Chapitre 2
LE POINT DE VUE DE LÉO
Je me tenais encore sous la pluie, la villa derrière nous s’éloignant comme une respiration qu’on retient trop longtemps, quand je me tournai vers Matteo.
— Fais-moi découvrir un club, dis-je. J’ai besoin de changer d’air.
Il me fixa, étonné, puis lassé, comme s’il devinait que je cherchais à noyer autre chose que la pluie.
— Tu devrais rester, Leo. Tu devrais être là, à l’enterrement. C’est ton père.
Je sentis la remarque comme un poids déplacé sur ma poitrine. Je l’admis tout haut, parce que Matteo avait ce droit de le dire et parce que, malgré tout, il avait souvent raison.
— Je te respecte, Matteo. Tu as raison. Mais non. Je ne veux pas assister à ça. Je l’ai déjà vu.
Il fronça les sourcils.
— Comment ça, tu l’as déjà vu ?
— Je l’ai déjà vu, répondis-je. Les rites, les poses, les consolations hypocrites… J’ai vécu ça toute ma vie. Aujourd’hui, je veux autre chose. Juste un endroit où on m’oublie pour une heure.
Je marquai une pause, jaugeant sa réaction, puis ajoutai, comme pour clore le débat :
— Et où est mon oncle Enzo, d’ailleurs ? Il devrait être là.
Le nom glissa entre nous sans fioritures. Enzo De Luca l’ombre calme de la famille, l’oncle qui parle peu mais pèse lourd. Matteo haussa les épaules en souriant, à moitié rassurant.
— Il est certainement déjà là, fit-il. Il gèrera. Comme toujours.
— Parfait, dis-je. Alors il s’en occupera.
Matteo se mordit la lèvre, hésita, puis regarda mes mains.
— Si tu veux que je t’y emmène… je peux te conduire. Mais ce n’est pas ce que je recommanderais, Leo.
Je le coupai, sans colère apparente, juste un geste sec.
— Donne-moi les clés si tu ne veux pas m’emmener.
Il eut un petit rire, puis me tendit les clés de sa voiture.
— D’accord. Je te conduis. C’est… c’est gentil.
Il est resté un instant comme cela, à chercher le mot juste. Je l’observais. L’admiration que j’éprouvais pour lui était muette mais profonde pas par déférence à son âge, mais parce qu’il était l’ancre. Trente ans à côté de mon père, trente ans à porter le silence, à éponger le sang, à apprendre le métier avant même que je sache prononcer mon nom.
Matteo m’avait appris à faire du vélo. Non de manière banale : c’était lui qui m’avait tenu la selle la première fois que je n’ai pas paniqué face à la chute. Il m’avait guidé, corrigé, relevé. Ce sont ces gestes-là qui comptent plus que les titres. Et même si, maintenant, la tête de l’empire portait mon nom, je lui devais le respect parce qu’il était mon témoin, mon gardien fidèle. Si un autre homme, un étranger, m’avait parlé sur ce ton en me moralisant, je l’aurais frappé. Je n’admets pas qu’on questionne mes choix pas publiquement, pas avec ces airs de supériorité. Mais Matteo… Matteo avait ce privilège : il pouvait encore me sommer d’agir comme un fils, comme un homme, parce qu’il en connaissait le prix mieux que personne.
Il a toujours appelé Leonardo « Léo ». Pas par manque de respect tout le contraire. C’était un privilège réservé à ceux qui avaient le droit d’entrer dans ma peau. Ceux-là seuls pouvaient raccourcir mon nom et me toucher sans que je me raidisse. C’est une marque d’intimité et de menace en même temps.
Je souris, souvenir amère qui me brûlait la langue, et racontai, presque en riant, la fois où l’usage de ce diminutif avait mal tourné.
— Une fois, dis-je, j’hésitais encore. On venait de m’appeler « Léo » dans la rue. Un type, pas de la famille, un guignol qui voulait se faire remarquer. Il a cru que c’était drôle de m’appeler comme ça devant tout le monde.
Je voyais encore son sourire inapproprié. J’ai senti la colère monter, directe et nette. Ce n’était pas pour l’oreille en elle-même c’était pour l’outrage d’être ainsi familier, de réduire mon nom, mon histoire, à une plaisanterie.
— Il m’avait appelé « Léo », repris-je. Il a manqué une oreille ce jour-là.
Je laissai la phrase flotter entre nous. Matteo eut un mouvement, mais pas de jugement. Il connaissait la ligne que peu franchissaient : ce n’était pas de la sauvagerie gratuite, c’était de la surveillance. Une mise en garde.
— Tu ne joues pas, me dit-il doucement. Pas devant eux.
Il avait raison. Je ne jouais jamais. Les conséquences dans notre monde ne sont pas des leçons, elles sont des lois. Et j’avais appris à écrire les miennes au fer rouge. Mais il fallait que les autres comprennent dès le début que mon nom ne se traite pas comme une blague.
Matteo mit le contact. La voiture partit, s’engouffrant dans la nuit de Rome. La pluie battait encore, implacable, lavant les traces visibles, pas les plus importantes. Je posai ma main sur la clé serrée dans ma poche comme on serre une promesse. Enzo serait là. La villa tiendrait. Et moi, j’irais chercher un club où la musique couvrirait mes pensées, au moins pour quelques heures.
Alors qu’on roulait dans les rues trempées, un bâtiment attira mon regard.
Une façade chic, sobre, éclairée d’un blanc chaud. Pas un club, pas un bar, mais quelque chose de plus feutré, de plus intime. Une enseigne discrète, en lettres dorées : Eden Spa – Massages & Bien-être.
Je fronçai les sourcils, intrigué.
— C’est quoi, ça ? demandai-je à Matteo.
Il jeta un rapide coup d’œil.
— Un salon de massage, répondit-il. Très sélect. Pour hommes et femmes. On dit qu’ils sont… très professionnels.
Je souris.
— Professionnels, hein ?
Il haussa les épaules, sans oser ajouter ce qu’il pensait. Mais je voyais à son air qu’il savait très bien ce qui se faisait à l’intérieur.
— Fais demi-tour, dis-je.
— Quoi ? Et le club ?
— Oublie le club. J’ai besoin de me détendre les muscles, pas de m’abîmer le foie.
Matteo eut un petit rire.
— Donc, tu n’as plus envie du club ?
— Non.
Il vira aussitôt. Deux secondes, pas plus. Il connaissait ce ton dans ma voix celui qu’on ne contredit pas.
La voiture s’arrêta devant le bâtiment. La pluie formait un rideau sur les vitres, mais la lumière douce qui filtrait à travers la grande porte de verre donnait presque envie d’entrer pieds nus. L’endroit respirait l’argent, le silence et le luxe discret.
Dès que nous franchîmes le seuil, un parfum de jasmin et de bois flotté m’enveloppa. L’air était chaud, calme, presque apaisant. À l’accueil, deux jeunes femmes impeccablement vêtues dans des tenues couleur crème nous saluèrent avec un sourire professionnel.
Mais à la vue de Matteo, leur sourire changea il devint respectueux.
— Buonasera, Signor Matteo, dit l’une d’elles. Quel plaisir de vous revoir.
Matteo inclina légèrement la tête.
— Buonasera, Sofia. Je ne suis pas seul aujourd’hui.
Il posa une main sur mon épaule.
— Je te présente Leonardo… le nouveau chef De Luca.
Un silence. Une fraction de seconde suspendue. Puis tout changea.
Les regards, la posture, l’air ambiant même.
Les deux femmes s’inclinèrent légèrement, leurs voix soudain plus mesurées.
— Bienvenue, Signore De Luca. C’est un honneur.
J’esquissai un sourire imperceptible. Oui, ça, je ne l’avais pas oublié. Cette façon qu’avaient les gens de plier la nuque quand ils entendaient mon nom. Le respect… ou la peur. Dans le fond, c’était la même chose.
— Nous avons une salle VIP, dit Sofia. Réservée aux clients spéciaux.
Matteo répondit avant moi :
— C’est exactement ce qu’il nous faut.
Elle fit signe à un autre employé, un homme grand en costume beige, qui nous invita à le suivre.