Chapitre 3-1

2127 Words
Chapitre 3 Pourquoi ? La question fusa dans son esprit comme un cri de détresse. Pourquoi avait-il survécu ? Le cœur dévasté et la tête baissée, Pardon demeura prostré sur le sol, totalement incapable du moindre mouvement. Il était seul à présent, indubitablement seul… Il aurait aimé pouvoir se rebeller, hurler, pleurer ou frapper, mais ses forces l’avaient abandonné il les avait toutes investies dans sa volonté de sauver sa fille de la mort atroce qui fondait sur eux. Pour échouer encore… Une nouvelle fois, le labyrinthe avait contré ses désirs et ses illusions, imposant sa loi parce que lui n’était pas parvenu à infléchir la décision de ce lieu. Pourquoi ? Il étouffa un sanglot, tandis que son corps se crispait sous la douleur. « Parce que tu es maudit ! » La voix résonna dans ses oreilles, si réelle qu’il releva les yeux de surprise, comme si, devant son regard, ne pouvait que se dresser la silhouette malveillante de son enfance, celle de Marsal, son père… Bien sûr, autour de lui, personne. Néanmoins, ce timbre lui avait semblé si vrai, presque trop. Ses sens se seraient-ils laissé abuser ? À force de souffrir, peut-être devenait-il fou… Pourtant, ce ton cassant, empli de haine et de mépris, détenait une consonance tellement familière, bien que lointaine. Obligatoirement, il se l’imaginait, il ne pouvait en être autrement. « Ta présence n’apporte que le malheur aux tiens ! La preuve, sans toi, elle serait encore parmi nous ! Quelle injustice ! Tu aurais dû périr à sa place ! » Cette voix ne pouvait évidemment pas parler de Naaly. Son propriétaire ignorait sûrement l’existence de ses deux petits-enfants puisqu’il avait rayé son fils de sa vie trente-cinq ans plus tôt. Non, ses paroles concernaient son épouse, cette femme qui, en dépit des menaces qui pesaient sur elle, avait désiré si fort un bébé qu’elle en avait accepté le prix à payer : sa mort… « Jamais tu n’aurais dû naître ! Ellaine le savait ! Par les fées, comme elle a regretté de t’avoir donné le jour ! Et moi aussi ! Tu n’as jamais été mon fils ni le sien, mais une tragique erreur de la nature ! » Glacé jusqu’à la moelle des os, Pardon restait figé dans ce chagrin qu’il avait pensé dominer pendant des années et qui, pourtant, resurgissait avec une incroyable violence. Tout ce temps écoulé et, néanmoins, ce sentiment terrifiant de redevenir cet enfant privé d’amour. Sa mère… Quels souvenirs conservait-il d’elle ? Si peu, il était si petit à sa disparition, deux ans et demi. Peut-être s’en était-il forgé à partir des anecdotes entendues. Cependant, comment aurait-il pu oublier cette journée où sa vie avait définitivement basculé ? En remontant sur deux générations, les racines d’Ellaine la rattachaient au Faraday. Ainsi, en compagnie de son oncle, Timain, la famille s’était rendue à Paqui pour présenter le bébé à quelques cousins. Et puis, un matin, le pire était advenu la main de Pardon échappant à celle de sa mère, le garçon s’était avancé sur la route, alors qu’une charrette s’approchait à vive allure. Pour le protéger, Ellaine s’était jetée afin de le repousser à l’abri, heurtée un instant plus tard par le véhicule. Projeté à terre et inconscient de la gravité de la situation, le gamin de l’époque avait juste pleuré de ses genoux égratignés. Mais la cruauté du drame avait fini par le rattraper quand une passante l’avait empêché de rejoindre le corps inerte sur la chaussée, cette femme morte pour lui. À l’annonce du décès de son épouse, Marsal était devenu complètement hystérique. Son chagrin se muant rapidement en fureur, il s’était précipité vers son fils en hurlant, prêt à le malmener si Timain ne s’était pas interposé. Sans comprendre le sens des paroles prononcées, la noirceur de ce regard paternel tout autant que la hargne de son ton avaient suffi à pétrifier Pardon, engloutissant presque instantanément son âme d’enfant. Heureusement présent, son oncle l’avait protégé des excès de son père, le soustrayant à ses colères aveugles comme au harcèlement savamment orchestré destiné à le punir de la mort de sa femme. Néanmoins, encore bien des années après ce jour, le garçon s’était régulièrement réveillé terrifié par la violence des actes comme des mots qui le désignaient comme le plus monstrueux des assassins. Aujourd’hui, toutes les images qu’il conservait de cet accident dramatique apparaissaient floues pourtant, cette scène terrible, bien qu’ancienne et nébuleuse, persistait dans son cerveau comme un éternel cauchemar. Pardon doutait du caractère personnel de ce souvenir parallèlement, dans sa tête, défilaient des instants d’une incontestable réalité, comme si son esprit avait gardé des informations à son insu. Cependant, quelle pouvait bien être la justesse de ses insolites réminiscences ? À croire que sa mémoire s’était inventé une histoire pour pallier son impossibilité à se rappeler ce jour-là. Étonnamment, s’il exceptait les certitudes accusatrices de Marsal, personne n’avait offert une version similaire des circonstances de l’accident. « Tu l’as tuée ! Et tu ne mérites pas de vivre ! Depuis des années, je n’espère que le jour où tu disparaîtras, misérable enfant ! Là, enfin, ta mère sera vengée de l’offense de ta naissance ! Qu’attends-tu ? Je veux que tu souffres plus qu’elle et que tu crèves ! » Noyés de larmes, les yeux de Pardon se levèrent vers le ciel, un halo de lumière brouillé dans un firmament azuré. Pour définitivement le préserver de son beau-frère, Timain, lui, le célibataire endurci, l’avait installé dans son domaine, puis emmené hors des frontières d’Avotour pour l’occuper. Curieusement, ils avaient même séjourné quelques années à Paqui pour dissiper la noirceur évocatrice de cette cité. Chaque jour, à sa façon, son oncle avait cherché à remplacer les souvenirs traumatisants de la vie du petit garçon par d’autres, plus sereins et joyeux. Au fur et à mesure que Pardon grandissait, l’homme répondait avec bienveillance à ses interrogations, atténuant avec constance et détermination le sentiment de culpabilité qui aurait pu peser sur son neveu. Bien qu’ayant perdu sa sœur chérie, jamais il ne lui avait reproché, même une seule fois, sa mort. Bien au contraire, à l’inverse de Marsal, il lui avait toujours affirmé le bonheur d’Ellaine de l’attendre, prenant la peine de lui expliquer pourquoi elle avait choisi cet invraisemblable et unique prénom pour lui, certes un peu déconcertant, mais un symbole si fort qu’il ne devait jamais oublier sa signification profonde. De tous ses vœux, elle voulait attirer un peu de miséricorde sur son enfant innocent pour qu’il échappât enfin à cette terrible malédiction. Elle se moquait totalement de son éventuelle fin prématurée, son désir le plus intense consistait à préserver l’avenir de son seul descendant qu’elle chérissait plus que tout. Ses paroles à travers celles de Timain, la certitude que l’homme affichait, son attachement sincère et sans ombre avaient permis à Pardon de se reconstruire affectivement et de tempérer l’impact de la haine de son père, substituant peu à peu à la culpabilité que ce dernier cherchait à lui faire endosser l’amour et l’engagement de sa mère. Contre toute attente, encore une fois, tous ces instants revenaient dans son esprit avec une étrange clarté, les plus récents comme les plus anciens, Timain lui souriant ou l’encourageant de son timbre grave et chaleureux, même si Pardon ne parvenait pas à démêler le vrai de l’illusion. De nouvelles scènes de son existence rejaillirent, dont une en particulier, et, soudain, l’adulte redevint un enfant de neuf ans, à la recherche de son identité. Un matin, Marsal était passé chez son beau-frère. Enfreignant les ordres de son oncle qui lui avait expressément demandé de rester sans sa chambre, Pardon s’en était éclipsé pour apercevoir le visiteur il désirait tant le connaître… Sûrement caressait-il l’espoir que les sentiments de l’homme se seraient apaisés avec les années écoulées, car, Timain le lui avait patiemment expliqué, il ne devait aucunement porter la responsabilité de ce terrible décès. Dans ce cas, pourquoi son père s’acharnerait-il sur lui ? Peut-être avait-il fini par admettre son innocence dans ce drame. Malheureusement, parfois, désobéir occasionnait plus de bouleversement que de réjouissance. Ainsi, par maladresse, mais rien ne disait qu’elle ne se révéla pas un brin volontaire, il s’était laissé entrevoir. La réaction de Marsal n’avait pas tardé, disproportionnée, empreinte d’une rage que six années n’avaient pas éteinte. — Quoi ? Tu n’es pas encore mort ! Quel dommage ! Hors de ma vie ! Assassin ! Puis il s’était adressé à son hôte : — Comment pouvez-vous abriter un meurtrier sous votre toit ? Il avait continué de plus belle, tandis que, visiblement ennuyé par la tournure des événements, son oncle avait entraîné son beau-frère dans le jardin. De retour dans sa chambre, pétrifié par la hargne toujours intacte de son père, Pardon avait longtemps entendu l’écho de ses paroles qu’il devinait venimeuses, même s’il n’en saisissait plus la substance. Cependant, les mots avaient perdu leur importance définitivement, il demeurerait un enfant sans parents. Et, à cet instant-là, en dépit de son âge, il avait accepté de grandir sans lui aussi. Une fois le calme revenu dans la maison, Timain avait fini par dénicher son neveu complètement prostré au pied d’un arbre de la propriété. Ce jour-là, après un interminable monologue que Pardon avait écouté sans réagir, l’homme avait décidé de l’éloigner de ce comté, de cette malédiction omniprésente ainsi que de l’ombre malfaisante de Marsal. Tant que le garçon vivrait trop près de son père, année après année, il subirait avec toujours plus d’intensité sa haine profonde à son égard. Entre sa dixième et sa douzième année, sous le nom de jeune fille d’Ellaine, Juste, Pardon avait peu à peu intégré l’école de Barou dont la réputation dépassait les frontières d’Avotour, supportant sans sourciller sa stricte discipline. Pourtant, derrière son statut de futur combattant persistait une histoire douloureuse, une enfance ravagée en dépit de la tendresse de Timain, mais également l’espoir de se construire un avenir. Malgré la distance, son oncle n’avait jamais cessé de l’accompagner, lui rendant visite régulièrement, l’accueillant sous son toit à chaque permission, comme avant, l’assurant de sa confiance et de son indéfectible affection. Ainsi, loin de cette hostilité abandonnée en Valmor, Pardon s’était révélé à lui-même, en particulier dans les exigences des apprentissages, son esprit et son corps libérés par les entraînements intensifs. Il avait enfin trouvé sa voie. Devenu adolescent, quand les premières filles avaient commencé à se rapprocher un peu trop près, il avait pris une décision courageuse. Puisque le vœu le plus cher de sa mère consistait à en finir avec cette malédiction, il respecterait son souhait et jamais ne s’éprendrait d’une femme. Ainsi, aucun enfant infortuné ne verrait plus le jour. Il avait beau être persuadé de cette nécessité, il n’avait pas renoncé tout à fait à la découverte de la sexualité, s’accordant quelques plaisirs dans des bras féminins, cependant, sans jamais éprouver plus qu’une tendresse authentique, souvent passagère, sauf pour Amy. Malheureusement, la vie aimait à se comporter de manière facétieuse et, même s’il évitait de s’y attarder, une gamine aux iris noirs et au mutisme évocateur avait croisé sa route dès son arrivée à Antan. S’il avait espéré un moment que les similitudes entre leurs histoires pourraient les rapprocher, l’attitude indifférente de celle-ci l’avait rapidement convaincu du contraire. Pourtant, tout en semblant se désintéresser d’elle, elle ne quittait jamais vraiment ses pensées, parce que la haine de Barou à son égard résonnait dans son cœur d’une façon douloureuse. Il maîtrisait trop bien les conséquences d’un tel sentiment pour ne pas être touché par la carapace dont elle s’entourait pour y échapper. Heureusement, pendant des années, inaccessible, elle l’avait à peine regardé et encore moins remarqué. D’ailleurs, juste avant leur chute dans la forêt à la suite de l’enlèvement d’Avelin, il s’était aperçu qu’elle n’avait jamais établi la relation entre lui et le garçon aux yeux verts, le seul qui, osant contrevenir aux ordres tacites de Barou, avait passé des mois à la saluer en dépit de son absence de réaction. Ainsi, l’attitude glacée d’Aila lui avait permis de s’en tenir éloigné, plus ou moins, mais suffisamment pour minorer son importance, au moins jusqu’à leur recrutement dans la garde rapprochée. Lors des joutes, se confrontant à elle, elle l’avait définitivement envoûté. Cependant, s’il devait rester honnête, sa façon de combattre le sidérait depuis un bon moment déjà, puisqu’il venait l’observer en toute discrétion pendant ses entraînements contre Bonneau. Mais, dans ce premier face à face, le masque était tombé… Ne pas s’avancer trop près du feu pour éviter de se brûler. Et pourtant, que n’aurait-il pas donné pour s’embraser ? S’efforçant de ne pas trop s’attarder sur la silhouette de la jeune fille, il admirait sans retenue son exceptionnelle grâce doublée d’une remarquable efficacité, ses yeux brillant comme ceux d’un animal sauvage, un être indomptable dont il enviait la liberté apparente… Par chance, elle et lui avaient mené des missions différentes, mais, dès son retour du pays Hagan, elle était revenue dans sa vie. Malgré sa lutte permanente contre les sentiments qu’il éprouvait, elle ne cessait d’accaparer ses pensées. Cependant, il ne devait pas s’illusionner, de toute évidence, elle n’avait pas subjugué que lui. Entre la mine défaite d’Adrien et celle calculatrice de Hang, les candidats ne manquaient pas. Et, pourtant, lui seul avait déchiffré la détresse de son regard quand elle s’était enfuie après avoir renoncé aux pouvoirs des Esprits de la Terre, la retrouvant, avec beaucoup de difficulté — ses talents de pisteur avaient toujours laissé à désirer — dans la forêt de Niankor. C’était encore avec lui qu’elle était partie en mission en Faraday. Et, comme un imbécile, il l’avait embrassée. Comment toutes ses barrières avaient-elles pu sauter en une fraction de seconde ? À cet instant précis, il avait renié tous ses engagements envers sa mère, poussant même la bêtise à lui avouer ses sentiments ! Puis cet instant était passé. Après l’avoir sauvée de la mort à proximité de Paqui, fragilisé par son attirance pour elle et trop conscient de la lourde responsabilité de son existence, il avait fui, s’arrangeant pour devenir définitivement hors d’atteinte.
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