Chapitre 3-1

2006 Words
Chapitre 3J’ai sept ans environ. Nous formons maintenant une b***e de « petits hommes ». Les filles ne sont plus les bienvenues. On les regarde à distance tout en songeant que plus tard, il faudra peut-être en choisir une. Bah ! Pour l’instant, ce n’est pas notre sujet de prédilection. Du haut de nos un mètre quarante, nous voulons devenir une troupe d’intrépides et vaillants guerriers prêts à en découdre avec n’importe quel ennemi. Il nous faut choisir au plus vite un leader incontesté et incontestable qui sera respecté par tous. Des pourparlers houleux, très difficiles se sont engagés. Les mots fusent et se perdent dans le brouhaha assourdissant des voix en colère. On a évité de peu les bagarres qui n’auraient rien réglé. Nous risquons de peiner énormément avant de trouver un accord. — Qu’est-ce qu’on fait à présent ? — Moi, je peux être votre chef ! — Moi aussi ! — Non, c’est exactement moi qu’il faut ! Ricanements méprisants et moqueurs. — Tu n’es qu’un sale morveux qui ne sait même pas se moucher ! Contente-toi d’écouter ! — Et toi tu n’es qu’un pouilleux qui ne sait pas se gratter ! Va secouer tes puces ailleurs ! — Tais-toi donc ! — Fous le camp ! — Je vous conseille de la fermer ! — Ça, c’est une phrase utile ! — Qu’est-ce que tu proposes ? Monsieur je sais tout ! — Tu m’emmerdes, Monsieur qui pose la question ! Je lance sur un ton grave et solennel. — Qu’est-ce qui vous prend ? Arrêtez ! Ça va encore mal finir cette histoire ! Tout le monde reste un instant interloqué par mon intervention. Je continue sur ma lancée. — On ne sera jamais d’accord. Je propose qu’on mesure notre force non pas à coups de poing, mais sur le terrain en s’affrontant dans une sorte de compétition. — A quoi, tu penses Yonan ? — Tout simplement, on organise une épreuve avec la jument Yana. Le meilleur cavalier (et donc le chef) sera celui qui tient le plus longtemps sur son dos. Ils se mettent tous à rire. — Impossible, on ne peut pas faire ça. — Tu ne sais pas que cette jument est une véritable diablesse. — Alors quoi ? Vous avez peur ? — Pense à autre chose, ton idée est ridicule. — Mais non, pas du tout ! — Combien de temps comptes-tu tenir ? Je ne te donne pas plus de trois secondes et encore si tu arrives à grimper dessus. — Tu es comme les autres, tu essayes de te défiler ? — Tu me cherches. — Non, finalement tu as raison, vous avez raison d’avoir peur ! C’est trop dangereux. Il vaut mieux rester tranquilles ici et attendre le déluge. — Tu es fou ou quoi ? — Peut-être, mais j’y vais de ce pas. Ma réaction déclenche encore une vaste et franche rigolade. — Yonan, laisse tomber ! dit Abel dans un mauvais jeu de mots. — Jamais tu n’y arriveras. — Je n’ai pas besoin de votre avis, ni de votre aide. Fendez-vous la poire tant que vous voudrez, n’empêche je le ferai. Sans attendre de subir d’éventuels quolibets, je décide de partir au plus vite à pied pour l’enclos de Yana. Il se trouve distant de deux à trois kilomètres du village par un sentier qui s’étend jusqu’au pied d’une montagnette. Le chemin de terre caillouteuse serpente entre des murets de pierre et des broussailles maigres et sèches. Je maugrée entre mes dents lorsque je les entends derrière moi. Je ne me retourne pas et prends des airs de fier — à — bras : le visage parfaitement impassible, sévère, impénétrable au regard d’autrui. Je n’ai pas l’intention de passer pour un froussard à leurs yeux. De toutes les façons, je sais que je suis un brave et hardi cavalier même si, à juste titre, je crains cette jument indomptable à demi-sauvage que personne n’est arrivé vraiment à domestiquer. Je marche vite, en silence, la tête haute, mais au fond de moi, je me prépare fébrilement à cette rencontre… Après une bonne demi-heure de marche, nous arrivons enfin au pré bien clôturé de murs élevés. Yana est là. Elle se soulève, très agitée par notre présence soudaine. Ce sont des soubresauts nerveux, convulsifs qui ne laissent présager rien de bon. — Tranquille, reste tranquille ma belle dis-je en parlant avec le plus de douceur possible dans la voix. Nous pénétrons. Les sabots martèlent le sol. Je sens que j’ai choisi la plus méchante, la plus mauvaise de toutes les juments de la création. La troupe bruyante d’enfants se presse rapidement vers elle. Pendant ce temps, je m’efforce de la tenir par l’encolure. Impossible ! Elle bat de la queue, se met à tourner en rond en poussant des hennissements précipités. Soudain, mue par une force terrible, Yana se met à cabrer, folle de peur. Je crie de toutes mes forces : — Attention, reculez-vous ! La jument s’emporte et caracole. Elle saute sur place, nous ne pouvons plus l’approcher. — On va attendre que sa colère retombe. Semblant deviner notre intention, elle se précipite et se rue à l’attaque avec beaucoup de violence. Nous sommes obligés cette fois de sortir de l’enclos. Première manche perdue, on déclare également forfait pour la seconde. Elle a essayé d’attraper des mains, des bras pour les mordre. Changement de tactique. On envoie des pierres pour la faire bondir sur place. Parfois, on entre à nouveau et on ressort aussitôt sous la menace des coups de butoir de la bête enragée. Elle s’impatiente, s’ébroue en passant près de nous, piaffe encore. Peu à peu, elle commence à se fatiguer. Ses cris cessent. — C’est le moment ! Faites gaffe, elle est encore dangereuse. — Tenez-vous loin des sabots ! — Tu es prêt, Yonan ? La jument me regarde. Des filets de bave pendent le long de ses babines. — Oh ! du calme maintenant. Tu n’en peux plus. Tout va bien se passer. Je vais m’approcher et… Elle se met à souffler à grand bruit. Je vais en arrière prudemment, je retiens ma respiration. — Tout doux, tout doux… je vais monter sur toi…. L’animal est toujours fougueux. Avec une main accrochée à la fine crinière, je saute d’un bond sur son dos. Mes futurs petits soldats essayent de maintenir Yana comme ils peuvent. Elle dresse la tête puis hennit de colère. Cramponné à l’encolure, je tâche tant bien que mal de ne pas tomber. Yana est désormais ivre de peur, mes camarades battent en retraite me laissant seul aux prises avec cette diablesse à quatre pattes. Malheureusement pour moi, l’enclos est ouvert. Elle fonce vers la sortie et m’emporte de toutes ses forces en sautant presque comme un cabri. Nous partons droit devant dans un nuage de poussière. Je suis balancé d’avant en arrière dans un rythme fou. Les cahots furieux du « véhicule improvisé » me secouent dans tous les sens. J’ai le cœur qui galope lui aussi dans la poitrine. C’est le truc le plus dingue que je n’ai jamais fait ! Je hurle comme un demeuré : — Au secours, à l’aide ! Mon appel reste sans réponse, personne ne m’entend. Nous avons vite disparu derrière un coteau boisé. Je la serre de plus en plus fort. À tout moment, je crains une mauvaise chute. J’ai emporté avec moi une sorte de trique : un bâton avec des clous. Je la frappe sur le côté, je lui crie des ordres, des injures, des rugissements sauvages. J’essaie même de lui donner des directives avec mes jambes. Rien ne l’ébranle vraiment. L’animal est d’une vigueur et résistance exceptionnelles, il va où il veut sans ralentir son allure. Tout à coup, la jument baisse la tête et fait une terrible embardée sur la gauche pour éviter un gros rocher. Je tente de m’aer. La violence de l’écart me désarçonne et fait plier Yana sur ses jarrets. Elle réussit à me flanquer par terre comme un immonde crapaud dont on veut se débarrasser. Je tombe comme une masse, droit devant moi. Les genoux écorchés, la figure ensanglantée, je m’évanouis de douleur au pied de la maudite bête ! Un long moment après, je reviens de mon étourdissement. Je me retrouve dans la boue. Yana est à mes côtés, en train de brouter tranquillement de l’herbe comme si de rien n’était. L’air dégagé, elle s’approche et me lèche la figure. Nous sommes devenus deux inséparables compagnons ! Je prends le chemin du retour en la chevauchant calmement, mais fermement. Comme par magie, Yana obéit docilement aux impulsions données par mes jambes. J’ai hâte de rentrer. J’arrive devant l’enceinte tel un général victorieux revenant d’une terrible campagne militaire. Mon visage affiche une volonté farouche. Une sorte de rage m’habite qui m’a permis de dominer l’animal. Mes camarades n’en croient pas leurs yeux. Une salve d’applaudissements m’accueille. Ils me proclament à l’unanimité vainqueur de cette folle course. Mon triomphe est complet, absolu, éclatant. Les paupières meurtries par la chute se ferment et se rouvrent par intermittence, je savoure le moment. Un vent de folie et de joyeuse camaraderie traverse l’espace de l’arène ! Nous rions, cette victoire est la mienne, la leur, la nôtre. Face à un environnement hostile, il faut toujours lutter ensemble. Ils sont prêts à couronner leur futur chef, César ou empereur ! Les fleurs des arbres fruitiers se détachent sur le feston blanc des sommets enneigés. Les mots butent toujours sur ces montagnes omniprésentes et sur cette terre des grands espaces. En écrivant, j’essaie de dénouer les fils entremêlés. Les impressions mi-douces, mi-amères de ma jeunesse ressurgissent au hasard des lignes. Des fragments de souvenirs s’intercalent puis se rassemblent dans ma mémoire. Les anecdotes se suivent et apportent leurs cohortes de rires et de mini drames… J’ai huit ans. Je suis toujours le grand chef suprême de cette escouade de petits soldats avec lesquels j’aime flâner au hasard, à la recherche de jeux simples, prenants et si possible qui en valent la chandelle. Nous nous laissons guider par l’inspiration géniale du moment : cette fois-ci, une envie de petites douceurs très sucrées. Nous échangeons des recettes, des conseils, des avis sur nos desserts préférés. Les papilles s’émoustillent. — J’aimerais bien manger des figues confites dans du miel. — Celles du marchand Youssef ? — Oui, celles caramélisées au sucre et aux amandes. — Un pur délice ! — Tais-toi Yonan, je les imagine en train de fondre dans ma bouche. — C’est un c*****e, ces figues. — Ne rêvez pas. Elles sont chères. — On pourra les confire nous-mêmes. — Je sais les cuisiner. J’ai vu Youssef les préparer, ce n’est pas difficile. — Il manque l’essentiel : les figues, les amandes et surtout le miel. — J’ai un reste d’amandes pilées dans un pot à la maison. — Moi je sais où il y a des figues. — Pour le miel, il y a des ruches au vallon des Perdus. Nos rêves gourmands commencent à se transformer en réalité. Je prends la parole. — Vous avez raison, n’attendons pas plus longtemps. J’ordonne aussitôt la répartition des tâches. Un premier groupe ira avec Abel ramasser des figues. Le second me suivra au vallon. Un sentier nous mène vers une sorte de cuvette pas très loin de Malana. C’est un bout de terre suspendu entre les montagnes toutes proches et l’immensité de la haute vallée dominée par le ciel d’un bleu intense. Quelques maisons en ruines s’élèvent, flanquées de murs en pierre sèche. Ils s’écroulent eux aussi lentement au fil des intempéries. Tout autour la végétation est rase, abondante. Quelques buissons d’épineux surgissent parfois avec de rares arbres tordus, tout rabougris. Le vent s’engouffre dans cet entonnoir naturel donnant à ce lieu, s’il en était besoin, une apparence froide et sinistre. La violence de massacres couve, rampe, se cache derrière ces vestiges d’un monde défunt. Dans cet ancien emplacement de village, retourné à l’état sauvage, une présence se fait sentir. Je ne la vois pas, je la sens malgré tout. Le passé semble se mêler au présent. Les rumeurs du vent se lèvent au-dessus des constructions délabrées, inhabitées depuis longtemps. Les gens du village racontent d’ailleurs des histoires effrayantes sur ce coin. Il est maudit et plutôt dangereux le soir. Les mauvais génies qui règnent sur les lieux, du coucher du soleil à l’aube, font disparaître sur le champ tous les visiteurs attardés. Ils les emporteraient dans les montagnes. On entendrait parfois leurs appels de détresse, des appels étranges venant des sommets escarpés. Néanmoins, le vallon des Perdus jouit d’une bonne réputation chez les apiculteurs. Ils affirment que les abeilles, en butinant les fleurs, couvrent de caresses les djinns. Ces derniers se laisseraient cajoler dans un demi-sommeil, d’où la saveur exceptionnelle du miel. Pour autant, nous n’avons pas envie de nous attarder longuement. Nous nous dirigeons vers une petite masse rocheuse. Les ruches y ont été disposées. Elles sont en paille tressée, avec une curieuse coiffe qui pourrait rappeler certains toits de chaume de nos campagnes en France. Au pied, des fines fleurs couvrent et tapissent le sol. Des abeilles bourdonnent par centaines et se déplacent de plante en plante dans un vrombissement grave. Elles volent en tourbillons continus, rapides. Je les imagine dans ces voyages incessants entre la ruche et les fleurs. Un travail laborieux, discipliné, empressé, mais aussi appliqué, soigné que seule la mort arrêtera ! — Comment elles se débrouillent pour récolter tant de miel ? me demande Abel.
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