrant qu’elle lui avait caché la naissance de Naaly. Il tressaillit. La réponse l’effleurait, tout en demeurant insaisissable. Jamais Aila ne lui aurait confié cette naissance d’elle-même, alors qu’elle cherchait à préserver Naaly autant que lui. Comment avait-il obtenu cette nouvelle ? De nouveau, il cilla jamais il n’avait réalisé avec une telle acuité les contradictions de sa mémoire. Ses souvenirs semblaient s’adapter à la nécessité du moment, lui offrant un aperçu fragmentaire de cet événement, mais jamais tout à fait le même. Comment avait-il accédé à cette information cachée ? En la puisant directement à la source, comme Aila ? Impossible… Là encore, les pouvoirs de sa femme supérieurs aux siens, elle n’aurait jamais accepté l’intrusion d’un esprit dans le sien. Et, pourtant, il l’avait appris. À l’époque, elle contrôlait de son mieux la magie ancienne qui dépassait sans conteste celle des fées. Mais, alors ? Leurs pensées auraient-elles pu fusionner ? Pourquoi pas ? Ainsi, il aurait pu s’imprégner de celles d’Aila sous l’effet d’une entité différente, ancestrale, si vénérable qu’elle dominait toutes les autres… De nouvelles images surgirent, associées au bruit d’un cours d’eau. Un arbre ! Un arbre ? Et des kendas… Il secoua la tête. De nouveau, tout se mélangeait dans son cerveau les scènes se superposaient au point de devenir incompréhensibles. Puis, soudain, un lieu apparut dans ses souvenirs, une grotte extraordinaire… Et les propos d’Aila lui revinrent : « Je réalise de plus en plus que certaines connaissances me restent inaccessibles… Ce lieu-là se situe en dehors du temps et, probablement, hors de notre aptitude à concevoir sa nature. » Avec tout ce qu’elle avait traversé, même elle n’était pas parvenue à percer tous les mystères de cet endroit et, lui, Pardon se retrouvait dans l’obligation d’atteindre un savoir supérieur au sien sans disposer de capacités similaires. Enfin, le croyait-il… Mais il possédait le plus précieux, une force intérieure qui ne faiblirait plus jamais et l’incontournable désir de redonner leur vie à ses enfants. Pour eux, aucune limite n’existerait plus jamais. Recommencer et n’arrêter qu’une fois tous les symboles mémorisés.
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