Le docteur Fayolle avait acquis ce havre de verdure bien avant la Seconde Guerre mondiale, avec le château qui était posé à la lisière, cerné par un vaste parc. Dès les premiers mois de cette acquisition, le nouveau maître des lieux fonda l’idée qu’il lui faudrait, quoi qu’il en coûtât, conserver cet espace en l’état, ainsi que le temps l’avait préservé, héritage après héritage. Le médecin, pour qui la fréquentation des hommes et le mirage des grandes villes n’offraient plus aucun attrait, trouva enfin, dans cette nouvelle installation, une réponse à ses angoisses de déraciné, condamné à l’errance. Il fit sien le mot de Voltaire selon lequel, dans le meilleur des mondes possibles, il n’est d’autre solution que de cultiver son jardin. Après une inspection approfondie, Franck Fayolle découvrit que ses bois cachaient quelques migrations de sangliers, une colonie de lapins dans les garennes de La Gane. Au soir mourant, des biches s’en venaient se désaltérer craintivement dans les gourds1 de la Sévère avant de détaler vers les profondeurs de la forêt. Pour compléter la faune, à ses heures perdues, le médecin se mit à élever des couvées de faisans lâchées chaque automne. Et quand ses malades lui laissaient quelques heures de liberté, Fayolle allait communier avec les secrets de la nature, le plus souvent seul, quelquefois avec sa petite fille, Coraline, à qui il fit très vite partager son amour des territoires sauvages.
Cette réserve attirait bien des convoitises à Galiane-sur-Sévère, où l’habitant pratiquait la chasse depuis des temps reculés. Le médecin décida alors d’en interdire l’accès pour préserver la faune. Malgré ces pâles mesures dissuasives, les incursions se révélèrent journalières. Et il ne se passa guère de saison sans qu’une violente altercation ne l’opposât aux autochtones.
Cette guerre continuelle connaissait les prolongements les plus inattendus. Ses lapins étaient accusés de dévaster les jardins d’alentour, et ses renards de piller les poulaillers. Il ne pouvait plus y avoir une calamité sans que le maître de La Nadalie en portât la responsabilité. En vérité, le docteur Fayolle recevait ces récriminations avec indifférence, tandis que l’on rêvait, dans son entourage, de défaire ce domaine pour rendre enfin la friche à la terre cultivable.
Cependant, c’eût été exagéré de dire que cette forêt appartenait en totalité au médecin. Une portion, d’une bonne dizaine d’hectares, formait la propriété d’un certain Joseph Fraisset. Ce paysan, fils unique, avait hérité de ces biens quelques années avant la déclaration de guerre, à la mort de son père. Autrefois, le vieux Fraisset, qui s’était retrouvé veuf après la naissance de Joseph, avait planté des vignes, des pruniers, des pêchers et des cerisiers. Quand il se retrouva seul, Joseph se désespéra de ces lourds travaux, lui qui possédait un tempérament plutôt doux et rêveur. Et, peu à peu, la forêt reprit ses domaines. Le bonhomme se résolut à vivre de braconnage, art dans lequel il devint, au fil des années, à mesure que périclitaient les vergers, un orfèvre. La nuit comme le jour, Fraisset battait la campagne pour y relever ses pièges et, le dimanche, portait ses prises chez les restaurateurs du voisinage, qui appréciaient truites et lièvres, faisans et lapins, et qui, de temps à autre, ne crachaient pas non plus sur une bonne gigue de chevreuil ou un quartier de sanglier.
Pour se débarrasser de ce voisin encombrant, le médecin s’offrit à acheter les parcelles. Mais Fraisset reçut les alléchantes propositions avec mépris. Cet homme des bois était d’une espèce incorruptible. Et rien ne l’intéressait plus au monde que le frisson apporté par un lièvre colleté découvert dans le givre du petit matin. Fayolle usa de toutes les menaces pour inciter l’intrus à ne plus venir piller ses bois. Mais, à ce jeu, on se lassa aussi. Et ce n’étaient pas quelques procès-verbaux dressés par la gendarmerie qui pouvaient faire renoncer le braconnier à cet art devenu sa raison de vivre. Les ennemis de Fayolle riaient sous cape. Certains agriculteurs n’hésitaient pas à prétendre que l’activité de l’homme des bois était même salutaire à l’équilibre de la nature en réduisant la population des lapins dévoreurs de potagers.
Assise face à la porte-fenêtre ouverte sur la fraîcheur du parc, Coraline Fayolle traçait sur son cahier d’écolier les mots que sa mère lui dictait d’une voix monocorde. De temps en temps, celle-ci se penchait pour vérifier les accords de verbe. D’une moue interrogative, Coraline surveillait les réactions. Un œil un brin effaré, et cela signifiait une possible faute en préparation. L’enfant, levant la plume du cahier, cherchait le sujet de ce diable de verbe récalcitrant. Et, l’erreur enfin réparée, la mère reprenait aussitôt cet air calme et tranquillisé qui valait une approbation. Par ce jeu, on arrivait parfois à un sans-faute au bas de la page. Coraline quêtait alors ce compliment dont elle s’estimait par trop lésée. « Avoue que je t’ai bien un peu aidée ? disait Adeline d’un air taquin. — C’est ça ! C’est ça ! éclatait alors l’enfant. Un sans-faute ne te suffit pas encore ! » Alors, la petite fille aux cheveux bouclés envoyait promener le cahier sur le tapis et courait s’enfermer dans la cuisine. Ces coups de colère faisaient d’ordinaire fondre le médecin. Et quand d’aventure la mère se proposait d’obtenir un peu de retenue avec des corrections bien appliquées, Fayolle s’interposait en développant une savante théorie selon laquelle il était purement illusoire de croire qu’on pût modeler l’inné d’un caractère.
Cette fois-là, elle ne trouva pas si « cabane » prenait un ou deux « n ». Adeline fit signe qu’elle ne dirait rien. Au hasard, Coraline se décida à en mettre deux. La mère se força à garder un visage de marbre. À l’instant des corrections, l’enfant se dressa, vexée :
— Tu m’as bien dit que cabane en prenait deux…
— Je ne t’ai rien dit.
— À ton air d’être d’accord…
— Justement. Je l’ai fait exprès.
— Ça alors, c’est pas du jeu !
— Il est grand temps, ma petite, que tu prennes un peu confiance en toi.
Adeline ne put résister plus longtemps à cette bouderie, et essuya, avec le revers de sa robe, les petites larmes qui brillaient sur ses joues. Quand sa mère eut fini de la consoler, Coraline s’éloigna de quelques pas pour prendre le journal posé sur le guéridon.
— Il y a quelque chose qui me surprend, fit-elle soudain en se retournant sur un pied.
— Quoi donc ?
— Je fais un sans-faute, ça ne me rapporte aucune récompense. Maintenant que je me trompe, j’ai droit à plein de caresses. À quoi ça sert de bien faire, alors ?
Interloquée, Adeline se mit à rire à gorge déployée. Où notre fille a-t-elle été pêcher un caractère semblable ? songea-t-elle, de l’émotion dans le regard.
Un titre, « Staline est mort », barrait la une du journal.
— Nous sommes bien le 7 mars 1953, fit Coraline, qui ne regardait les journaux que pour lire les dates, car, dans sa perception du temps, les jours ne se décomptaient que par jeudis et dimanches tant la numérotation lui paraissait d’une abstraction totale.
— Dans deux mois, tu auras onze ans.
— Qui est donc ce Staline ?
— Le chef de la Russie, soupira Adeline.
— C’est leur président ?
— Non. Ils n’ont pas de président.
— C’est quoi alors ?
— Un dictateur. C’est à dire quelqu’un qui dirige sans avoir été élu par le peuple.
— C’est comme Louis XIV ?
— Oui, sourit Adeline, c’est un peu la même chose.
— Alors, ils n’ont pas encore fait la révolution là-bas ?
Maintenant que la corvée de la dictée était achevée, Coraline pouvait effacer les petites traces d’encre violette qui maculaient le bout de ses doigts. Elle ne tenait pas à montrer à ses camarades de jeu que, chez les Fayolle, les dimanches servaient à faire des devoirs, des pensums que Mlle Desainte, l’institutrice, n’imposait même pas, hormis quelquefois les cinquante ou cent lignes à copier. Elle sauta sur sa bicyclette et pédala de toutes ses forces jusqu’au portail, qui était tout le temps ouvert au point que l’herbe et quelques hampes de ronces en avaient gagné les barreaux. Élan pris, elle n’avait plus qu’à bifurquer pour se laisser conduire par la descente vers les entrailles de la forêt. Évitant soigneusement les profondes ornières bordées de cailloux coupants, elle filait à vive allure, la chevelure déployée au vent. Ce trajet n’avait plus de secrets pour elle : elle en connaissait toutes les embûches, surtout ce ruisselet qui coupait le chemin, et à hauteur duquel il fallait ralentir afin d’éviter les jets de boue. Les freins se mirent à grincer, sans succès. Alors, Coraline aborda la longue flaque en levant les jambes à hauteur du guidon. Et, le gué franchi, elle se remit à pédaler de plus belle, le nez en l’air, suivant la course du soleil à travers la voûte végétale des hêtres qui ombrageait le chemin. Le paysage avait une couleur vert tendre et jaune et sentait le retour de la belle saison. Elle pénétra dans la clairière des Jurasses et jeta son vélo contre ceux qui étaient déjà abandonnés à même la mousse du talus. Aux cris et jurons, Coraline comprit que toute l’équipe du village était à pied d’œuvre depuis le début de l’après-midi, et elle maudit sa mère qui lui imposait ces interminables devoirs, ces longues lignes de multiplications et de divisions, ces lectures à haute et intelligible voix, ces dictées à pleine page. Et une seconde, elle se surprit à rêver de n’être qu’un de ces petits paysans dispensés du moindre exercice pour cause de travaux des champs.
— Ennemi en vue ! hurla Marc le Guetteur, assis à califourchon sur la plus haute fourche du chêne qui servait de vigie à la base des Éperviers.
Au signal, l’équipe en branle-bas de combat se posta contre le monticule de terre qui servait de protection. Pierrot et Christian, rapière en main, avancèrent jusqu’à l’entrée du sentier et se camouflèrent derrière de gros genévriers. Et lorsque Coraline atteignit la sente que les enfants avaient formée à force d’allées et venues, elle tomba nez à nez avec Patrice Goursat et Polo Delmain.
— C’est la Coraline des Fayolle, cria Patrice, qui portait fièrement son lance-pierres en pendentif autour du cou.
— Le mot de passe ? exigea Polo, minuscule dans sa large salopette maculée de terre.
Coraline reprit sa respiration avant de répondre.
— « Les hirondelles annoncent le printemps. »
— Il a changé, rétorqua Patrice. Décidément, on ne peut pas la laisser entrer.
Une volée de fillettes en robes à fleurs surgit de tous côtés. Il y avait là Marie Maury, Annie Delmain, Paule Mauricée, Solange Martre.
— Ces garçons sont idiots, soupira Marie. S’ils continuent à nous embêter avec leur mot de passe, on finira par ne plus jouer avec eux. Les filles, lança-t-elle d’un ton décidé, on est bien capables de se débrouiller sans eux…
Pierrot Franchet, d’un mouvement énergique du poignet, fit siffler sa rapière, une fine tige de sureau soigneusement écorcée. Et, pour montrer sa détermination d’en découdre avec les ennemis imaginaires – une armada de Vikings remontant la Sévère sur leurs drakkars parés de pavois étincelants, argent et or, décorés de monstres aux gueules de feu –, il gifla à pleine volée une branche de noisetier qu’il coupa net.
— Alors, s’avança Coraline en bousculant le teigneux Polo à la chevelure ébouriffée, qui s’agrippait toutes griffes dehors comme un chat sauvage à son chemisier, c’est quoi, votre fameux mot de passe ?
— Est-ce qu’on lui dit ? lança Christian.
— M’est avis, jeta Bernard Ducos, un échalas qui tenait à pleine poigne une lance dont la pointe arrogante le surpassait d’une courte tête, m’est avis que la Fayolle n’est pas des nôtres.
— Et pourquoi ça ? s’interposa Solange à la belle chevelure brune tenue par un bandeau rouge.
— Ce que j’en dis, moi, reprit Bernard, c’est l’avis du chef aussi.
Les filles éclatèrent de rire. Celui qu’elles appelaient Nard était toujours de l’avis de son chef, qu’il suivait aveuglement sans réfléchir, même s’il lui eût fallu se jeter à l’eau.
— Dis voir un peu ? fit Annie Delmain, qui n’avait pas froid aux yeux.
— Les filles se serrent les coudes, nota Patrice Goursat. Le contraire m’aurait étonné. Mais c’est pas les filles qui commandent ici ! Pas vrai, Pierrot ?
Maintenant que la conversation se trouvait bien engagée sur sa pente glissante, on n’attendait plus que la décisive parole de celui que la tribu avait désigné pour chef. On avait tout fait pour qu’il durcît le ton. Et Pierrot sentit, malgré son dégoût de devoir affronter une telle situation – car il éprouvait une petite pointe de sympathie à l’égard de Coraline Fayolle –, qu’il ne pourrait décevoir ses hommes en les désavouant. Le chef s’approcha lentement, suivi de son fidèle lieutenant, Christian Lafon, le porteur d’oriflamme à tête de mort des brigands de la mer, des boucaniers de l’île de la Tortue. Il vint se planter devant elle, les mains posées sur les hanches, roulant des épaules comme il sied à un véritable chef de tribu qui repoussa à la tête de ses valeureux combattants maintes attaques des Normands, pilleurs de braves gens et détrousseurs de bourses plates.