Retenant un soupir, Rebecca jette un regard sombre sur l'orage qui s'abat sur la ville à l'extérieur de sa fenêtre. Il avait commencé à pleuvoir dans l'après-midi, mais le soir venu, la bruine tranquille s'était transformée en une violente averse.
La ville était prise dans un tourbillon de vent et d'éclairs qui avait forcé la plupart des habitants à se mettre à l'abri en toute hâte. Au fil des heures, la pluie a continué à faire rage, inondant les rues et les piétons, et la température déjà anormalement froide s'est encore aggravée, assombrissant même l'humeur joyeuse des passants à l'approche du week-end.
Les klaxons retentissaient avec irritation vingt étages plus bas, tandis que le bruit des photocopieuses, des portes qui claquent et des ascenseurs s'estompaient progressivement, jusqu'à ce que seul l'écho intense de la tempête de nuages vienne rompre la tranquillité du bureau.
L'horloge avait sonné dix-neuf heures depuis longtemps, mais elle avait une audience au tribunal le lendemain matin et ne pourrait pas partir avant de s'être assurée d'avoir vérifié tous les dossiers en suspens.
Retenant un nouveau soupir, elle ignora le grondement de son estomac et se concentra à nouveau sur son travail avec une vigueur renouvelée. Il sentait ses yeux fatigués et le début d'un mal de tête, mais c'était un dossier important sur lequel il travaillait et Becca aimait intensément son travail.
Malgré le rythme effréné et les sacrifices qu'elle avait faits pour en arriver là, elle pensait avec une pointe d'amertume. Car même si elle était convaincue que cela en valait la peine, ce n'était pas facile. Parfois, elle est tentée de céder à l'épuisement, poussée par l'insistance de sa mère à dire que... peu importe.
La sonnerie insistante du téléphone qui retentit peu après lui arracha un soupir de résignation. Rebecca s'arrêta quelques instants pour vérifier l'affichage et, voyant le numéro, se garda bien de répondre. Elle s'y attendait et il n'y avait qu'une seule raison pour qu'Anne Louise Harris puisse l'appeler à plus de sept heures un mercredi soir.
Il resta à regarder le téléphone comme s'il s'agissait d'une bombe à retardement prête à exploser et compta silencieusement. Au bout de cinq sonneries, le téléphone s'arrêta, Dieu merci, et Rebecca laissa échapper le soupir qu'elle avait retenu dans l'attente. Elle attendit encore quelques instants, au cas où, puis reprit son travail avec une concentration renouvelée.
Lorsqu'elle se leva de son bureau en étirant langoureusement ses muscles endoloris, l'horloge sur le mur indiquait plus de huit heures. Ce n'était pas la première fois qu'elle était en retard et ce ne serait probablement pas la dernière. Mais au moins pour ce soir-là, il avait besoin de se reposer afin de se présenter au mieux à l'audience avec le juge Morrison, qu'il connaissait bien et dont il savait qu'il n'était pas moins pointilleux et scrupuleux que ce que l'on disait de lui.
Et, puis, après deux jours de travail supplémentaires, elle profiterait d'un week-end entier de repos, de vingt-huit longues heures de sommeil ininterrompu, d'un très long bain réparateur et d'un menu chez Carlo, pensa-t-elle en retenant un bâillement. Son estomac gargouilla à nouveau alors qu'elle ramassait son sac et son manteau, mais Rebecca l'ignora à nouveau.
Elle n'avait mangé qu'un sandwich au déjeuner et le réfrigérateur chez elle, à l'exception de quelques carottes et de quelques branches de céleri flétries, était vide. Cependant, il n'avait aucune envie d'aller faire des courses ce soir-là, surtout pas par ce temps, pensa-t-il en jetant un nouveau coup d'œil à la fenêtre.
Un éclair illuminait à cet instant les pointes d'acier de la Tour du Héron tandis que des filets d'eau glacée coulaient sur les fenêtres des autres gratte-ciel poussés par de violentes rafales de vent.
Elle n'avait même pas pris de parapluie, pensa Rebecca en soupirant, car ce n'était pas vraiment la première fois. Elle emporta avec elle quelques dossiers qu'elle souhaitait revoir chez elle et traversa à pas rapides le couloir sombre en écoutant le bruit de ses talons aiguilles sur le sol en marbre.
Elle appela l'ascenseur et, en attendant, s'appuya contre le mur pour se détendre, mais son bonheur fut de courte durée. Ce n'était pas vraiment une de ses meilleures soirées, distraite par le bruit de l'orage et un vague parfum de lavande laissé par le nettoyant du sol, elle soupira d'épuisement lorsque la sonnerie du téléphone la rappela au présent, l'arrachant aux quelques instants de calme qu'elle s'était accordés.
C'était encore sa mère, et cette fois, elle était censée répondre, mais Becca hésitait avant de prendre l'appel. Elle dut réprimer un soupir et inspirer avant de faire semblant d'être calme alors qu'elle acceptait finalement l'appel malgré elle.
"Maman..." commenta-t-elle avec une fausse joie.
"Je t'ai appelé deux fois aujourd'hui." répondit le parent d'un ton qui n'avait rien de cordial.
"Je sais, je suis désolée." s'excuse Rebecca. "J'ai une audience au tribunal demain. " ajouta-t-elle en guise d'explication amusée, elle espérait que cela apaiserait sa mère, mais la connaissant, elle ne se faisait pas trop d'illusions à ce sujet.
"Et tu n'as même pas eu deux minutes pour accepter un coup de fil ?" demande la mère, furieuse. "Mon Dieu, dois-je planifier mon emploi du temps pour parler à ma fille?" demanda-t-elle avec sarcasme.
"Oui, vous avez raison, je suis vraiment désolée" lui a répondu Rebecca, trop fatiguée pour se plaindre.
Elle n'était pas étrangère à ce genre de discussions, sa mère était très fière de sa réussite et n'avait jamais lésiné sur les compliments. Mais d'un autre côté, et surtout depuis quelques années, son emploi du temps était devenu un éternel souci pour sa mère qui s'inquiétait constamment pour elle.
La difficulté d'être fille unique et sa nature introvertie étaient de bonnes raisons pour lesquelles sa mère était devenue surprotectrice depuis qu'elle l'avait informée qu'elle irait vivre à Londres une fois qu'elle aurait terminé l'université.
Cette décision n'avait pas été facile à prendre pour elle non plus, mais Ann avait également eu du mal à l'accepter. Ce n'est qu'avec le temps et une patience infinie qu'elle s'est convaincue qu'un changement lui ferait du bien et que la poursuite de ses rêves et de ses désirs la rendait heureuse.
À cinquante-six ans, il y a un an, elle s'est convaincue qu'elle avait l'âge de voir sa fille s'installer et de s'occuper d'un couple de petits-enfants. Beaucoup de ses amies étaient déjà grand-mères depuis un certain temps et sa mère s'est sentie exclue.
Mais elle n'en avait pas l'intention, notamment parce qu'à près de trente ans, elle était toujours concentrée sur sa carrière et que l'idée d'avoir des enfants ne l'avait jamais attirée. Elle ne croyait pas avoir des instincts maternels, pour l'amour du ciel, elle aimait les enfants, ils étaient mignons et adorables tant qu'ils ne s'approchaient pas d'elle.
Non, elle n'était pas vraiment du genre maternel, elle était plus excitée à l'idée de chanter des berceuses et de changer des couches, elle était plus excitée à l'idée de faire neuf heures au bureau tous les soirs.
Elle espérait que sa mère comprendrait qu'elle avait son propre temps et, surtout, qu'elle ne voulait pas la décevoir. Bien qu'elles se disputent souvent, même pour des raisons insignifiantes, elles sont très proches et Rebecca ne ferait jamais rien intentionnellement pour déplaire à sa mère.
Il avait d'ailleurs pensé, il y a quelques mois, qu'il pourrait peut-être la flatter en lui proposant de se marier, même si elle n'était pas très enthousiaste à ce sujet.
Mais, après cinq ans de fiançailles, elle pensait connaître Harry et était certaine que leur avenir ensemble serait aussi paisible et satisfaisant qu'elle l'avait toujours souhaité. Sa mère n'aurait peut-être pas été très heureuse, et ses proches n'auraient pas non plus approuvé, Harry n'ayant jamais eu beaucoup de succès après tout, mais Rebecca était sûre qu'il était fait pour elle et pour son avenir. Retenant un soupir, elle se couvrit les yeux d'une main reconnaissante que sa mère ne puisse pas la voir en ce moment, malgré tout cela lui faisait mal et elle avait trop longtemps refusé de voir la réalité en face, même à elle-même.
Le ton de sa mère lorsqu'elle demanda des nouvelles de Harry après plusieurs plaisanteries semblait étouffé, presque forcé, et Rebecca retint un soupir. Harry avait aussi été traité de pires choses par ses amies, Rose en particulier l'avait traité directement de pusillanime, elles ne s'étaient plus parlées depuis des mois.
"Il est déjà rentré ? "
"Non. " répondit-elle avec lassitude. "Pas encore." ajouta-t-il, et pour longtemps encore, il n'avait pas le courage de l'admettre à voix haute.
Elle ne voulait pas qu'on lui dise "je te l'avais bien dit", elle ne voulait pas qu'on la regarde avec pitié, elle ne voulait pas de rendez-vous arrangés.
Elle voulait juste prendre un peu de temps pour elle, pour recommencer à zéro et cette fois-ci de la bonne manière. Il lui demanda de secouer la tête pour se débarrasser de ces pensées gênantes.
"Et tout va bien à la maison ? "
"Tout va bien ma chérie. " répondit sa mère qui se lança dans un récit détaillé de ses derniers jours avec Rebecca qu'elle commenta avec des " oh " et des " ah " lorsque c'était nécessaire.
Sa mère lui manquait, sa maison et l'air pur qui y régnait lui manquaient, pensa-t-elle avec morosité. À Londres, le temps s'était nettement dégradé avec l'arrivée de l'hiver et l'air était toujours pollué. Quand elle n'était pas au travail, elle en profitait pour passer de longues soirées à la maison et ne sortait que rarement, sauf quand ses amis la forçaient à aller ici et là en la traînant partout. Heureusement, Charlotte et Rose étaient très occupées au travail et Stéphanie s'était trouvé un nouveau petit ami, si bien qu'elle n'avait pas eu beaucoup de nouvelles d'elles au cours des deux dernières semaines.
"...et une coupe de cheveux plutôt courte. Tu te souviens de Margareth Crogs ? "
"Oui bien sûr, comment va-t-elle ? " demanda-t-elle bien qu'aucun visage ne lui vienne à l'esprit pour l'instant, sa mère avait tellement d'amis que Rebecca s'y perdait souvent.
"Elle est devenue grand-mère pour la troisième fois, sa fille Karen vient d'avoir une petite fille, elle est née la semaine dernière dans le Norfolk. Tu dois te souvenir de Karen, vous étiez à l'école ensemble, elle avait cette masse de cheveux noirs bouclés, elle prenait tout de son père George était pareil, ma parole."
"Mmhh." C'est reparti pour un tour, pensa Rebecca en soupirant mentalement. "Eh bien, je lui souhaite bonne chance de ma part", répondit-elle prudemment.
"Elle sera ravie, Margareth et moi en avons parlé hier."
"De quoi ?" demanda-t-elle, confuse.
"Oh, j'ai failli oublier de te le dire." lui répond le père de famille d'un ton qu'elle n'aime pas du tout. "Karen, ma chérie..." lui dit sa mère d'un ton enjoué. "Elle et Todd se marient dans deux mois ici à Pecoks et bien sûr ils t'ont invitée, Karen va adorer ça, vous ne vous êtes pas vus depuis si longtemps."
D'après ses souvenirs, si la Karen dont parlait sa mère était la même, elle se souvenait qu'elles n'avaient jamais eu grand-chose en commun et qu'elles ne s'étaient même jamais beaucoup parlé.
"Tu penses que Harry sera libre ? lui demanda sa mère sans lui laisser le temps d'ajouter quoi que ce soit.
"La dernière fois que tu es rentrée à la maison, il était occupé." se rappela-t-elle et, étrangement, son ton semblait presque plein d'esploir ?
Rebecca fronça les sourcils, même si sa mère n'avait jamais approuvé son petit ami, sachant qu'elle était heureuse de son choix, elle avait saisi toutes les occasions de le rencontrer et d'insister pour qu'ils s'installent ensemble.
C'était curieux qu'elle ne veuille pas qu'il l'accompagne, ou peut-être qu'elle était fatiguée et que cela lui semblait juste ?
"Je ne pense pas qu'il sera libre" répondit-elle fermement, et au moins c'était vrai.
"Bien", répondit sa mère, et Rebecca eut presque une grimace. " Je veux dire... " corrigea son parent sans lui laisser le temps de s'étonner. "Harry est toujours très occupé, j'imagine."
"Oui." répondit-elle tout en restant méfiante.
"Mais tu n'as pas à t'inquiéter", poursuit sa mère, dont le ton est redevenu dangereusement enjoué, et Becca ne s'attend pas à quelque chose de bon. "Pendant que je parlais à Margareth hier, elle m'a invitée à déjeuner au club." lui dit sa mère, la déconcertant. "Le poisson était délicieux, il faut absolument qu'on y aille quand tu reviendras, jusqu'à cet endroit charmant où nous avons séjourné la dernière fois à Londres. "
Ce petit restaurant était l'un des plus réputés de la ville et Charlotte avait dû réserver pour elle deux semaines à l'avance et n'y était parvenue que parce qu'elle connaissait le chef.
"Et le dessert est vraiment divin, une délicieuse pavlova accompagnée d'un excellent vin mousseux. Il venait de Californie, importé d'une exploitation viticole locale, peut-être vous souvenez-vous des Pears ? Ils vivaient sur Ferrison Road, juste derrière le vieux quai, leur fils aîné a fréquenté le même collège que vous, il est maintenant le directeur marketing de cette société", lui dit-il.
Elle ne comprenait pas où il voulait en venir, mais connaissant sa mère, elle imaginait qu'elle y arriverait bientôt et qu'il s'agirait de s'installer et d'avoir des enfants sans doute.
"Après le déjeuner, Margareth et moi avons décidé de perfectionner mon swing. Tu te souviens que je t'ai dit que je voulais apprendre à jouer ?"
"Oui, tu as pris des leçons." Rebecca acquiesça doucement. "Je croyais que tu n'aimais pas ça", ajouta-t-elle, se rappelant que sa mère avait abandonné presque immédiatement en déclarant que le golf n'était pas pour elle, comme le jardinage, le bricolage et l'équitation auparavant.
Depuis qu'elle avait pris sa retraite et qu'elle disposait de beaucoup de temps libre, sa mère avait essayé de trouver des passe-temps pour occuper son temps. Siéger au conseil municipal de Peacoks en tant que membre honoraire ne semblait pas lui suffire, pas plus que les heures de bénévolat à la bibliothèque et les diverses autres activités auxquelles elle était perpétuellement occupée.
Sa mère ne savait pas rester tranquille, ce n'était pas dans sa nature, elle avait toujours mille choses à faire qui la rendaient heureuse et au moins Rebecca n'avait pas à se soucier qu'elle souffrait de solitude en étant si loin de chez elle.
"Amalia m'a convaincue de réévaluer la situation, ça peut sembler ennuyeux au début, mais ensuite on apprend à l'apprécier", lui confie le parent.
Rebecca commenta en oubliant l'excès de familiarité dont sa mère avait fait preuve en nommant Mme Harrington.
"Amalia est vraiment très douée, elle m'a donné des conseils très utiles et je dois dire que je commence à m'y intéresser. La prochaine fois que tu rentreras à la maison, tu pourras essayer, je suis sûre que ça te plaira".
"Oui, on verra", s'empresse-t-elle de répondre, même si l'idée même du golf la fait frémir, comme tant d'autres sports que sa mère l'a encouragée à pratiquer et qu'elle a ponctuellement abandonnés.
D'ailleurs, ses amies, bien plus sportives qu'elle, avaient elles aussi tenté de la convaincre de s'inscrire à tel ou tel cours, mais après le yoga et la zumba, Rebecca avait jeté l'éponge.
Elle n'était pas très douée pour le fitness, heureusement pour elle, elle était de constitution mince et il lui était assez difficile de prendre du poids, d'ailleurs elle en avait encore perdu récemment, à cause du stress, de la fatigue et de sa taille plutôt grande, ses amies lui tournaient le nez.
Surtout Charlotte qui était médecin et qui aimait lui répéter qu'elle devait prendre du poids, elle faisait de son mieux mais avec son emploi du temps elle oubliait souvent de manger.
"Et il viendra te chercher dans l'après-midi pour que tu arrives à temps pour la cérémonie à l'église. Vous pourrez même marcher de là jusqu'à la villa, c'était vraiment généreux de sa part d'accueillir le mariage dans sa propriété, vous ne trouvez pas ?"