Chapitre 19

1106 Words
Chapitre 19 : Les premières fissures chez l’ennemi Le soir même, Enzo tenta de joindre Matteo. Il tomba sur moi. — Qu’y a-t-il, oncle ? Un silence. — Les quais de Gênes. Retards. Des contrôles sortis de nulle part. Trois de nos conteneurs bloqués. Et des rumeurs… C’est toi ? — Ce qui t’arrive, Enzo, c’est de l’entropie. Les systèmes vieillissent, ils se grippent. Tu devrais lire. — Ne joue pas au professeur avec moi, Leonardo. — Alors lis mes yeux : tu ne contrôles plus la mer. Je raccrochai. Matteo me jeta un regard. — Tu agaces le taureau. — Je lui retire l’arène. Le lendemain, Romano appela Enzo au petit matin. On m’en transmit l’écho par l’un de nos micros complaisants chez un transitaire qu’il croyait à lui. — Mais qu’est-ce que tu fais, Enzo ? grogna Romano. Chaque jour, c’est pire. On me parle de primes d’assurance triplées, de certificats inconnus, de « pré-audits » douaniers. Je paye déjà pour respirer ! — Je m’en occupe, Don. Je… — Occupe-toi de ta honte. Et occupe-toi du fils De Luca. Il me prend ma ville et— Il coupa. On entendit un soupir contrarié, une chaise racler. Puis une autre voix, féminine, vive, que je connaissais trop bien. — Papa, c’est quoi encore, ces cris ? Isabella. Je me figeai. Le micro capta des pas pressés. — Rien qui te regarde, répondit Romano, sec. — Tout me regarde quand tu fais tomber la maison sur nos têtes, répliqua-t-elle, glaciale. Je fis signe à Matteo de couper l’écoute. Pas par faiblesse. Par hygiène mentale. — Tu joues sur deux tableaux, dit-il doucement. Tu le sais ? — Je le sais. Et je sais que ce n’est possible que si je gagne vite. 5) Genève, la façade et le couteau L’après-midi, jet privé pour Genève. Quarante minutes à lire des documents, vingt pour changer de costume, deux pour effacer la fatigue. Le bureau du Banquier donnait sur le jet d’eau. — Monsieur De Luca, dit-il avec une neutralité parfaite. Sentinella nous plaît. Nous avons déjà trois entreprises romaines « respectables » prêtes à déléguer leur cybersécurité. Un contrat-cadre s’impose. — Faites-le. Et ouvrez une ligne de factoring pour nos partenaires logistiques. Ceux qui hésitent encore. — Cela coûtera. — Je n’ai pas demandé gratuit. Je signai. Ainsi, Sentinella devenait respectable — exactement ce qu’il fallait pour cacher l’indicible. Nous protégerions de vrais clients, pendant que nous étranglions ceux qui devaient l’être. L’odeur de l’encre sur le papier me plaisait autant qu’un parfum de poudre autrefois. Le soir même, de retour au théâtre, les écrans montraient Gênes en rouge : trois navires Romano à quai, immobilisés. Assurance « en révision ». Un quatrième mis en attente à Civitavecchia. À Gioia Tauro, un transitaire « historico » d’Enzo venait d’être notifié d’un audit aléatoire avec immobilisation conditionnelle. Tout ce vocabulaire froid était mon arme préférée : il tuait lentement. Matteo posa un dossier devant moi. — Enzo a réuni ses hommes. Il a compris que tu l’as doublé. Il parle de « reprendre le port » avec d’anciens solidaires. Et Romano… on dit qu’il a claqué deux téléphones aujourd’hui. — Je veux que personne ne bouge sans mon ordre. Pas un poing. Pas une balle. Je veux les voir se vider d’eux-mêmes. — Et s’ils décident la force ? — Alors ils perdront sur un terrain qui nous arrange. Je m’éloignai du mur d’écrans. Mon téléphone vibra. Isabella : « 21h, je peux. Mais je viens seule. » — « Je ne te demande jamais de venir autrement. » répondis-je. Matteo fit mine de ne pas voir le sourire qui me prit. Il soupira. — Elle est un phare dans ta nuit, ou un écueil ? — Les deux. C’est pour ça qu’il faut devenir meilleur marin. Trois jours. C’est le temps qu’il fallut pour que les affaires Romano saignent sans coup de feu. — Rapport, dis-je à Giulia. — Les syndicats du quai 4 à Gênes ont décidé une « grève du zèle » pour raisons de sécurité. Ils exigent des contrôles supplémentaires sur les conteneurs étiquetés par la filière Romano. Les juges ont reçu deux notes anonymes bien tournées : « risques de sécurité sanitaire ». Côté assureurs, nous avons obtenu une suspension préventive pour deux lignes. — Et Enzo ? — Il menace. Il promet. Il n’obtient plus. Je fermai les yeux une seconde. L’odeur du bois du théâtre, le souffle des machines, le tic discret d’un relais : mon empire respirait autrement. Par l’argent, les règles, le temps. Mon père aurait aimé la netteté, moins les moyens. Tant pis. Je n’étais pas lui. Je rouvris les yeux. — À partir de demain, on élargit. Gênes tient. Civitavecchia tremble. Gioia Tauro suit. Anvers ensuite. Tanger Med si besoin. Je veux que la carte devienne une toile d’araignée, et nous, le centre. — Et Romano ? demanda Matteo. — Il va tenter la force. Mais il est distrait. Je pensai à Isabella, à sa voix coupée par notre micro, à sa façon de se dresser devant son père, et à sa façon de me parler, à moi, sans détour. Distrait, oui. Un homme peut régner sur mille hommes et perdre tout à cause d’un seul regard — celui de sa fille. À l’aube du quatrième jour, Enzo se présenta à la villa sans prévenir. Il entra dans mon bureau sans frapper. Mauvais signe. Je ne faisais plus confiance à mon oncle — Je ne sais pas ce que tu fais, Leonardo, mais ça suffit. — Ce que je fais ? Je gouverne. Assieds-toi. — Tu me coupes les jambes aux ports, tu fais d’eux mes ennemis, et tu laisses croire que je ne sers plus à rien. — Je ne laisse pas croire. Je constate. Il planta ses poings sur le bureau. — Tu veux me remplacer par ta b***e de diplômés ? — Par des loyaux. La loyauté n’a pas de diplôme, mais elle a des preuves. Tu n’en as plus. Il blêmit. Je vis dans ses yeux la réalisation, enfin : je l’avais doublé. Officiellement, proprement, sans saleté apparente. Une doublure qui ne pardonne pas. — Tu joues au banquier. Fais attention de ne pas oublier que nous sommes des hommes d’armes. — Une arme tire une fois. Un contrat tue chaque jour. Je le laissai là, sans colère. Il quitta la pièce avec le pas d’un homme à qui on a arraché l’ombre. Matteo, dans l’embrasure, souffla : — Tu viens de finir ce que tu as commencé. — Non, dis-je. Je viens de commencer ce que les autres ne comprennent pas encore.
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