Chapitre 20 : Les heures volées
LE POINT DE VUE DE MATEO
Je l’observais de loin, à travers la baie vitrée du bureau.
Leonardo avait changé.
Ce n’était pas seulement dans sa façon de parler ou de se tenir.
C’était dans son regard.
Il avait cette lueur froide que j’avais déjà vue… chez son père, peu avant que tout ne s’effondre.
Il travaillait sans relâche, plus méthodique, plus dur, plus… calculateur.
Chaque mouvement semblait prévu, chaque décision millimétrée.
Mais parfois, je voyais autre chose.
Une fissure.
Un moment de silence où il fixait la fenêtre comme s’il cherchait quelque chose qu’il avait perdu.
Et je savais ce que c’était : elle.
Je ne jugeais pas. J’avais vu cet homme bâtir un empire à la force du poignet.
Mais je savais aussi comment le pouvoir dévore les âmes.
Alors je tentai, encore une fois, d’être sa voix de raison.
— Léo, dis-je en entrant dans le bureau, tu veux changer le système, mais tu es en train de devenir le système.
Il releva la tête, fatigué, mais avec ce demi-sourire qui n’atteignait plus ses yeux.
— Le système, Matteo, c’est ce qui m’a tout pris. Mon père, ma paix, ma liberté. Alors oui, je le deviens. Pour le détruire de l’intérieur.
Je m’assis en face de lui.
— Et quand tu l’auras détruit ? Il restera quoi de toi ?
Il resta silencieux un moment, puis répondit :
— Peut-être rien. Mais au moins, j’aurai choisi ma fin.
Je soupirai. Il n’écoutait plus que la logique du pouvoir.
Et pourtant, chaque soir, il disparaissait sans prévenir.
Je savais où il allait.
Chez elle.
La fille Romano.
Le danger à visage d’ange.
Il croyait qu’il pouvait séparer les deux mondes : le cœur et la guerre.
Mais la guerre finit toujours par trouver le cœur.
Plus tard, dans la nuit, alors qu’il n’était toujours pas revenu, j’eus la visite d’un messager.
Une enveloppe, scellée sans nom.
À l’intérieur, une photo : Enzo, serrant la main de Don Romano.
Derrière eux, un plan d’entrepôt.
Et une date.
Je compris.
Enzo préparait quelque chose.
Un coup.
Contre Leonardo.
Je restai longtemps assis dans le noir, l’enveloppe entre les doigts.
Devais-je lui dire ?
Oui, bien sûr.
Mais une part de moi hésitait.
Parce que je savais que s’il apprenait cette trahison maintenant…
Il ne se contenterait pas de répondre.
Il anéantirait.
Et dans ce regard froid que je voyais grandir chaque jour, je craignais de voir naître, bientôt, un nouveau Don Alessandro.
Ou pire encore : un De Luca sans frein.
LE POINT DE VUE DE LEONARDO DE Luca
Je garai la voiture devant un petit restaurant perché sur les hauteurs du Gianicolo.
Vue sur la ville, lanternes suspendues, piano discret le genre d’endroit où les puissants viennent s’inventer une âme.
Mais ce soir, je n’étais ni puissant ni stratège. J’étais juste un homme, un peu trop attaché à une femme qui aurait dû me détester.
Elle arriva avec quelques minutes de retard, comme toujours.
Un simple manteau beige, les cheveux relevés en un chignon négligé, et ce regard à la fois insolent et fragile.
— Tu m’as fait venir ici, murmura-t-elle en s’asseyant. Tu veux m’impressionner ou me faire tomber amoureuse ?
Je souris, sans répondre.
— Tu es venue, c’est tout ce qui compte.
Elle prit une gorgée de vin, ses doigts effleurant la nappe.
— Ce qui compte, Léo, c’est que je sois encore assez folle pour accepter de te voir alors que mon père veut te faire disparaître de la carte.
Je levai mon verre vers elle.
— À la folie, alors. C’est la seule chose sincère dans ce monde.
Elle esquissa un sourire, un vrai, celui qu’elle ne montre jamais dans les soirées mondaines.
Pendant une heure, peut-être deux, le monde extérieur cessa d’exister.
Nous parlions de tout sauf de nos familles de musique, de voyages, d’art.
Elle riait, parfois à gorge déployée, et ce son valait plus que tous mes contrats.
Quand nos mains se frôlaient, quelque chose en moi se calmait.
Je n’étais plus le Don De Luca, je n’étais plus le fils d’un mort.
J’étais juste Leonardo.
Et elle, Isabella, sans son nom, sans son armure.
À un moment, elle s’approcha un peu, la lumière des bougies dansant dans ses yeux.
— Tu sais que c’est dangereux, ce qu’on fait ?
— Tout ce qui en vaut la peine l’est.
Elle sourit, secouant la tête.
— Tu as réponse à tout.
Je posai doucement ma main sur la sienne.
— N, pas à toi.
Elle me regarda longuement, et dans ce regard, je vis ce que je n’avais pas ressenti depuis longtemps : la certitude d’être vivant.
Avec elle, je pouvais oublier les ports, les comptes, les menaces, les fantômes. Avec elle, le monde s’arrêtait de tourner. Je commençais à avoir des sentiments pour la fille de l'ennemi.
Quand elle posa sa tête sur mon épaule, je compris que, pour la première fois depuis des années, je n’étais plus dans la guerre.
J’étais dans la TRÊVE.
Je sentis son souffle contre ma chemise. Sa tête reposait encore sur mon épaule. Et moi, qui avais passé ma vie à me méfier de tout, je la laissais approcher, sans peur.
C’était ça, le plus dangereux.
— Tu penses à quoi ? demanda-t-elle, sa voix basse, presque timide.
Je souris, un peu surpris qu’elle le sente.
— À ce que tu fais là.
Elle releva la tête, ses yeux cherchant les miens.
— Là où ?
— Ici. Avec moi.
Un rire doux lui échappa.
— Tu veux dire “avec l’ennemi”.
Je hochai la tête, mon regard toujours fixé sur elle.
— Oui.
— Et toi ? fit-elle.
— Tu penses à quoi, toi ?
Je pris le temps de répondre, mes mots choisis, mes pensées à nu.
— À quel point tu rends les choses compliquées.
Elle fronça les sourcils, mi-amusée, mi-curieuse.
— C’est censé être un reproche ?
— Non. Un constat.
Je la vis baisser légèrement le regard, comme si elle cherchait à cacher un sourire.
Ses doigts, jusque-là posés sur son verre, se mirent à jouer distraitement avec la nappe.
— Et si je te disais que c’est pareil pour moi ?
Je penchai légèrement la tête, intrigué.
— Pareil ?
— Oui, répondit-elle.
— Tu compliques tout. Tu bouleverses mes repères. Et… j’ai horreur de ça.
Je laissai échapper un petit rire.
— C’est une qualité, ça, chez toi. Tu veux tout contrôler. Même tes émotions.
Elle leva les yeux vers moi, un éclat farouche au fond du regard.
— Tu dis ça comme si c’était une mauvaise chose.
— Non. Je dis ça comme quelqu’un qui sait ce que c’est.
Elle resta un instant silencieuse, puis dit doucement :
— Ton père te l’a appris, n’est-ce pas ?
— À tout verrouiller.
Je posai mon verre.
Son ton n’était pas accusateur, juste sincère.
— Oui, répondis-je simplement.
— Et ça m’a coûté cher.
Elle hocha la tête, sans poser plus de questions.
Ce respect-là… je ne l’avais jamais connu.
Elle ne voulait pas comprendre pour juger, juste pour être là.
— Et toi ? dis-je après un moment.
— Ton père t’a appris quoi ?
Elle eut un sourire amer.
— À être parfaite. À ne jamais montrer la faille.
Elle tourna la tête vers la ville.
— Et toi, tu es arrivé avec tes vérités et tes cicatrices, et tu m’as prouvé qu’on pouvait exister autrement.
Ses mots me touchèrent plus que je ne voulais l’admettre.
Je la regardai longuement, incapable de détourner les yeux.
Le vent fit bouger une mèche de ses cheveux, et sans réfléchir, je la repoussai doucement derrière son oreille.
— Tu sais que tu me rends fou ? dis-je dans un souffle.
Elle se mit à rire, un rire clair qui fit taire toutes les voix dans ma tête.
— Et toi, tu crois que tu me laisses indemne ?
Elle posa sa main sur la mienne, cette fois sans hésiter.
Et moi, je sentis quelque chose bouger, au fond.
Une peur familière : celle de tomber.
Mais aussi une certitude nouvelle : je n’avais plus envie de résister.
Je murmurai, presque malgré moi :
— J’ai passé ma vie à vouloir réparer ce que d’autres ont brisé.
— Et toi, tu arrives, et soudain, je n’ai plus envie de réparer. J’ai juste envie de vivre.
Elle resta silencieuse un instant, les yeux brillants, avant de souffler :
— Et si c’était ça, la vraie folie ?
Je souris.
— Alors j’en suis coupable.
Elle se rapprocha encore, son regard plongé dans le mien, et je sentis qu’à cet instant précis, le monde pouvait bien s’effondrer autour de nous je m’en foutais.
Je n’étais plus dans la guerre, ni dans la vengeance.
J’étais dans quelque chose de plus dangereux encore : le bonheur.
Et pour la première fois, je compris que l’amour, ce n’était pas ce qui affaiblissait un homme…
C’était ce qui le rendait humain.