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Ce jour-là, Gonzague osa une incursion et Elefther, étonné de voir son ami s’approcher de la table de ses calculs expérimentaux, l’accueillit avec enthousiasme.
— Vois-tu Gonzague, je crois que je tiens une hypothèse solide pour construire ma démonstration ?
— Elefther, sans aucun doute, tu parviendras avec talent et rigueur à établir les preuves de ce que tu souhaites démontrer ! Mon ami, pardonne-moi d’oser venir t’interrompre, je souhaiterais te parler d’un sujet qui me trouble et pour lequel je requiers ton avis.
Elefther, étonné par la solennité du ton, bien qu’habitué à l’emphase naturelle de Gonzague, referma tout de suite son ordinateur.
— Tu ne me déranges jamais ! Et de plus, mes travaux actuels ne sont pas urgents et par ailleurs je suis en vacances !
— Oui, c’est vrai, n’oublie pas que tu es en vacances…
— Rien de grave j’espère, reprit Elefther, invitant Gonzague à venir lui parler discrètement à l’abri du bosquet de lilas proche de Chronos, pensant qu’il s’agissait d’un problème personnel et confidentiel de santé.
Là, sous l’ombrage à l’écart, un banc de bois attend les spectateurs venus arbitrer les parties de pétanque se jouant sur le terrain de boules lui faisant face. Les deux amis s’y installèrent et Gonzague déroula son histoire. Elefther, tout ouïe, en appréhenda très vite les tenants et les aboutissants.
— Mais, quel hasard ! J’ai fait une grande partie de mes études de médecine avec le fils aîné des Offsherman ; son prénom est Eberd. Je me souviens fort bien de lui, un bon copain très brillant, qui a terminé son cursus médical en Allemagne. Il est parti à la fin de l’année du concours national de l’internat, après l’avoir réussi très bien classé, dans les dix premiers, me semble-t-il.
Personne n’a rien compris aux raisons de son départ. Depuis je ne l’ai plus jamais revu, et n’ai plus eu de nouvelles. Pourtant il faisait partie de mes très bons amis de fac ! Si la vie permettait à nos routes de se croiser à nouveau, j’en serais enchanté, mais cela me paraît peu probable. Dans mes souvenirs, il n’était pas en très bons termes avec son père ; ce dernier était PDG du laboratoire Kremser Science et c’est donc ce monsieur Offsherman qui t’a vendu son hôtel particulier ?
— Oui, c’est tout à fait cela Elefther.
— Vois-tu Gonzague, je me suis déjà rendu plusieurs fois dans ta demeure, avec Eberd, il y a maintenant plus de trente ans. J’ai en mémoire une immense bâtisse, dans un parc verdoyant aux cèdres géants. Elle se situe sur la colline saint-Romain, non loin de la faculté de médecine de Lyon Sud. C’est donc cette maison que tu as achetée ? Alors, bravo Gonzague ! À l’époque, c’était splendide, je pense que cela a dû le rester ! Mais en y pensant, il me semble que quelques mois avant le départ d’Eberd pour l’Allemagne, il s’était produit quelque chose d’étrange dans le développement d’un médicament du laboratoire de son père ! Un de leurs produits était passé en phase trois avec une rapidité pour le moins déconcertante !
Mes excuses, pour mon jargon médical ! Pour l’homme de la rue, la phase trois d’un médicament ne dit pas forcément grand-chose ! En fait, il s’agit de la période de développement où l’essai sur l’homme doit permettre d’enregistrer les résultats d’efficacité, de tolérance. C’est presque toujours lors de cette phase trois, que le laboratoire chargé du développement d’une molécule va demander à l’appui d’un dossier médical étayé, une autorisation de mise sur le marché, ou A.M.M. Bien sûr, il ne faut pas que les résultats soient biaisés… De nos jours, les contrôles sont assez draconiens et rigoureux, mais il y a trente ans en arrière, les A.M.M étaient plus facilement délivrées… Et la pharmacovigilance moins active… Nous avons malheureusement vu les désastres que cela a pu engendrer… Et crois-moi Gonzague, je suis vraiment très choqué et affligé dans mon éthique médicale et scientifique, mais à la fois peu surpris ! Par le passé, j’ai dû me confronter à des individus sans scrupule, capables d’interpréter favorablement des résultats plus que douteux, voulant servir des fins industrielles pharmaceutiques ! Je leur ai opposé une radicale fin de non-recevoir, menaçant de les traîner en justice. Je n’en ai plus jamais entendu parler ! Mais, je dois t’avouer que cette histoire m’a laissé un goût très amer, sur ce que peut devenir la morale médicale de certains, face aux intérêts financiers…
À l’évocation de ce mauvais souvenir, en un éclair, Elefther décida de s’investir dans cette affaire et d’en étudier à fond le dossier.
— Si tu le veux Gonzague, puisque jeudi tu te rends à Lyon avec Marius, je te propose de vous accompagner.
— Elefther, je n’osai te le demander… mais j’accepte très volontiers !
Confidences faites et accords pris, le professeur retourna à ses calculs.