Nora
J'essaye de me concentrer sur l'inventaire des machines à laver, mais je n'y arrive pas!
Le déjeuner de dimanche me trotte encore dans la tête et la visite dont Jake ma gratifié lundi n'a rien arrangée à l'affaire. Nous sommes déjà jeudi et plusieurs interrogations sont venu se greffer à celle que j'avais déjà concernant ce nouveau vicaire.
Le carillon de la porte du magasin sonne et je sors à contre coeur de mes pensées afin d'accueillir ce client qui arrive au mauvais moment. Je me ravise aussitôt quand je reconnais l'intrus qui vient suspendre mes pensées: c'est Julie! Ma meilleure amie.
- Julie! Dis-je en lui sautant presque dessus. Mais qu'est-ce-que tu fais là? Tu n'es pas à Londres?
- Déjà, laisse-moi respirer si tu veux que je réponde. Dit-elle essayant de reprendre sa respiration.
- Viens! Dis-je en la menant près du comptoir. Alors? Que fais-tu à Bedford?
- Disons, que j'avais envie de rendre visite à ma mère. Dit-elle d'un ton détachée.
Je la regarde avec un air dubitatif. Julie et sa mère ne se sont jamais vraiment bien entendue.
- Tu plaisantes?
- Oui. En réalité, je penses à revenir vivre ici. Ce que j'étais allé chercher à Londres, je ne l'ai pas trouvé et bien que ma mère me tape sur le système, je me suis toujours plus ici. C'est chez moi.
- Juste quand je suis sur le point de réussir à rassembler assez d'argent pour te rejoindre. Décidément le timing ce n'est pas mon truc. Dis-je découragée.
- Justement, je me disais... comme je vais quitter la collocation que j'avais, je me demandais... si tu serais prête à prendre ma place. En réalité, c'est pour ça que je suis là. Je dois trouver quelqu'un avant de définitivement partir, histoire de ne pas mettre les autres dans une position délicate.
Je réfléchis à toute allure, pesant le pour et le contre à la vitesse de l'éclair, mais je comprends très vite que cette proposition ne se représentera pas deux fois.
- Oui! Dis-je ravie.
- Oui?! Aussi rapidement?
- Il faut que j'en parle à mes parents... mais dès que tu seras prête, je prendrais ta place à la coloc'. En réalité, tu me sors une épine du pied. Je ne savais pas par où commencer pour m'installer à Londres. Avoir un logement, c'est déjà un bon début!
Julie reste un long moment avec moi au magasin faisant passer le temps plus vite que je ne l'aurai imaginé. Nous discutons de tout et de rien, comme nous en avions l'habitude lorsque nous étions au lycée. Lorsqu'elle s'en va, ma journée et presque terminée et je la remercie intérieurement d'avoir fait seule ce qu'une amie aurait pu faire: me distraire de mon impatience!
...
Debout devant la porte du presbytère, j'attends depuis trente secondes, hésitant à frapper. Il est exactement 16h59 à ma montre, et je ne veux pas paraitre trop empressée.
Depuis que Jake m'a donné ce rendez-vous impromptu, j'ai la conviction qu'il n'est définitivement pas celui que j'imaginais, je sens qu'il est bien plus que ce qu'il peut paraitre. Je ne me suis jamais vraiment intéressée à la vie religieuse de la ville mais je me suis toujours définie comme quelqu'un de spirituelle. Je pense véritablement qu'il y a quelque chose de plus grand qui nous dépasse dans notre univers et que l'on peut trouver la paix en soi en ce connectant à cette inspiration. Seulement, je n'ai jamais pu en parler avec qui que ce soit.
Mes parents? Ils me trouvent déjà assez bizarre comme ça pour que je ne leur donnent pas une occasion de m'emmener chez un psy! Quant aux amis que j'ai pu avoir... à part la musique, je n'ai jamais pu aborder ce genre de sujet avec eux. Je me dis que cela peut être enrichissant de confronter nos points de vues, le révérend Wallace et moi. Et puis... il connait Les portes de la perception, c'est déjà un bon point...
Je regarde une dernière fois ma montre. Elle affiche enfin 17h. Je me décide donc à frapper. Après quelques secondes, on m'ouvre. Je fronce légèrement les sourcils en constatant que l'homme qui est devant moi, n'est pas Jake mais le révérend Danton.
- Nora! Dit-il enthousiaste. Que puis-je faire pour vous?
- Bonjour. J'ai rendez-vous avec le révérend Wallace.
- Ah! Oui, il est dans le jardin. Venez je vous accompagne.
J'entre à l'intérieur et traverse avec lui la maison, avant de me retrouver dans le petit jardin de la propriété. C'est l'été et le temps est clément, j'aperçois une silhouette à quelques mètres. Il est assis devant une petite table.
- Je vous laisse le rejoindre. Me dit le révérend Danton avant de rebrousser chemin.
Je marche jusqu'à sa hauteur et peut-être parce-qu'il sent ma présence, il se retourne et se lève, tout en me faisant un grand sourire.
- Nora. Vous êtes ponctuelle. Dit-il en me tendant la main.
Je la serre poliment.
- J'essaye. Répondis-je nonchalamment. Merci révérend pour l'invitation.
- Je vous appelle Nora, alors appellez-moi Jake. Asseyez-vous, je vous prie. Tout est prêt pour le thé. Dit-il fièrement.
En effet, je constate que tout a été fait dans les règles de l'art. Il y a deux tasses, une théière et quelques petits gâteaux. Il me sert de ce breuvage ambré encore brûlant et j'y rajoute deux carrés de sucre et du lait.
- Vous avez fait tout ça vous même? Demandais-je intriguée.
- Will m'a aidé. Madame Griffin ne revenant que dans quelques jours, nous nous débrouillons lui et moi.
Un étrange silence installe entre nous. Je n'ose commencer ma salve de questions, ne voulant pas paraitre trop indiscrète. Il le sent car il prend les devants pour briser cette étrange quiétude.
- Alors? Vous aviez l'air de vouloir connaitre certaines choses à mon sujet, hier après-midi?
- Oui et c'est toujours le cas.
- On va jouer à un jeu. Vous allez me poser une question et j'y répondrais, ensuite ce sera à moi de vous en poser une. Comme ça, ça paraitra moins comme un interrogatoire et plus comme une conversation?
- D'accord. Je commence donc... Comment... enfin, je veux dire, pourquoi avez-vous choisi cette voie? Pasteur. Demandais-je calmement.
Il prend une profonde respiration, lève les yeux en l'air comme-ci il essayait de se remémorer une date précise puis ouvre enfin la bouche.
- J'ai décidé de me mettre au service de Dieu, il y a cinq ans. J'ai attendu d'avoir fini mes études pour pouvoir commencer ma formation.
- Vous êtes allé à la fac?
- Nous nous étions mis d'accord pour une question la fois il me semble? Dit-il avec espièglerie.
Je me tais et boit une gorgé de thé.
- Votre mère m'a dit que vous veniez d'obtenir votre licence en littérature à Cambridge... pourquoi être revenu ici?
- J'avais besoin d'argent. Dis-je sans détour. J'aimerais m'installer à Londres mais la vie étant bien plus cher qu'ici, il faut que j'économise un peu, avant de partir définitivement.
- Londres est une vaste ville, dans laquelle on peut vite se perdre. Mais si vous avez un objectif précis, je doute qu'on puisse vous en détourner.
- Qu'avez-vous étudié à l'université? Lui demandais-je enfin.
- Le journalisme, mais je n'étais pas à Cambridge, j'étais à UCLA.
- UCLA? À Los Angeles? Demandais-je surprise.
- Mon oncle et ma tante vivent là-bas. À cet époque, je n'étais pas encore sûr de moi en ce qui concerne ma vocation, alors j'ai voulu voyager un peu. Que comptez-vous faire une fois que vous vivrez à Londres?
- J'aimerai être publié. J'écris. De la poésie. Dis-je gênée.
- De la poésie? C'est peu commun de nos jours... Comment cela vous est-il venu? Demande-il avec intérêt.
- Et bien, j'ai toujours aimé la lecture, enfant, je lisais tout ce que je trouvais. Un jour, je suis tombé sur un recueil de William Blake et ça a été la claque de ma vie! Il exprimait des choses si vraies avec si peu de mots, c'était une sorte de vérité qui m'a bouleversée. Pour moi, un poème est une chanson sans musique. Alors quand vous m'avez parlé des portes de la perceptions quand nous avons abordés les Doors... j'ai été soufflée, parce-que c'est l'un des plus beau poème de William Blake.
- "Si les portes de la perception étaient nettoyées, chaque chose apparaîtrait à l'homme telle qu'elle est : infinie. Car l'homme s'est refermé sur lui-même jusqu'à considérer toute chose par les brèches étroites de sa caverne." Récite-t-il avec flegme.
Je le regarde avec intensité, émerveillée par l'exactitude de sa citation.
- Je suis d'accord avec vous, certaines chansons, sont une forme de poésie moderne. Voudriez-vous me réciter un de vos poème? Demande-t-il abruptement.
- Mes poèmes? Répétais-je, paniquée. Je... je n'ai jamais fait lire mes poèmes à qui que ce soit, hormis un de mes prof à la fac. C'est très... intime.
- Et bien si vous vous voulez vous faire publier, il va falloir vous habituer à être lu et aussi critiqué sur vos écrits. Quitte à être jugé autant que ce soit pas un fan de William Blake, non? Dit-il avec un sourire amusé.
Je réfléchis un court instant, avant de sortir mon cahier de mon sac. Je l'ouvre au hasard et cherche le poème le plus aboutit que je pourrais lui présenter. Je tombe sur une ébauche que je viens de terminer.
- "Il y a des flammes dans lesquelles je veux me jeter pour me purifier. Il y a des pluies sous lesquelles je veux me baigner pour me nettoyer. Il y a des cendres dans lesquelles je veux être consumer pour m'éparpiller. Mais même-ci j'arrivais à faire tout cela, rien ne saurait me détacher de toi. Car mon âme et la tienne sont fondues l'une à l'autre. Tel deux flammes jumelles se consumant dans le même brasier . "
-"There are flames I want to throw myself into to purify myself. There are rains I want to bathe in to cleanse myself. There are ashes in which I want to be consumed to scatter myself. But even if I could do all this, nothing could detach me from you. For my soul and yours are fused together. Like two twin flames burning in the same fire. "
Je lève la tête de mon cahier et je constate qu'il me regarde avec intensité. Comme ill' avait fait lorsque nous étions à l'église. Sa légèreté à presque disparue et ses deux iris vertes se sont assombrit.
- C'était... magnifique, Nora. Dit-il d'une voix rauque.
- Merci, mais il n'est pas encore fini... je ne suis pas certaine de le garder...
- Non! Dit-il dans un élan. Ce poème et parfait. Vos mots sont bien plus éloquent qu'une quelconque démonstration. Vous avez du talent. Je ne pense pas que vous mettrez longtemps à vous faire publier. Dit-il sûr de lui. En tout cas, j'attends votre recueil avec impatience, car si le reste ressemble à ce que je viens d'entendre... je ne suis pas au bout de mes surprises.
- C'est étrange que vous aimiez ce que je vous ai lu. Certains hommes d'église dirait que cela n'ai pas moral ou pire encore... Dis-je pour le titiller.
- Les gens ont le droit de penser ce qu'ils veulent vous savez. On ne peut jamais faire l'unanimité, mais on ne doit jamais imposer ses convictions aux autres. Je suis conscient que ce que je trouve beau, certains peuvent ne pas le trouver à leur goût et je l'accepte. Si Dieu nous a laisser le choix de croire ou de ne pas croire en lui, qui sommes-nous pour imposer nos croyances à autrui.
- Le libre-arbitre?
- Exactement. Le libre-arbitre. Pensez par soi-même, c'est l'ultime liberté. Vous ne trouvez pas?
- Oui. Répondis-je simplement.
Nous finissons notre thé dans le silence, mais cette fois-ci, il n'y a pas de gêne, au contraire, une sorte de connivence s'est installée. Pour la première fois depuis longtemps, je ressens cette paix qui m'avait tant fait défaut.
...
De retour chez moi, je me précipite dans ma chambre. Cette après-midi à certainement dû débloquer quelque chose en moi, car des mots se bousculent dans ma tête et il faut absolument que je les couchent sur le papier.
Je me mets a écrire, raturer, déchirer... sans jamais pouvoir m'arrêter. Un disque des Doors joue sur ma platine et je souris de temps en temps en imaginant Jake l'écouter. Cette après-midi n'a pas du tout épancher ma soif de connaissance en ce qui concerne cet homme, bien au contraire elle l'a décuplé! Surtout que maintenant, je n'arrive plus à me défaire de son regard vert intense qui je sais, cache une noirceur.
Sous cette apparente sérénité, il est mi-ange, mi-démon.
Jake Wallace. Quel est votre véritable visage?