I-1

2107 Words
Elle avance, hagarde, d’un pas hésitant ; ses sandales de feutre lacées à la va-vite lui tiennent mal le pied et se dérobent parfois. Ce chemin qu’elle connaît pourtant si bien lui joue des tours ; elle bute constamment sur des pierres ou des racines qu’elle n’entraperçoit qu’au dernier moment. La lumière du petit matin est encore trop discrète pour l’aider dans sa progression. Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. C’est vers 4 heures, ce matin, qu’elle a pris sa décision. En finir avant que les autres n’apprennent, partir avant que la maisonnée ne s’éveille. Après avoir rangé sa chambre, griffonné quelques mots sur une page de cahier à l’attention de sa mère – papa et maman ? non, maman seulement : lui ne lira pas, son regard absent laissera filtrer de l’incrédulité, et surtout de l’incompréhension, et il filera s’occuper de ses bêtes –, elle s’est habillée sans hâte, s’attachant à ne pas faire le moindre bruit. Dans cette maison où tout le monde se lève tôt, sauf le petit frère bien sûr, il a fallu qu’elle redouble de vigilance pour ne pas se retrouver nez à nez avec quelqu’un. Comble de malheur, on est fin juin, là où les jours sont les plus longs, là où le soleil se lève donc le plus tôt. 5 heures. Elle s’est glissée dans le couloir de l’étage de la vieille maison de métayer, l’escalier en pierre, séculaire, la protégeant de son silence. Toujours entrouverte pour le chien, la porte d’entrée ne risque pas de la trahir en grinçant sur ses gonds. Elle s’est faufilée entre les vantaux, mais elle a dû vite caresser Rex, pour qu’il ne jappe pas de joie en l’entendant venir. Se frottant à elle, il la suivit jusque dans la cour, avant que, d’un geste brusque, elle lui intime l’ordre de revenir dans la maison. La sortie du village s’est faite sans voir âme qui vive. Qui se promène à pareille heure ? Trop tôt pour les chercheurs de champignons ! Mais on ne sait jamais : il aurait suffi d’une embauche matinale pour l’usine de la Monerie, ou d’un malade… Descendre vers la forêt des Bonnes Fontaines sur la route a été simple ; c’est depuis qu’elle s’est enfoncée dans le bois par le chemin de traverse qu’elle éprouve des difficultés. Heureusement, à la croisée d’autres sentes, la trouée dans les arbres la guide et balise son avancée. Après le taillis du père Chapuis, voilà le carré de sapins de Mazeau, tout frais planté ; elle s’enfonce toujours au plus profond des bois. Parfois, elle frémit en entendant un crissement sous les fougères, un bruissement dans les arbres ; en d’autres temps, elle aurait eu peur, mais aujourd’hui, rien, rien ne peut plus la faire reculer ! Bientôt une fraîcheur semble monter des sous-bois, elle la reconnaît : cela signifie la proximité d’une nappe d’eau. Voilà enfin sa destination : la serve de la Genette ! Alicette franchit le mince cordon de barbelés qui marque la lisière du bois. Elle connaît l’endroit. C’est ici même que l’an passé, pour ses dix-sept ans, elle était venue accompagnée de sa copine Marie. Mais que cela lui paraît loin, appartenir à une autre vie… Sans réfléchir, elle emprunte le sentier qui les avait menées vers un endroit suffisamment dégagé pour accéder à l’eau sans pour autant être vues de l’autre bord, celui qui longe la route menant au village. Il lui revient en mémoire les rires ! Éclats de joie qu’elles avaient échangés en imaginant la tête des garçons s’ils avaient su leur présence ici, pratiquement nues. Marie, gracile, Alicette, beaucoup plus élancée. Elles avaient comparé leurs formes qu’elles savaient presque parfaites. On le leur disait si souvent ! Aux bals du pays, sous le regard courroucé de leurs mères et parfois même celui de leurs copines, elles ne faisaient jamais banquette ! Un an déjà, le temps de l’insouciance, une éternité… Aujourd’hui, ce souvenir lui fait plus de mal que de bien. Il s’est passé tant de choses depuis lors. Trop ! Hier soir, tandis qu’une vache malade occupait ses parents à l’étable, Paul, son petit frère, les avait suivis, elle en avait profité pour s’enfermer avec son papé, Gégène. Elle voulait se confier à lui, tout lui raconter, car lui seul pouvait l’aider, la conseiller… lui saurait, certainement ! Toujours maussade envers l’humanité tout entière, Gégène gardait pour sa petite-fille quelques sourires et ses rares paroles. On disait qu’avant, avant la guerre, il était au contraire gaillard, avait le verbe haut et était d’une humeur chantante. Seulement voilà, à la Libération, il était revenu dans un fauteuil roulant ; une balle logée près de la colonne vertébrale, une sale affaire dans le maquis… Hier soir, bien calé dans son fauteuil de handicapé, il avait tout d’abord été flatté de la confiance de sa petite-fille et l’avait encouragée dans son récit. Il se tenait près de la table de nuit, tandis qu’elle s’était assise sur le bord du lit. Les yeux clairs, le rare cheveu blanc, la peau ridée et tannée par le soleil, Papé se tenait toujours très droit dans son chariot de douleur. Cherchait-il à gagner quelques centimètres pour rappeler aux autres qu’il avait jadis été, avec son mètre quatre-vingts, un des plus beaux partis du canton ? Bel homme, ayant du bien, comme on dit de ceux qui possèdent terres et bâtiments, il fut très sollicité, mais il s’éprit d’un petit bout de femme venant du fin fond de la Corrèze. Hélas, un premier malheur le frappa en lui arrachant prématurément sa jeune femme mal remise d’un accouchement délicat, le laissant seul avec un petit gars. En ces temps de manque, aux lendemains de la boucherie sanglante de la Grande Guerre, beaucoup de femmes du canton crurent avoir droit à une deuxième chance : elles en furent pour leurs frais, car se sentant coupable, il s’enferma dans le veuvage. S’autorisant quelques escapades à Limoges, « pour l’hygiène » confiait-il aux voisins, il s’abrutissait le reste du temps de travail, inculquant à son unique fils les vertus de l’effort, mais oubliant de lui procurer de l’affection. N’en ayant pas reçu, ce dernier, une fois devenu père à son tour, sera incapable d’en manifester le moindre brin à ses enfants. Pour Alicette, son père n’était qu’une brute de travail, n’ayant reçu en héritage que la stature de son père et son amour de la ferme ! La jeune fille parlait, parlait, les propos entrecoupés de larmes. Toute à son histoire, elle n’avait pas vu le regard du vieil homme se durcir, ses mâchoires se crisper et son dos s’affaisser. Il ne posait plus de questions depuis longtemps. À la fin, quand elle lui demanda que faire, il se tut, obstinément fermé. « Papé, parle-moi ! Dis-moi ce qu’il faut que je fasse ! Je t’en prie ! » avait-elle imploré pour le sortir de sa torpeur. Mais alors, comme piqué par une guêpe, il s’était violemment ébroué et avait lâché : « Retourne dans ta chambre ! Va-t-en ! » Puis, avec dégoût : « Comme toutes les autres… tu n’es qu’une petite g***e ! » Cruellement mortifiée par cette réaction, elle courut dans sa chambre et s’y enferma. Seule dans l’obscurité, assise sur son lit, le regard hébété, elle mesurait alors l’énormité de sa faute. Si celui à qui elle avait tant de fois confié ses peines et ses douleurs d’enfant, qui l’adorait le plus, réagissait ainsi, quelle serait alors la réaction des autres, de tous les autres ? C’était la veille au soir, dans l’autre monde, celui des vivants, qu’elle s’apprête à quitter… Gardant ses chaussures, elle entre dans l’eau : mon Dieu, qu’elle est froide ! Oh ! qu’elle est glaciale, il faudra bien pourtant… Un bruit dans le fourré tout proche, ce doit être une poule d’eau. Elle continue à avancer, ses pieds s’enfonçant peu à peu dans la vase gluante. Elle tente de faire le vide dans sa tête. Saisie de tremblements, elle ne maîtrise plus son corps ; ses dents claquent. Les deux bras repliés sur la poitrine, elle serre entre ses doigts la médaille de la Vierge, seul bijou qu’elle a emporté. Tétanisée, ses jambes lui paraissent soudain de plomb, elle doit avancer encore plus loin, plus profond ! Il le faut ! « Sainte Marie, mère de Dieu, pardonnez-moi ! » hoquette-t-elle en sanglotant. * * * La cour de l’école de la Mazaurie résonne de toutes les clameurs des élèves libérés pour la récréation. Ce sont les derniers jours avant les grandes vacances et voilà les enfants tout excités ! Avant que l’été ne les sépare pour trois longs mois, ils ont hâte de faire leurs derniers jeux ensemble ! Pour la plupart, ce ne seront pas des vacances passives, encore moins des vacances à la mer, mais plutôt la participation à la vie de la ferme, avec, entre autres, la garde des vaches, le ramassage des foins et la moisson des blés : fagots de paille à traîner, seaux d’eau pour abreuver les bestiaux, pommes de terre à ramasser, ils auront largement leur part d’exercices physiques en plein air. Comme d’habitude, les garçons jouent bruyamment entre eux au milieu de la cour tandis que les filles, par petits groupes, discutent ou jouent à la marelle sous le préau. Les deux institutrices, comme toujours, discutent vivement sur le pas de porte de l’une des deux classes, jetant des regards distraits aux enfants qui s’agitent. Elles ne prêtent guère attention à celui qui est assis à leurs pieds sur la première marche. C’est Pierrot qui, lui aussi, a ses coutumes… Discret, ne bougeant presque pas, il s’assoit toujours au même endroit. De là, il a une vue panoramique sur la cour, mais, surtout, il entend tout de la conversation des deux maîtresses, et ça l’intéresse bien plus que le reste ! Arrivé en cours d’année, pour la Noël, il a très vite adopté cette posture. Au début, les deux institutrices cherchèrent à le chasser : « Va donc avec tes camarades, ne reste pas dans nos jambes… » Alors il se levait et partait nonchalamment, mais alors qu’elles envisageaient de sonner la rentrée, elles découvraient qu’il était revenu à la même place. Elles se lassèrent avant lui et ne firent désormais plus attention à ce petit taciturne, toujours dans la lune, et qui de toute façon ne faisait rien de mal. Au début, Pierrot s’était installé là pour être le plus près possible de celles qui lui rappelaient le plus sa mère. Il ne comprenait toujours pas qu’un jour de décembre il se soit retrouvé dans un train avec sa mère et, qu’arrivé dans le village de sa grand-mère, elle l’ait laissé là en lui disant d’être bien sage avec Mémé, qu’elle reviendrait pour les grandes vacances, mais qu’elle ne pouvait pas rester. « Pourquoi maman ne reste pas ? » avait-il demandé. « Elle doit travailler, elle ne peut pas s’occuper de toi pour l’instant. » avait répondu Marie Lagagne, et elle l’avait pressé très fort sur sa lourde poitrine sans rien ajouter de plus. Sa nouvelle école était à deux pas de chez sa grand-mère. Pour la première fois de sa vie il allait tout seul à l’école sans donner la main à un adulte. Autre privilège : tandis que le midi les autres élèves mangeaient à la cantine, lui rentrait manger à la maison. Oui, il était très bien au pied des deux femmes. Très vite, leurs conversations lui avaient plu. Bien sûr, il y avait des mystères, des mots inconnus, et surtout des préoccupations bien loin de son propre monde ; mais arrivé en juin, il avait considérablement progressé et aurait fait rougir plus d’une fois sa grand-mère s’il s’en était vanté… Il savait par exemple que Madame Réjasse, qui s’occupait des grands du certificat, mariée à un plombier de Châlus, se plaignait d’un mari souvent absent et rentrant si tard qu’il était peu disposé à la bagatelle. Le petit garçon de neuf ans avait regardé dans le dictionnaire le mot bagatelle. « Affaire sans importance… » Ainsi donc, Monsieur Réjasse, qui arborait pourtant une mine rubiconde et joviale, était aussi sérieux et triste que son institutrice de femme… Comme quoi, « on ne peut se fier à la mine des gens », comme le répétait sa grand-mère. Très tôt, il avait appris le mariage d’Hélène Latrille, son institutrice, pendant l’été, et que c’était grand temps… Les rapports passionnés de sa maîtresse et de son amoureux le captivaient tout autant que Madame Réjasse, mais lui se gardait bien d’écarquiller les yeux de gourmandise. Il savait ainsi que son amoureux venant la voir tous les soirs, Mlle Latrille lui demandait parfois de repartir à cause de ses ennuis liés à la Lune. Pierrot avait du mal à imaginer que Mlle Latrille, toujours si gaie, puisse avoir chaque mois autant d’ennuis à cause de la Lune ! Il était aussi devenu expert en recettes de cuisine, savait tout de leurs habitudes culinaires, de leurs loisirs, et là où elles partaient en vacances, « loin de ces bouseux », avait un jour lâché Madame Réjasse, dont le rêve secret était de se faire muter à l’école du bourg de Cussac. N’accueillant que les enfants des heameaux de la commune, l’annexe de la Mazaurie comptait une grosse majorité d’enfants d’agriculteurs. Les deux institutrices avaient soupiré de « consœur » sur les aléas des mutations, Hélène Latrille avait même ajouté : « J’ai bien cru que le petit nouveau, venant de la ville, allait relever le niveau de la classe, mais je crois, ma pauvre, qu’il est pire que les autres ! Toujours dans les nuages, empoté… C’est à se demander s’il comprend quand on lui parle. » Madame Réjasse avait jeté un rapide regard sur Pierrot assis à leurs pieds et qui leur tournait le dos. « Remarque, avec ce qui lui arrive… » Ces remarques, dont il savait bien qu’elles le concernaient, ne le vexaient pas. Habitué à les recevoir de son père, elles glissaient sur lui et ne provoquaient qu’un signe de tête approbateur. Hélas, si faute avouée est à moitié pardonnée, dans ce cas cela décuplait la colère de son géniteur ! Seule la grand-mère avait un jour rouspété :
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