Cinq

1958 Words
CinqBrigade criminelle, lundi, 8h00 L’inspecteur principal Claude Keller sentait son ulcère détruire le peu qui restait de son estomac. Cela faisait déjà trois jours que le meurtre de l’Université avait eu lieu sans que l’on ait pu trouver le moindre début de piste. Il n’aimait pas ce genre d’affaire, car cela exigeait de sa personne un travail méthodique et de la réflexion. Les meurtres passionnels ou les suicides étaient ses domaines de prédilection car ils étaient en général rapidement résolus, avec un effort minimum de sa part. De plus, ce meurtre venait vraiment au mauvais moment. Il était en plein déménagement. Il avait enfin trouvé l’appartement de ses rêves, avec une grande pièce pouvant abriter son impressionnante collection de timbres qu’il avait commencée dès son plus jeune âge, quand la vie paraissait encore dépourvue de contraintes. Il rongea sa grosse moustache cachant une lèvre supérieure inexistante et cria d’une voix grinçante à l’attention de tous ses collaborateurs de bien vouloir se rassembler dans son bureau pour une séance de crise. Chacun vint en prenant son temps. La force de l’habitude les avaient rendus indifférents à l’humeur souvent massacrante de leur patron. Une fois tout le monde arrivé, il ferma d’un coup sec la porte et dirigea son corps trop maigre derrière son bureau, lançant des regards furibonds à toute l’assemblée. – Qui m’a donné des imbéciles pareils ?! Cela fait déjà trois jours que l’on a un macchabée sur les bras et personne n’est foutu de trouver l’ombre d’une piste. Les journaux s’en donnent à cœur joie et nous traînent sans vergogne dans la boue. Nous sommes la risée du monde entier. Je veux que l’on me dise ce que nous avons de concret. Les quatre inspecteurs se regardèrent discrètement mais personne n’osa prendre la parole. L’inspectrice Muller, l’unique femme et la plus jeune de l’équipe, se fit une raison et commença son rapport. – Le meurtre a eu lieu pendant la nuit de jeudi à vendredi. Selon le médecin légiste, l’heure de la mort se situerait entre minuit et demi et une 1h30 du matin. La victime a été tuée sur le coup par un rayonnage coulissant qui lui a infligé de multiples fractures, notamment sur le visage, la nuque, la cage thoracique et les membres. C’est l’enfoncement de l’os du nez dans le crâne qui est la cause directe de la mort. La victime est un homme d’une trentaine d’années, taille moyenne, vivant à Genève et travaillant à l’Université en tant que chargé de cours pour le département d’Égyptologie. D’après ses collègues, c’était une personne discrète et très studieuse. Il ne semblait pas avoir de contentieux avec quiconque. Il était même très apprécié au sein de l’Université. Sur le lieu du crime, nous n’avons trouvé aucune trace de lutte, aucune empreinte à part celles de la victime, ni aucune affaire personnelle lui appartenant. Nous avons également fouillé son bureau mais nous n’avons rien trouvé non plus pouvant nous mettre sur une piste. Son agenda est introuvable, ainsi que son téléphone portable. – Autant dire que vous n’avez rien trouvé. À votre place, je ne serais pas fier ! cracha Keller. Et vous, Veselinovic, avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant sur la victime ? Un petit homme voûté aux cheveux rares portant des lunettes de myope sursauta. C’était le seul à être encore sensible aux décibels émis par son chef. C’était un homme de l’ombre, pas vraiment à l’aise, sinon enfermé dans son cagibi qui lui servait de bureau, baigné dans la lumière blême de son ordinateur allumé. Il était capable d’entrer dans n’importe quel site Internet (quel que soit son degré de protection) et de trouver le moindre coin d’ombre de chaque personne. Il tenta de se redresser légèrement et rassembla frénétiquement ses papiers, ne sachant comment aborder le sujet sans que son patron ne saute au plafond d’exaspération. – Pour l’instant, je n’ai pas trouvé grand-chose. La victime n’a jamais été arrêtée, n’a pas de permis de conduire. Elle a fait ses études en un temps record et a reçu un prix d’excellence pour sa thèse en Égyptologie qui traitait des relations économiques entre l’Égypte et la Syrie au deuxième millénaire avant Jésus-Christ. Elle ne fait partie d’aucune association estudiantine. Le jeune homme a publié déjà une quinzaine d’articles concernant la même période de l’Égypte ancienne. En résumé, un intellectuel passionné d’Antiquité, sans surprise, qui préférait la compagnie des livres à celle des êtres humains. Il vivait en couple avec un homme, la trentaine aussi. Mais celui-ci n’exerce pas le même métier. Il est dans le marketing. Un couple qui, en apparence, n’avait pas grand-chose en commun. J’ai fait également quelques recherches sur son compagnon, mais je n’ai rien trouvé d’intéressant. Il n’a aucun casier judiciaire. Il possède une voiture et a reçu quelques contraventions, essentiellement pour mauvais stationnement. Je n’ai pas d’autres choses à dire pour l’instant. Désolé, chef. – Je n’aime pas ça, je n’aime pas ça, marmonna Keller. Vous êtes des larves, un tas de limaces ! Bougez vos fesses, bordel ! Je veux du concret, un coupable dans les quarante-huit heures. Muller, arrêtez de vous chercher des poux et faites-moi le plaisir de retourner avec Castiglioni à l’Université. Vous allez examiner à nouveau attentivement la scène du crime, récupérer la moindre poussière. Vous irez ensuite interroger tout ce qui avance sur deux jambes : les étudiants, les collègues, les amis potentiels et le personnel des Archives. Veselinovic, retournez sur votre bécane ! Il y a à coup sûr une part d’ombre chez cette victime et je la veux sur mon bureau à la fin de la journée. Quant à vous Curtet, vous restez ici. Vous ne m’avez pas encore rendu votre dernier rapport, espèce d’imbécile ! Allez, au travail ! Je ne veux plus vous voir tant que vous n’avez rien trouvé ! Je sens que cette affaire ne va pas faire du bien à mon ulcère. Curtet ! Allez me chercher mes cachets et prenez-moi un café pendant que vous y êtes ! Enfin lundi ! Michael était impatient de se rendre au dépôt pour contrôler la présence du carton et en même temps mort d’inquiétude à l’idée qu’il ait pu disparaître. Il avait pensé retourner à l’Université la veille pour y jeter un coup d’œil, mais une chose en entraînant une autre, il avait passé sa journée à dormir et à boire en broyant du noir. Comme à son habitude, il débuta sa journée par un croissant qu’il achetait quotidiennement dans une boulangerie à proximité de son immeuble. Il longea ensuite d’un pas soutenu la rue des Eaux-Vives où se mélangeait une population de toutes nationalités. Arrivé au Rond-Point de Rive, il s’arrêta un moment hésitant à prendre un tram. Il regarda d’un air dépité le fourmillement de personnes se dirigeant déjà dans les Rues Basses où s’amoncelaient les grands magasins populaires et les boutiques de luxe. Il n’avait aucune envie de se mêler à ces hommes en costard puant l’aftershave et à ces femmes aux bijoux clinquants. Il monta alors le Boulevard Jacques Dalcroze qui longeait les remparts abritant le parc du Musée d’Art et d’Histoire. Arrivé devant l’imposant bâtiment, il bifurqua pour se diriger sur la Place du Bourg-de-Four où la terrasse du café Le Consulat accueillait à cette heure-ci les avocats buvant leur café et profitant des quelques rayons de soleil avant de s’enfermer pour de longues heures dans le Palais de Justice qui se trouvait à proximité. Michael continua sans ralentir la cadence et descendit la Rue Chausse-Coq en empruntant l’Ancienne Poste de Saint-Léger et entra enfin dans le parc des Bastions encore à moitié désert. Malheureusement sa promenade n’avait pas produit l’effet tant escompté, il se sentait toujours vidé de son énergie. Il avait trop dormi durant la journée de la veille et donc pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Il avait fini par arpenter, pendant une bonne partie de la nuit, les rues de Genève comme il en avait pris trop souvent l’habitude. Il n’avait pu s’empêcher de faire la tournée des bars, sa grande spécialité quand il était seul. Et il était la plupart du temps seul. Il était alors rentré au petit matin, le temps de prendre une douche et de s’assoupir une demi-heure avant que son réveil ne sonne. À peine arrivé à son bureau, il se dirigea d’un pas lourd vers la machine à café et se servit deux tasses bien serrées à la suite, condition sine qua non pour avoir les idées claires. Quand son cerveau se mit enfin en marche, il observa ses collègues et remarqua que l’ambiance n’était pas au beau fixe. Il régnait un silence tel que l’on pouvait entendre les mouches voler. D’habitude, la secrétaire était toujours pendue à son téléphone et parlait suffisamment fort pour que tout l’étage puisse profiter de ses conseils sur les régimes et les différentes techniques d’épilation intégrale. Chacun fixait son écran d’ordinateur mais personne ne semblait vraiment travailler. La mort d’Adrien les avait tous ébranlés. À force de côtoyer les Archives quasi quotidiennement, il était connu de tout le monde. Il n’avait jamais été désagréable avec personne et chacun s’était attaché à ce rat de bibliothèque vénérant tout support écrit. Michael n’avait pas plus le cœur à l’ouvrage que les autres. Le carton d’archives l’obsédait. L’occasion de descendre au dépôt ne se présenta qu’après sa pause de 9 heures. Sa collègue Jasmine Vernez s’était en effet précipitée dans son bureau à la première heure pour lui demander conseil. Elle était nouvelle dans le département et semblait toujours perdue. Son air de chien battu avait le don d’exaspérer le moindre de ses interlocuteurs. Heureusement pour elle, Michael avait l’âme d’un Saint-Bernard. Il était ainsi le seul parmi les archivistes à prendre le temps de répondre à ses demandes incessantes. Ce matin-là, elle était paniquée car elle avait réussi à effacer tout le travail qu’elle avait laborieusement inséré dans la base de données. Michael, ne voulant pas la voir fondre en larmes, l’accompagna auprès de sa machine, réfrénant avec peine son impatience. Deux heures plus tard, il sortait enfin du bureau de la jeune femme, la tête farcie de questions inutiles. De peur de se faire à nouveau solliciter par un autre de ses collègues, il évita de retourner à son bureau et se rendit au sous-sol. À peine arrivé, il tomba, contrarié, sur deux inspecteurs se disputant à voix basse. Le premier, un grand malabar, crâne rasé qui devait passer la plupart de son temps libre dans les salles de fitness, était agenouillé à côté des rails, à la recherche d’un indice qui apparemment ne voulait pas se montrer. Sa collègue, une assez jolie femme de taille moyenne, mince avec de longs cheveux bruns, faisait de grands gestes avec les mains, enguirlandant son collègue qui n’osait pas la regarder dans les yeux. Elle s’arrêta net de parler et de gesticuler quand elle s’aperçut de la présence de Michael. Elle le regarda avancer à travers les rayonnages d’un air suspicieux. Il n’était pas très à l’aise d’autant plus qu’il avait l’impression que l’inspectrice était à deux doigts de lui sauter dessus. Mais il était sur son lieu de travail. Il ne voyait donc aucune raison à ce qu’il ne puisse pas accéder aux documents archivés dans ce dépôt. Il décida de les ignorer quand une voix autoritaire le somma de s’arrêter : – Vous n’avez rien à faire ici ! L’endroit est scellé pour le besoin d’une enquête sur un meurtre, s’emporta l’inspectrice. Mais... je vous connais ! Vous êtes l’ami de la victime que j’ai interrogé le lendemain du meurtre. Qu’est-ce que vous faites là ? – Je suis archiviste et ce dépôt est un de mes lieux de travail. Je viens chercher des documents que je dois enregistrer dans ma base de données. Vous n’allez tout de même pas m’empêcher de faire mon travail ! – Allez chercher ce dont vous avez besoin et disparaissez, mais je veux que vous restiez dans les parages. Dès que nous en aurons fini dans ce sous-sol, nous monterons vous interroger ainsi que vos collègues. – On vous attend avec impatience... ironisa Michael qui supportait avec peine le ton hautain de la jeune femme. Ce n’était tout de même pas de sa faute si elle était de mauvaise humeur. Il se dirigea rapidement à l’endroit où il avait trouvé le fameux carton, ignorant le regard inquisiteur de l’inspectrice. Mais en levant les yeux, sa déconvenue fut totale. Un espace vide avait remplacé l’objet tant désiré. Il resta hébété à regarder le carton invisible comme s’il était persuadé d’avoir le pouvoir de le faire réapparaître en fixant la partie vide de l’étagère. Ses pires craintes s’étaient réalisées. Le seul pseudo indice qu’il avait réussi à trouver pendant son escapade nocturne s’était envolé. Le visage blême, il fit précipitamment demi-tour et sortit les mains vides, sous les yeux sévères de la jeune femme qui n’avait pas manqué un geste de l’étrange comportement de Michael.
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