Chapitre 4
LE POINT DE VUE DE LÉONARDO
— Qui c’était, au juste ? demandai-je à Matteo, tandis qu’on s’éloignait du vitrage où elle venait de disparaître.
Il souffla, comme si le nom qu’il allait prononcer pesait plus lourd qu’un sac de pierres.
— Isabella Romano, répondit-il. La fille de Don Romano. L’ennemi — du moins celui qu’on dit être l’ennemi de ton père.
— Ah, fis-je simplement. Je comprends maintenant.
Il y eut un silence chargé. Puis, d’un ton qui voulait masquer toute agitation, j’ajoutai :
— Très bien. Allons faire ce pourquoi nous sommes venus.
Matteo hocha la tête, soulagé peut-être que j’évitais de m’enferrer dans autre chose. Nous suivîmes l’employé jusqu’à la salle VIP masculine un sanctuaire feutré où la lumière se pliait et où l’on pouvait croire, pendant un moment, que rien d’important ne se passait.
Le massage fut un rituel mécanique et apaisant : mains expertes qui glissaient, pressions calculées qui dénouaient des nœuds que je n’avais pas su nommer depuis des années. La chaleur du cabinet, l’odeur d’huile et de bois, la musique lointaine tout conspirait pour calmer les nerfs. J’accueillais la sensation comme on accueille une faiblesse contrôlée ; je ne m’abandonnais pas, je négociais.
Pendant qu’on travaillait mon dos, mon esprit vogua pourtant vers elle. Isabella. La façon dont elle s’était déplacée, le mépris léger, la confiance de ses gardes. Est-ce qu’elle savait ? Est-ce qu’elle se permit un sourire parce qu’elle savait déjà que mon retour allumerait des flammes ? L’idée m’excitait et m’irritait à parts égales. Je n’aimais pas être deviné. Je n’aimais pas non plus les mystères qui me dominent.
Matteo, à côté de moi, grommela quelque chose pendant qu’on la massait aussi ; il s’était visiblement laissé aller davantage, adossé, les yeux à demi-clos, comme un homme qui accepte enfin une trêve.
Quand les mains se retirèrent, j’ouvris les yeux sur un monde un peu différent moins étiré par la tension, mais chargé d’une nouvelle attente. Je me sentais plus léger physiquement, et dangereusement alerte mentalement.
Je revêtis ma veste avec la rapidité d’un homme qui remet son armure. Matteo se leva en soupirant, l’air content et contrarié à la fois.
— Conduis-moi à la maison, dis-je simplement en lui tendant la clé.
— D’accord, répondit-il, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
Nous sortîmes dans la nuit romaine. La pluie avait cessé ; les rues luisaient encore. Tandis que Matteo prenait le volant, je regardai une dernière fois la façade du spa et, sans m’en être avoué, je sus que je reviendrais, pour d’autres raisons que des massages.
Lorsque nous franchîmes les grandes grilles de la villa, la nuit était tombée depuis longtemps. Les phares de la voiture balayèrent la cour pavée, éclairant la façade blanche de la demeure familiale celle-là même que j’avais quittée dix ans plus tôt, la rage au ventre et les poings serrés.
Tout semblait intact, et pourtant… tout avait changé.
Matteo coupa le moteur. Je descendis sans un mot. L’air avait ce parfum de cyprès et de pierre humide que j’avais toujours associé à l’autorité de mon père.
Mais ce soir, c’était un autre parfum qui régnait celui de la trahison.
Je fis quelques pas, et c’est là que je les vis.
Sous la véranda, à la lumière tremblante d’une lanterne, mon oncle Enzo riait.
Et face à lui, Don Romano.Il n'était pas encore partir .
Ils riaient. Ensemble.
Deux serpents qui partageaient le même souffle.
Je m’arrêtai net. Ma mâchoire se crispa.
Romano, l’ennemi juré des De Luca, celui dont le nom suffisait autrefois à faire dégainer les armes, se tenait là, un verre de vin à la main, riant avec mon oncle comme un vieil ami de famille.
Lorsque Enzo m’aperçut, il eut un léger sursaut. Son sourire s’effaça.
Romano, lui, ne bougea pas. Il se retourna, me détailla lentement de la tête aux pieds, puis esquissa un sourire presque paternel.
— Eh bien… Leonardo De Luca. Le fils prodigue est de retour.
Je m’avançai, mes pas résonnant sur le marbre mouillé.
— Oui, répondis-je. Et si vous le permettez, Don Romano, j’aimerais m’entretenir un instant avec mon oncle.
Il haussa un sourcil amusé.
— Bien sûr. Tu as le regard de ton père… et, si j’ose dire, le même ton.
Je ne répondis pas. Il me salua d’un signe de tête et s’éloigna lentement, ses gardes du corps sur les talons.
Le silence s’abattit aussitôt.
Enzo finit par soupirer, l’air soudain plus las, plus nerveux.
— Où étais-tu passé, Leonardo ? demanda-t-il. On enterrait ton père, et toi, tu brillais par ton absence.
— Là où j’étais ne compte pas, dis-je froidement. Ce qui compte, c’est ce que je vois maintenant.
— Et qu’est-ce que tu vois ?
Je fis un pas vers lui.
— Je vois mon oncle, Enzo De Luca, en train de sourire et de trinquer avec celui qui a juré la perte de notre famille. Je vois un homme qui oublie un passé couvert de sang pour partager un verre avec l’ennemi.
Son visage se durcit.
— Oui, je sais que Romano et ton père n’étaient pas amis. Mais ça ne l’a pas empêché de venir rendre hommage à ton père. Pendant que toi, son fils, tu préférais… t’occuper ailleurs.
Je le fixai sans ciller.
— Vous appelez ça rendre hommage ?
Il haussa les épaules.
— Au moins, lui a su mettre les différends de côté. Toi, tu arrives ici plein de rancune et de reproches.
Je sentis la colère remonter, froide, contenue.
— Ce qui ne justifie pas que tu lui serres la main, Enzo. Ni que tu ris avec lui.
Il se redressa, la voix plus ferme :
— Je souris et je serre la main à qui je veux, Leonardo. Et baisse d’un ton. Je suis encore ton oncle. Et pour l’instant, c’est moi qui gère l’empire que ton père a laissé derrière lui.
Un silence. Je le fixai, le sang battant dans mes tempes. Puis un sourire sans joie étira mes lèvres.
— Non, Enzo. Tu ne diriges rien. Tu crois peut-être l’être, mais la vérité, c’est que je suis le fils De Luca, l’unique héritier. Et crois-moi… si tu crois être à la tête de quoi que ce soit, ce n’est pas pour longtemps.
Je le laissai là, figé, sans lui accorder un regard de plus.
Je passai devant lui, le cœur battant, chaque pas résonnant comme une promesse.
Derrière moi, j’entendis Matteo murmurer quelque chose pour apaiser la tension, mais c’était inutile.
Je venais de comprendre que cette maison n’était plus la mienne.
Et que pour la reprendre, il faudrait du sang.
Je refermai la porte derrière moi comme on referme un couvercle sur un cercueil. Le bureau de mon père avait toujours eu cette pesanteur cuir craquelé, papiers qui parlent encore de contrats et de promesses, le fauteuil qui garde l’empreinte d’un corps qui ne reviendrait plus. L’odeur du cigare, lourde et amère, flottait sur les meubles ; le verre de whisky sur la desserte semblait attendre qu’on termine ce qu’il avait commencé. Tout était exactement à sa place, figé dans une habitude qui faisait mal.
Sur le bureau, au milieu des dossiers, une enveloppe scellée du sceau De Luca : rond, gravé, suffisant. Je n’eus pas besoin de la soulever pour savoir qu’elle m’était destinée. C’était la dernière formalité d’un père qui savait tout organiser, même sa disparition. Son écriture tremblée, appuyée me parla avant même que je n’ouvre le papier.
Je m’assis. Le fauteuil accueillit mon poids comme un lit de braises. Mes doigts cherchèrent le cachet et le décollèrent lentement, avec la précaution idiote de celui qui craint qu’un bruit trop vif révèle plus qu’un secret. J’ouvris l’enveloppe comme on écarte une trappe : lentement, le cœur prêt à se heurter contre les parois.
Les mots me percèrent comme des lames froides.
« Si tu lis ces lignes, c’est que mes ennemis ont gagné. Ne crois pas à un accident. Méfie-toi de ceux qui portent ton nom. La famille De Luca est gangrenée de l’intérieur »
Chaque ligne tombait en moi avec le poids d’une sentence. Je relus. Puis encore. Les phrases se déroulaient comme une carte déchiffrée : avertissement, accusation, condamnation. Il n’y avait pas ici de mots lisses pour apaiser ; seulement des indications, des pistes. Mon père ne suppliait pas. Il m’ordonnait d’ouvrir les yeux.
Mes doigts se mirent à trembler, d’abord imperceptiblement, puis avec une force qui me surprit. Ce n’était pas le chagrin qui secouait ma main. C’était une colère nette, précise, qui montait comme du plomb fondu. Mon estomac se noua ; j’eus la sensation du goût métallique du sang dans ma bouche, souvenir ancien et animal, sans qu’aucune coupure n’ait vraiment eu lieu.
Je passai la paume sur mon visage, la barbe humide d’une sueur froide, puis je frottai le papier contre mon pouce jusqu’à en effilocher le bord. Le bureau semblait plus vaste, et moi plus étroit que jamais coincé entre l’héritage et la trahison. Des images défilèrent : la silhouette de Don Romano à la villa ; le sourire gêné d’Enzo ; les regards glissés pendant les funérailles. Chaque visage passa devant mes yeux comme un accusé potentiel.
Je me levai d’un mouvement sec. Le cuir du fauteuil protesta sous la violence du geste. J’attrapai le flacon de whisky, le soulevai, mais au lieu d’en boire, je laissai le liquide tourner dans le verre, observant la manière dont la lumière se brisait sur la surface. Mon reflet y était déformé, plus dur. Je posai le verre sans y toucher ; l’alcool ne changerait rien à ce qui venait d’être annoncé. Il servait seulement à dissoudre les peurs, et je n’avais aucune envie d’en diluer la clarté.
La lettre brûlait dans ma veste. Je glissai la main dedans pour m’assurer qu’elle y était, comme on serre une arme. Le papier contre ma peau m’apporta une froideur rassurante. J’ai roulé le sceau entre mes doigts empreinte familiale, preuve que la malédiction venait de la source même.
Le souvenir m’a traversé : la dernière voix de mon père, faible, implorant presque, qui m’avait demandé de revenir. J’avais cru entendre un appel de détresse. Maintenant, ses mots sur ce papier me criaient l’inverse : prudence, suspicion, vengeance. Il m’avait laissé un testament de méfiance. Il m’avait préparé à la guerre même dans sa mort.
Je me plantai face à la fenêtre. La pluie battait la façade, traçant des lignes d’argent sur la nuit romaine. Les lumières de la ville brouillaient les silhouettes, comme si Rome elle-même refusait de s’engager. Je pressai les mains contre la vitre, sentant la fraîcheur du verre sous mes paumes. Mes doigts étaient encore couverts d’un tremblement contenu. Mon pouls tambourinait à mes tempes, chaque battement martelant une décision.
« Je te le jure, » murmurai-je, mais ma voix n’était pas une prière. C’était un avertissement lancé à la ville tout entière. « Père… je trouverai qui t’a trahi. »
Le mot « trouver » n’était pas une promesse abstraite : c’était un plan. Une mécanique qui allait se mettre en marche, implacable. Je ne voyais plus seulement les visages suspects. Je voyais des preuves à chercher, des routes à tracer, des loyautés à mettre à l’épreuve. J’imaginais déjà les réunions feintes, les regards qui se détournaient, les mains serrant des alliances derrière des portes closes. J’imaginais le visage de celui ou ceux qui avaient voulu que mon père meure en silence.
La rage s’installa, devenue plus claire, plus froide. Elle n’était plus une flamme désordonnée, mais un feu de forgeron : concentré, méthodique. Elle sculpta en moi un dessein sans pitié. Je sentis la promesse se cristalliser comme une lame invisible qui se formait dans ma gorge.
« Je le ferai souffrir, » ajoutai-je, sans ciller. « Jusqu’à ce que Rome entière s’en souvienne. »
Les syllabes avaient le goût du fer. Elles n’étaient pas destinées à un seul coup, mais à une longue opération : humiliation, dépouillement, exposition. Je n’allais pas simplement punir ; j’allais réécrire l’histoire de notre nom, reprendre le terrain perdu à coups d’humiliation publique et de démantèlement calme. Je visualisai la ville qui tournerait la tête vers nous, qui mesurerait le prix du trahison.
La pluie redoubla, martelant le toit comme un tambour d’annonce. J’appuyai ma tête contre la vitre, fermant les yeux un instant, non pour apaiser la douleur, mais pour mieux formuler le plan qui venait : qui interroger d’abord, qui pousser jusqu’à révéler sa loyauté, qui éliminer sans laisser de traces, et surtout, comment retourner les alliances à notre avantage.
Je remis ma veste, sentant contre mon cœur le papier froissé. La lettre de mon père devenait mon guide morbide. Et tandis que la villa ronronnait derrière moi, pleine d’êtres qui continuaient de parler et de rire comme si l’ordre naturel n’avait pas été brisé, je compris que dormir serait désormais une faiblesse. Ma nuit ne serait que veille, calcul et une patience féroce.
Je quittai le bureau, la promesse collée à la peau, la rage rôdant sous ma peau comme un animal prêt à bondir. Rome pouvait s’endormir si elle voulait. Moi, j’étais réveillé.