1880-2

2007 Words
La blanchisseuse… ? se disait le colonel en promenant son regard autour de lui. C’était un petit trou misérable ; mais il se savait tellement plus âgé que sa maîtresse qu’il ne trouva pas à propos de l’interroger sur la blanchisseuse. Mira était là de nouveau. Elle traversa bien vite le salon et s’assit par terre, la tête appuyée au genou du colonel. Le feu hésitant, qui avait vacillé faiblement, s’était éteint. « Laissez-le, dit-il avec impatience lorsqu’elle s’empara du tisonnier. Laissez-le s’éteindre. » Elle lâcha le tisonnier. Le chien ronflait, l’orgue de Barbarie jouait. La main du colonel reprit sa promenade du haut en bas du cou de Mira ; les doigts entraient et sortaient des cheveux épais. Dans cette petite pièce, si proche des autres maisons, le crépuscule tombait rapidement, et les rideaux étaient à demi fermés. Il l’attira à lui, il l’embrassa sur la nuque, puis sa main qui avait perdu deux doigts explora un peu plus bas, là où le cou rejoint les épaules. Une averse subite frappa le pavé et les enfants qui entraient et sortaient en sautillant de leur cage de craie s’enfuirent chez eux. Le vieux chanteur qui se dandinait sur le trottoir, une casquette de marin allègrement plaquée en arrière sur le crâne, et qui chantait à pleine voix : « Comptez vos bienfaits, comptez vos bienfaits… », releva le col de sa veste et se mit à l’abri sous l’auvent d’un café, d’où il termina ses injonctions : « Comptez vos bienfaits. Comptez-les tous. » Puis le soleil se reprit à briller et sécha le pavé. « Elle ne bout pas », dit Milly Pargiter en examinant la bouilloire du thé. Milly était assise à une table ronde, dans le salon qui donnait sur la façade d’Abercorn Terrace. « Elle est loin de bouillir », dit-elle encore. C’était une antique bouilloire de cuivre dont les ciselures, à demi effacées, représentaient des roses. Une maigre flamme vacillante s’élevait et s’abaissait sous la panse de cuivre. La sœur de Milly, Delia, guettait elle aussi la flamme, du fauteuil où elle se prélassait à côté de Milly. « Est-ce indispensable qu’elle bouille ? » demanda-t-elle au bout d’un moment, avec nonchalance, comme si elle n’attendait pas de réponse, et Milly n’en donna aucune. Toutes les deux regardaient en silence cette petite flamme errer sur le toupet de la mèche jaune. D’autres personnes semblaient attendues d’après le nombre d’assiettes et de tasses préparées, mais à ce moment-là les deux sœurs se trouvaient seules. Le salon était encombré de meubles. En face d’elles une vitrine hollandaise portait de la porcelaine bleue sur ses étagères et le soleil de cette fin d’après-midi d’avril semait sur le verre des taches brillantes. Au-dessus de la cheminée une jeune femme aux cheveux roux, vêtue de mousseline blanche, un panier de fleurs sur les genoux, leur souriait dans son cadre. Milly prit une épingle à cheveux dans son chignon et effilocha la mèche pour agrandir la flamme. « Mais ça ne sert à rien », fit Delia, impatientée, en l’observant. Elle s’agitait. Tout semblait prendre un temps interminable. Puis Crosby entra, elle proposa de descendre la bouilloire à la cuisine. Milly refusa. Comment pourrais-je mettre fin à toutes ces niaiseries, ces vétilles ? songeait Delia en tapotant la table avec un couteau, le regard fixé sur la maigre flamme que sa sœur taquinait avec une épingle à cheveux. Un chant de moustique s’éleva, plaintif, sous la bouilloire ; mais au même instant la porte s’ouvrit encore une fois, brusquement, livrant passage à une petite fille en robe rose, bien raide. « Il me semble que Nurse aurait pu te mettre un tablier propre », dit Milly d’un air sévère, copiant l’attitude d’une grande personne. Le tablier avait une tache verte comme si l’enfant venait de grimper aux arbres. « L’autre n’est pas revenu de la lessive », répondit Rose, la fillette, d’un ton bourru. Elle regarda la table, il ne fallait pas encore songer au thé. Milly appliqua de nouveau l’épingle à la mèche. Delia s’appuya au dossier de son fauteuil et tourna la tête pour regarder dehors. De sa place, elle apercevait les marches de la porte d’entrée. « Allons, voilà Martin », fit-elle, morose. La porte battit ; des livres claquèrent sur la table du hall, et Martin, un garçon de douze ans, entra à son tour. Il avait les cheveux roux de la jeune femme du portrait ; mais ils étaient en désordre. « Va te peigner, fit Delia sévèrement. Tu as tout le temps, ajouta-t-elle. L’eau ne bout pas encore. » Ils regardèrent tous la bouilloire. Elle continuait son chant mélancolique, à peine perceptible, tandis que la petite flamme tremblotait sous la panse de cuivre qui se balançait. « Au diable la bouilloire, dit Martin en se détournant brusquement. – Maman n’aimerait pas t’entendre parler comme ça. » Milly le grondait en affectant le ton d’une personne plus âgée. Leur mère était malade depuis si longtemps que les deux sœurs tâchaient en effet d’imiter sa manière d’être avec les enfants. La porte s’ouvrit une fois de plus. « Le plateau, Miss… », dit Crosby ; les mains occupées par le plateau, elle maintenait du pied le battant de la porte. « Le plateau, qui va le monter ? dit Milly, copiant toujours une grande personne qui veut montrer du tact avec les enfants. Pas toi, Rose. Il est trop lourd. Laisse Martin s’en charger ; tu pourras l’accompagner. Mais ne reste pas. Dis simplement à maman ce que tu as fait, et puis cette bouilloire… cette bouilloire… » Elle enfonça une fois de plus l’épingle dans la mèche. Le bec en serpent émit une mince bouffée de vapeur qui, intermittente tout d’abord, augmenta d’intensité, jusqu’à devenir un jet puissant, au moment même où l’on entendit des pas dans l’escalier. « Elle bout ! s’écria Milly. Elle bout ! » Ils mangèrent en silence. D’après les jeux de lumière reflétés sur le verre de la vitrine hollandaise le soleil devait apparaître et disparaître tour à tour. Parfois, une coupe brillait d’un bleu profond, puis devenait livide. Des lueurs furtives se déposaient sur les sièges de la pièce voisine. Ici, on voyait un dessin ; là, une plaque dénudée. La beauté existe quelque part, songeait Delia, et la liberté, et lui aussi existe, sa fleur blanche à la boutonnière… Mais une canne grinça dans le hall. « Voilà papa », s’écria Milly, les mettant en garde. Aussitôt Martin se tortilla hors du fauteuil paternel ; Delia se redressa, et Milly avança bien vite une grande tasse semée de roses qui ne ressemblait pas aux autres. Le colonel, du seuil de la porte, examina le groupe d’un air assez hostile. Ses petits yeux bleus en faisaient le tour, comme pour prendre quelqu’un en faute. Il n’y avait rien à redire pour le moment, mais il était de mauvaise humeur. Ses enfants s’en doutaient, avant qu’il n’eût parlé. « Petite canaille barbouillée », fit-il en passant devant Rose. Il lui pinça l’oreille. Elle étendit aussitôt la main sur la tache de son tablier. « Ça va bien pour maman ? » demanda-t-il en se laissant tomber tout d’une pièce dans le grand fauteuil. Il détestait le thé ; mais il en sirotait toujours un peu dans l’énorme vieille tasse qui avait appartenu à son père. Il l’éleva et en but une gorgée, par devoir. « Et comment vous êtes-vous comportés ? » demanda-t-il. Il promenait autour de lui ce regard brumeux, mais aigu, qui pouvait être bienveillant, mais qui, ce soir, était maussade. « Delia a pris sa leçon de musique, j’ai été chez Whiteley… » Milly avait l’air d’une enfant qui récite sa leçon. « Ah ! Tu viens encore de dépenser de l’argent ! observa son père avec vivacité, mais sans rudesse. – Non, papa. Je te l’avais dit. Ils se sont trompés dans l’envoi des draps. – Et toi, Martin ? demanda le colonel en coupant court aux explications de sa fille. En queue de la classe, comme d’habitude. – En tête ! s’écria Martin, lançant ces mots comme s’il ne les avait retenus jusqu’ici qu’avec peine. – H’m ! pas possible », fit son père, dont l’humeur sombre se détendit un peu. Il enfonça sa main dans la poche de son pantalon et en retira une poignée de pièces d’argent. Les enfants le regardaient alors qu’il cherchait à extraire six pence de ce tas de florins. Il avait perdu deux doigts de la main droite dans la révolte des cipayes et les muscles s’étaient rétractés, si bien que cette main ressemblait à la griffe d’un vieil oiseau. Il farfouillait et s’agitait, mais ses enfants n’osaient pas lui venir en aide car il avait toujours voulu passer outre à son infirmité. Les moignons luisants des doigts mutilés fascinaient Rose. « Voilà pour toi, Martin », finit-il par dire en tendant six pence à son fils ; puis il prit une autre gorgée de thé et s’essuya la moustache. « Où donc est Eleanor ? » demanda-t-il au bout d’un moment, comme pour rompre le silence. Milly lui rappela que c’était le « jour du Grove ». « Ah ! Le jour du Grove », marmotta le colonel ; il fit tournoyer le sucre au fond de sa tasse ; il semblait vouloir la briser. Delia tenta une remarque : « Ces chers vieux Levy », dit-elle, mais elle n’osait trop s’aventurer, à cause de l’humeur du colonel, bien qu’elle fût sa préférée. Il garda le silence. « Bertie Levy a six doigts à un pied », fit Rose tout à coup, de sa voix flûtée. Les autres se mirent à rire, mais le colonel les arrêta net. « Dépêche-toi, et va faire tes devoirs, mon garçon, dit-il en regardant Martin qui mangeait toujours. – Laisse-le finir son thé, papa, dit Milly, qui imitait encore les manières d’une grande personne. – Et la nouvelle infirmière ? demanda le colonel, en tambourinant sur le bord de la table. Est-elle arrivée ? – Oui… », commençait à dire Milly, mais il y eut un frou-frou dans le hall et Eleanor entra, au soulagement général, surtout à celui de Milly qui leva les yeux en songeant : Dieu merci, voilà Eleanor – la pacificatrice, la conciliatrice, le tampon entre moi et les passions, les disputes familiales. Elle adorait sa sœur. Elle l’aurait qualifiée de déesse et revêtue d’une beauté qui ne lui appartenait pas, de vêtements qui n’étaient pas les siens, si Eleanor n’avait pas porté une pile de petits livres tachés et une paire de gants noirs. Protège-moi, disait Milly, en lui tendant sa tasse, moi qui ne suis qu’une souris, un petit bout de fille, incapable, opprimée, comparée à Delia qui obtient toujours ce qu’elle veut, tandis que moi je me fais attraper par papa qui est grognon, je ne sais pourquoi. Le colonel sourit à Eleanor, et le chien roux lui-même, couché sur le tapis du foyer, leva la tête et agita la queue, comme s’il reconnaissait en celle qui entrait une de ces femmes qui vous donnent toute satisfaction, car elles vous apportent un os mais se lavent les mains ensuite. C’était l’aînée des filles ; elle avait environ vingt-deux ans et sans passer pour une beauté, elle était saine, et, malgré sa lassitude présente, d’un naturel heureux. « Je regrette d’être en regard, dit-elle. J’ai été retenue et je ne m’attendais pas à… » Elle regarda son père. « Je me suis libéré plus tôt que je ne pensais, fit-il vivement. La réunion… » Il s’arrêta net. Il s’était encore disputé avec Mira. « Et comment se comporte ton Grove ? ajouta-t-il. – Oh ! mon Grove… », fit-elle, mais Milly lui apportait le plat couvert. « J’ai été retenue », ajouta-t-elle, en se servant. Elle se mit à manger et l’atmosphère se détendit. « Maintenant, papa, raconte-nous », fit hardiment Delia – elle était la préférée –, « ce que tu es devenu. Est-ce que tu as eu des aventures ? »
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