III

1352 Words
III La demie d’une heure sonnait à la grande horloge du couloir quand Hoël sortit du logis avec sa sœur. De ce côté, il y avait aussi une cour, non pavée, dans laquelle se trouvaient, à droite, l’écurie, la remise et les communs. À gauche, dans un mur couvert de camélias, rouges ceux-là, un portail ouvrait sur la cour de la ferme. Face au logis, entre deux tonnelles délabrées, une barrière de bois donnait accès à la route qui menait au bourg de Sarzeau. Peu fréquentée, sinon aux jours de foire, elle était bonne, ombragée de vieux ormes. Elle passait devant la villa des Serpents dont on apercevait, à travers la belle ferronnerie d’une grille, la façade de pierre couleur de miel, un peu foncée par le temps, la colonnade légère, la loggia maintenant garnie de tapis aux chaudes couleurs qui retombaient sur la balustrade, comme on le voit dans les tableaux de la Renaissance. Au-devant s’étendait un parterre à la française, et dans un bassin rectangulaire tombait un jet d’eau irisée. – C’est habité, maintenant, dit Yolande. Elle avait un peu ralenti le pas pour mieux regarder. – ... Ils sont arrivés hier, je crois. Quand je lui ai demandé qui c’était, tante Jeanne m’a répondu : « Ne nous occupons pas de ces gens-là. » Et elle avait un air drôle... Comme Hoël ne répondait rien, Yolande se tut. Elle était habituée à ses silences, à cette taciturnité que favorisait l’atmosphère du manoir. Elle-même y participait, depuis deux ans que, par mesure d’économie, Mme de Penandour l’avait retirée du couvent de Quimper où elle faisait ses études. Jeanne de Penandour, sa tante, lui donnait quelques leçons et lui enseignait la poésie. Cela était la seule distraction de cette grande fillette de seize ans, brune comme Hoël, mais de traits plus marqués, avec des yeux foncés un peu voilés où parfois s’allumaient de singulières lueurs de vivacité. M. Efflam de Gisquel habitait un antique logis situé au centre du bourg, face à l’église. Il était cousin germain de Job de Penandour, le grand-père d’Hoël. Célibataire, doué d’une petite fortune, il s’occupait d’archéologie et de jardinage. Brave homme, serviable, il s’intéressait aux affaires de Mme de Penandour quand celle-ci le lui demandait. Ayant examiné les papiers que lui présentait Hoël, il grommela, pour la forme, selon son habitude : – Ah ! bon, il faut que je me trimbale jusqu’à Quimper ! Une journée de perdue pour voir les yeux de poisson de ce Me Le Brais. Et qu’est-ce qu’elle veut tirer de cette affaire, la pauvre femme ? Je le lui ai dit, mais quand elle a une idée, ta grand-mère, mon petit !... Ils étaient assis dans la salle à manger garnie de massifs meubles d’acajou. Par les fenêtres ouvertes, Hoël voyait la petite place, l’église aux pierres fouillées par un patient artisan de jadis. Le soleil, maintenant voilé, l’enveloppait d’une lumière adoucie... Près du porche, venaient de s’arrêter une amazone et un cavalier. Dans la première, Hoël reconnut aussitôt la jeune femme blonde entrevue le matin. Le cavalier était un très jeune homme, blond lui aussi. Il aida sa compagne à descendre, regarda autour de lui, puis alla dire un mot à un homme debout au seuil d’une porte. Il revint avec lui, mit entre ses mains la bride des chevaux, puis entra avec sa compagne dans l’église. Hoël tourna les yeux vers son oncle qui, lui aussi, considérait les étrangers. – Ils habitent la villa des Serpents. – Oui, dit laconiquement M. Efflam. Il passa la main sur la barbiche d’un blond ardent qui terminait sa ronde face au teint clair. Une ombre semblait passer sur cette physionomie habituellement joviale. – Cette dame, qui est-elle ? – La veuve d’Amaury de Bréhans. M. de Gisquel répondait avec une sorte de répugnance. – La veuve d’Amaury ? Ce n’est pas possible ! Elle est trop jeune ! L’oncle Efflam eut une sorte de rire amer. – Elle doit avoir à peu près le même âge que ta grand-mère. Mais ces créatures-là ont des secrets pour garder une apparence de jeunesse et de beauté. – Quelle créature est-elle donc ? – Une de ces femmes qui sèment la ruine et le malheur autour d’elles. Mais qu’as-tu besoin de savoir cela ? Ne t’occupe pas de ces gens, et surtout pas un mot à ta grand-mère ! L’accent de M. de Gisquel prenait une rudesse inaccoutumée. Hoël se tut, surpris lui-même de cette curiosité peu habituelle chez lui à l’égard d’étrangers. Yolande reparut quelques instants plus tard, portant un panier plein de cerises qu’elle venait de cueillir dans le jardin avec la servante de M. Efflam. Son frère et elles prirent congé de celui-ci et quittèrent la maison. Sur la place, Yolande demanda, avec un coup d’œil vers l’église : – Si nous entrions faire une prière ? – Mais oui, dit Hoël. Ils franchirent le porche où était représenté avec un art naïf un Jugement dernier. Dans la nef, entre les piliers de pierre noircie, s’alignaient les vieux bancs de chêne. Yolande et Hoël gagnèrent celui des Penandour, au premier rang. Les étrangers se trouvaient à quelques pas d’eux. Ils parlèrent presque à haute voix. Hoël entendait leurs réflexions sur l’antique retable de bois travaillé comme une dentelle, sur les étroites verrières de l’abside dont les chaudes teintes de pourpre, d’azur et d’émeraude, resplendissaient à cette heure où les embrasait le soleil. Mme de Bréhans disait : – Vois, Youri, cette charmante figure de sainte... Et cette robe d’un ton violet si riche, si profond... – Oui, il y a des choses intéressantes, dans cette petite église... Tiens, regarde ce chapiteau, grand-mère. Quelle singulière tête cornue ! Décidément, il n’en fallait pas douter ! Cette belle jeune femme blonde était la contemporaine de Mme de Penandour. Hoël la regardait évoluer avec souplesse, sa taille mince serrée dans l’amazone de drap vert foncé. Un petit chapeau orné d’une plume blanche laissait voir les cheveux d’un blond argenté. Des lèvres très roses tranchaient sur la teinte neigeuse du visage. Le jeune homme avait la même nuance de cheveux, une mince figure, très blanche aussi, une grande souplesse dans sa petite taille. Il portait un élégant costume de cheval, des bottes venant visiblement du grand faiseur. Quelque chose en lui déplut aussitôt à Hoël. Mais il n’eut pas le temps d’approfondir son examen. Mme de Bréhans prit le bras de son petit-fils en disant : « Ne nous attardons pas », et tous deux sortirent de l’église. – Viens-tu ? dit Yolande, voyant que son frère ne se levait pas pour partir. Il la suivit machinalement. L’amazone et le cavalier avaient disparu. Yolande demanda : – Qui peuvent être ces personnes ? Des étrangers de passage, sans doute ? – Les propriétaires de la villa des Serpents. – Ah ! Qui te la dit ? – L’oncle Efflam. Cette dame est la veuve du cousin de grand-père, Amaury de Bréhans. – Qu’elle paraît jeune ! J’ai entendu cependant son compagnon qui l’appelait grand-mère... – Oui. L’oncle dit qu’elle a l’âge de notre grand-mère, ou à peu près. – C’est impossible, Hoël ! L’oncle doit se tromper. – Je ne le pense pas, dit brièvement Hoël. Il marchait d’un pas vif sur la route ombragée de ses beaux ormes, derrière lesquels s’élevait une haie de mûriers. Le vent d’ouest amenait la brise marine, car l’Océan était proche, au-delà des champs d’avoine et de blé noir, après les landes couvertes d’ajoncs et de bruyères. Quand la route tourna, ils entrèrent dans la zone des prairies où paissait le bétail des Penandour, à peu près leur seule source de revenus. En passant devant la villa, ils virent dans le jardin les deux fillettes qui jouaient au croquet dans une allée. Le lévrier, près de la grille, regardait Hoël et Yolande. – Quelle belle bête ! dit Yolande. Hoël se détourna pour considérer longuement la façade aux tons de miel, les serpents de pierre dressant leur corps ondulant, les deux fillettes en robes claires, affairées à leur jeu dans l’ombre traversée de lumière du beau jardin.
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