Chapitre 3-2

2053 Words
Puis était arrivé ce soir où, à peine dissimulée par sa légère chemise de soie noire, elle avait débarqué dans sa chambre des nuances contradictoires flottaient dans ses prunelles vibrantes. Exactement comme lui, elle doutait de pouvoir être aimée… Pourquoi certains parents s’acharnaient-ils ainsi à détruire leurs enfants ? D’un geste ou plutôt d’un regard, si intense, presque suppliant, elle avait balayé toutes ses réticences et il l’avait aimée de tout son être, comme un homme désespéré parce qu’il s’autorisait cette nuit-là tout ce qu’il s’était interdit depuis toujours, céder à une passion dévorante. Puis, de nouveau, insaisissable, elle avait quitté sa vie et, cette fois, définitivement, lui abandonnant comme un souvenir douloureux la petite fée en bois qu’elle portait autour de son cou et qu’il avait conservée cachée sous ses vêtements, longtemps. Pourtant, un jour, certain de devoir tourner la page, il avait fini par ôter le pendentif. Puis, lors d’une échauffourée, songeant à une fin tragique pour lui, une voix, celle d’Aila peut-être, lui avait donné le courage de survivre. Dorénavant, il ne disposerait plus de l’occasion de lui demander si, à ce moment-là, elle l’avait vraiment sauvé ou s’il l’avait simplement imaginé. Leur rencontre suivante avait eu lieu bien des mois plus tard, dans une crypte perdue. Là, sa main avait découvert son ventre arrondi par l’enfant qu’elle attendait, le leur, une fille… Si la peur l’avait un moment tétanisé, elle s’était dissipée rapidement et jamais il ne s’était senti plus heureux, malheureusement brièvement, car, l’instant d’après, Aila effaçait de sa mémoire tous les souvenirs de leur relation. Néanmoins, peut-être parce que, terrassée par les regrets, elle avait agi dans l’urgence et que, parallèlement, ses propres pouvoirs progressaient grâce à l’enseignement des fées, certains d’entre eux avaient peu à peu resurgi, lui donnant l’impression plus que désagréable de devenir fou. Puis leur histoire avait repris sa place dans sa vie. Ainsi, il avait découvert la naissance de leur enfant, puis appréhendé la lourdeur de la responsabilité qu’Aila portait chaque jour, les décisions qu’elle annonçait, sans recul sur leur validité, les recherches qu’elle menait pour les guider vers une victoire toujours incertaine. Devant son impitoyable quotidien, elle résistait de son mieux, présente sur tous les fronts, prête à la plus grande des abnégations et, pourtant, dans son cœur, transparaissaient tant de détresse et encore plus de fragilité. Malheureusement, après sa mort, elle s’était engagée dans un voyage sans retour… Pardon resta un instant à revivre le moment où, incrédule parce qu’il avait cessé d’espérer, il avait refermé ses bras autour d’elle, celui où ils s’étaient enfin retrouvés. Dans la première partie de leur relation, rien ne leur avait été épargné. Comme une pause dans leurs aventures s’était écoulée une quinzaine d’années presque tranquilles avant ce dernier dérapage incontrôlé de leur destinée. Le nœud du problème se situait-il là ? En permanence, devaient-ils se confronter à un test grandeur nature pour évaluer la force de leur amour face au temps ou aux épreuves ? Ou une expérience qui avait mal tourné ? Quelle injustice ! Cependant, leur existence commune s’était achevée uniquement par sa faute, parce qu’il n’avait pas suffisamment cru en elle et en leur histoire. Pourrait-il se le pardonner ? De nouveau, sa responsabilité dans ce virage imprévu alourdit ses épaules, tandis que son regard se perdait devant lui. Et le timbre agressif de Marsal retentit encore une fois à ses oreilles. Anéanti, Pardon secoua la tête jamais il ne réussirait ! Puis, de nouvelles voix aux accents connus s’élevèrent. L’une après l’autre, elles lui murmurèrent : « Vas-y, papa, tu y arriveras ! », « J’ai confiance en toi. » Ses enfants ! Qu’importaient les accusations de cet homme qui n’avait jamais appartenu à son existence ! Marsal n’avait jamais été que son géniteur, jamais un père ! Alors qu’il pourrît, étouffé par sa haine ! Contrairement à ses affirmations, Ellaine l’avait chéri plus que sa propre vie et le plus bel hommage à lui rendre consistait à se montrer à la hauteur de son sacrifice. Sa mère… De nouveau, une scène floue surgit dans son esprit, la tendresse d’un regard vert posé sur lui et son inébranlable foi en lui, parce qu’elle en était persuadée il romprait la malédiction. Et il avait exaucé son vœu. Enfin, pas tout à fait lui, mais une femme idéale, celle qu’il avait choisie, était parvenue à la lever par amour pour lui. Alors, pour ces femmes qui lui avaient accordé amour et confiance, pour ses enfants qui croyaient en lui, il allait se redresser et repartir. Joignant le geste à la pensée, il se releva et tituba encore sur ses jambes toujours incertaines. Mais pour aller où et pourquoi ? Comme pour chasser définitivement ses doutes, ses mains frottèrent son visage et, à cet instant, un scintillement imprévu le força à reculer ses paumes pour les observer. Sous la peau de celle de droite était apparue une clarté qui, sur le moment, l’abandonna dans une grande perplexité. Puis il se souvint de la lumière qui tournait autour de lui juste avant le franchissement de la première porte. Il l’avait saisie par réflexe avant de complètement l’oublier… Pourquoi se manifestait-elle maintenant ? Sûrement pour une bonne raison, mais laquelle ? Il chercha à raviver sa mémoire sur l’enseignement des fées pour lui attribuer une éventuelle signification rétif, son cerveau s’y refusa. Curieux de la nature exacte de son hôte rayonnant, il caressa doucement le cercle de sa peau sous lequel brillait la lueur, puis appuya dessus avec délicatesse. Comme si elle n’attendait que ce geste pour se réveiller, elle se déplaça sous son derme, remontant sous sa manche. Soucieux de ne pas la perdre de vue, Pardon ôta gilet et chemise à toute vitesse. Malheureusement, une fois torse nu, en dépit de son inspection, il ne la localisa plus. Tentant de raviver certains réflexes anciens, il s’efforça d’examiner son organisme et son esprit, sans plus de succès. Que lui voulait-elle exactement ? Et, surtout, quelle part de lui-même ciblait-elle ? Légèrement inquiet, il patienta, à l’écoute de son corps. Puis la clarté remplit son rôle, délivrant peu à peu les informations qu’elle recelait. Dès la première d’entre elles, Pardon se raidit, stupéfait. Ainsi, Martin se révélait un prénom utilisé parmi d’autres par leur hôte dans le labyrinthe… Détenteur d’une magie particulièrement développée, l’homme possédait la faculté de modifier son aspect physique comme celle d’entrer ou sortir du monde tranquille dans lequel sa famille avait atterri juste avant l’effondrement de l’univers précédent. Cependant, ses pouvoirs demeuraient toujours insuffisants pour accéder à l’endroit qu’il convoitait, là où existait une salle de contrôle du temps, exactement là où Pardon se trouvait actuellement… En dépit des réactions que suscitaient ces nouvelles, Pardon ne s’y attarda pas, car une autre, encore plus troublante, jaillit dans sa tête : leur véritable ennemi poursuivait un objectif si effroyable qu’il mettrait en péril une nouvelle fois la vie de tous. Quand surgit un dernier nom, Pardon blêmit. Atterré par l’ensemble de ces découvertes, il demeura immobile, tandis qu’un ultime écho résonnait dans son esprit : elle aussi croyait en lui… Étrangement touché par ce message presque inattendu de la part de son épouse qui, d’une certaine façon, n’était plus la sienne, il affermit sa confiance en lui il deviendrait capable de résoudre tous leurs problèmes. Une fois récapitulées les indications transmises par Aila, Pardon en analysa les conséquences. Contrairement à la conviction première de Tristan, la femme grimée ne constituait pas leur principale ennemie. Pourtant, il se fiait à son fils quand celui-ci lui affirmait qu’elle était à l’origine de toute cette histoire. Peut-être finalement possédaient-ils deux adversaires au lieu d’un, œuvrant de concert, sans pour autant suivre les mêmes objectifs, hypothèse d’autant plus crédible que Martin affichait une détestable duplicité tant sur sa personne que sur son nom… Comment cet homme pouvait-il entrer et sortir de la première partie du labyrinthe à sa guise, alors qu’eux avaient franchi les étapes les unes après les autres ? Des passerelles relieraient-elles chacun de ces mondes et celui des vivants que leur magie déficiente n’avait pu découvrir ou lui-même devait-il atteindre un degré de connaissance supérieur pour les percevoir ou les emprunter ? Jusqu’où le pouvoir de ce lieu pouvait-il bien entraîner ses visiteurs ? Comme, pour l’instant, Pardon ne disposait de réponses à aucune de ses questions, il revint sur sa préoccupation devenue primordiale : localiser cette salle de contrôle ! Comme Martin n’arrivait pas à y accéder et que lui si, peut-être ce détestable labyrinthe, en lui ouvrant des portes qu’il avait refusées à l’autre, envisageait-il des projets pour lui, principalement s’il se révélait contrarié par la modification de leur destinée… Et si une de ses fonctions secrètes consistait à sélectionner une personne capable de tout remettre en ordre ? Et si lui pouvait retrouver sa vie d’avant avec sa famille ? Maintenant, comment repérer cet endroit particulier ? Comme d’habitude, en se laissant guider par la magie locale qui le mènerait là où il le voulait si, contre toute attente, ce lieu avait décidé de l’accompagner… Comme toujours dans ce labyrinthe sans fin, il perdit la notion du temps jusqu’au moment où une étrange silhouette lointaine attira son attention, à peine perceptible tant elle se confondait avec le paysage poussiéreux à l’infini. Mais, à présent, fait acquis, Pardon voyait au-delà des apparences, et son regard se posa sur cette étroite colonne qui montait si haut que son extrémité se fondait dans le ciel. Voilà où il devait se rendre… Longuement, il fixa son objectif, puis, assuré que chaque pas supplémentaire l’en rapprocherait, il reprit sa route, tandis qu’un regret étonnant effleurait son esprit : quelques brins d’herbe auraient joliment agrémenté ce sol caillouteux, même disséminés çà et là. Le temps avait perdu son importance… Dorénavant, Pardon en possédait la conscience profonde, tandis que celui-ci se distordait en permanence, lui offrant l’impression d’avancer sans jamais progresser ou, d’un seul coup, de bondir dans le bon sens, ou quelquefois, malheureusement, dans le mauvais. Ainsi, fort de son observation, il avait fini par comprendre qu’il devait abandonner tout désir de le maîtriser, ne cherchant plus à l’appréhender comme une donnée incontournable ou un simple délai qui séparerait son départ de son arrivée. Il avait établi ce constat quand la tour, après des heures et des heures de marche, sembla toujours à la même distance. Puis, avec une légèreté presque surprenante de sa part, il était parvenu à se détacher de cette impression déroutante. En conclusion, moins il s’en préoccuperait, moins le labyrinthe étirerait le temps à l’infini dans le but de tester encore plus loin sa capacité de résistance. À présent, appliquant sa théorie avec rigueur, il avançait, lui prêtant une attention relative, mais suffisante pour ne pas trop s’écarter de sa direction. Si, au début, son parcours avait ressemblé à une promenade dans une perspective dénuée de charme, un champ de cailloux aussi triste que poussiéreux, celui-ci avait peu à peu pris l’allure d’une large plaine herbeuse. Alors que Pardon déplorait l’absence de quelques touches de couleur pour égayer cette verdure, quelques pas de plus, et il regarda éclore des ombellifères blanches sur son passage. Après un froncement de sourcil marquant son étonnement, il s’en amusa, songeant qu’à présent il aimerait bien quelques couronnes jaunes ou des corolles rouges, puis patienta jusqu’au moment où, enfin, elles s’épanouirent devant ses yeux. Voici une bienveillance du labyrinthe à laquelle il n’était pas habitué… Ainsi, oubliant totalement la tour, il rivalisa d’imagination pour réinventer un chemin bordé par des arbustes reliés par des guirlandes de fleurs, puis des paysages familiers, comme ceux d’Avotour en particulier. Ses souvenirs se révélèrent si précis que, presque heureux, il ressentit l’impression d’être rentré chez lui. Un instant, il envisagea même de recréer les espèces animales, mais renonça. Inutile de perturber le bon vouloir du labyrinthe qui ne connaissait de l’humanité que celle des rares visiteurs qui franchissaient la porte. Alors, porté par une insolite sérénité, Pardon poursuivit sa reconquête du lieu, l’embellissant à son goût au fur et à mesure de son avancée. Là, ses variétés d’arbres préférés, des chênes, des ormes et des saules lui offraient la protection diffuse de leur feuillage, là, quelques buissons, églantiers et aubépines. Ravi, il se réjouissait de ces illusions qui, après leur naissance dans son esprit, devenaient une réalité virtuelle. Se déplacer au cœur de ces ambiances agréables amena l’ébauche d’un sourire sur ses lèvres il se sentait tellement serein que, dorénavant, tout lui paraissait possible. Bientôt, il se le promit, il retrouverait sa femme, ses enfants, son existence et son histoire que le destin lui avait injustement enlevés. Quand une ombre cernée de végétation apparut au détour d’une courbe, il hocha la tête, appréciant l’atmosphère de la scène à laquelle il n’avait pas songé, puis poursuivit son chemin. Complètement occupé par son envie de création, il en avait presque oublié l’objectif de sa quête. Soudain, il se figea de stupéfaction. L’entrée tant espérée ? Il s’en rapprocha, puis écarta les branches sur son passage avec délicatesse, percevant la fraîcheur de l’ouverture avant de la découvrir. Le cœur contracté par l’émotion, il pensa à Aila et à chacun de ses enfants, à la confiance qu’ils lui avaient accordée sans retenue et dont il s’était révélé à la hauteur, puisque le labyrinthe l’avait emmené là où il le désirait. Sa première réussite… À présent, il lui restait à s’élever jusqu’au ciel et, lorsqu’il l’aurait atteint, il tomberait sur la salle de contrôle et changerait ce qui pouvait l’être. Sans la moindre hésitation, plongeant dans ces mystérieuses ténèbres, il s’engagea dans un escalier qui s’enroulait sur lui-même.
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