II-2

1655 Words
Ary lisait, assis dans l’angle d’une fenêtre, mais fréquemment son regard se dirigeait vers le grand fauteuil du père – ce fauteuil qui ne servirait plus. Debout près de lui, Frédérique était plongée dans une rêverie douloureuse. Ses nattes noires, ramenées de chaque côté de son visage irrégulier et sombre, semblaient l’encadrer d’une parure de deuil. Parfois, un frisson soulevait ses épaules, et une sorte de sanglot passait dans sa gorge... Elle eut un tressaillement à l’entrée quelque peu bruyante du conseiller. – Quelle statue du désespoir ! s’écria la rude voix de ce dernier. Allons, Frédérique, du nerf ! du courage ! Je t’aurai crue une fille d’énergie, mais tu es une femmelette comme les autres, vraiment ! Ah ! les femmes ! Et le corpulent conseiller se laissa tomber sur un siège. Il faisait profession de dédain pour le sexe féminin tout entier et, en conséquence, avait si bien maltraité sa femme que la malheureuse était morte à la peine. Depuis lors, il vivait seul, n’ayant pu trouver une seconde victime pour son féroce égoïsme. Le pasteur s’approcha de Frédérique et lui prit doucement la main. – Tu peux regretter et pleurer un tel père, enfant, dit-il affectueusement ; mais, je t’en prie, essaie de réagir. Songe que nous sommes encore plusieurs qui t’aimons. Ta mère... – Ma mère, interrompit Frédérique d’un ton bas, avec un accent d’indicible amertume et une lueur farouche dans le regard, vous savez bien qu’elle ne m’aime pas, mon oncle ! – Que dis-tu, ma fille ? – Non, elle ne m’aime pas, parce que je suis laide et que je n’ai pas un caractère agréable comme Bettina, par exemple. Mon père m’aimait tant, lui ! murmura-t-elle d’une voix frémissante de douleur. Et je n’aimais que lui... Ary et vous me comprenez un peu, mais ce n’est pas lui... lui, mon père ! Elle retira sa main de celle de son oncle, et, allant s’asseoir dans un coin obscur de la salle, elle cacha sa tête entre ses mains... La fière, l’orgueilleuse Frédérique ne voulait pas qu’on la vît pleurer. Le pasteur Heffer la suivit d’un regard de compassion et, se retournant, il surprit la même expression dans les yeux d’Ary. – Cela est dur pour elle, murmura-t-il avec un triste hochement de tête. – Oui... et pour nous tous ! répliqua l’adolescent d’un ton frémissant d’émotion contenue. C’est un vide affreux, mon oncle ! – Eh bien, que chuchotez-vous donc là-bas ? dit le conseiller avec quelque impatience. Voilà Ary qui imite l’air lamentable de Frédérique et... Il s’interrompit brusquement... Une porte venait de s’ouvrir, laissant apparaître une petite fille aux grands yeux bleu sombre, et dont les épaisses boucles noires se confondaient avec la teinte lugubre de sa robe de deuil. Derrière elle se montrait Charlotte qui la poussait doucement en avant... Mais en apercevant le conseiller, la femme de chambre eut une exclamation de surprise craintive et un mouvement de recul. – Eh bien, avancez donc ! cria l’irascible personnage. Qu’est-ce que vous nous amenez là ? – C’est la fille de M. Bernhard, dit timidement Charlotte. – Ah ! ah !... voyons donc ! Avance, enfant, fit-il impérieusement. Elle obéit, bien que son cœur battît de terreur en voyant dirigés vers elle tous ces regards curieux ou hostiles. Elle s’arrêta non loin de Bettina, la jolie fillette blonde qui lui semblait sans doute moins malveillante que le reste de la famille. – Ainsi, tu es la petite Espagnole ? dit le conseiller en l’examinant curieusement. Quelle figure de martyre ! Tu composerais le trio avec Frédérique et Ary, ma parole ! – Ce sont des cœurs qui savent aimer, commença le pasteur, et... Un éclat de rire l’interrompit. – Toujours sentimental, Heffer ! Parce qu’on regrette quelqu’un, a-t-on besoin de rendre la vie insupportable aux autres en leur présentant des visages éplorés ?... Moi, par exemple, quand j’ai perdu ma femme... – Que fait ici cette enfant ? demanda une voix sèche. Mme Handen venait d’entrer et s’était arrêtée brusquement en apercevant Anita. – C’est vous qui l’avez amenée ici ? ajouta-t-elle en se tournant vers Charlotte. – Oui, Madame. La pauvre petite était si triste, si seule !... J’ai pensé qu’elle sentirait moins son chagrin et qu’elle pourrait se distraire un peu au milieu de ses cousins. – Voyez-vous cette Charlotte ! s’exclama ironiquement le conseiller. Elle a jugé cela opportun et elle l’accomplit aussitôt, sans rien demander ! Si vous étiez à mon service, ma fille... – Mais elle n’y est pas, monsieur le conseiller, dit la voix grave du pasteur, et son bon cœur l’a bien servie en cette circonstance. La place de cette enfant est ici, au milieu de sa famille. Il s’était rapproché et posa doucement sa main sur la noire chevelure d’Anita. Celle-ci leva les yeux et regarda avec un évident soulagement cette physionomie sympathique, empreinte d’une affectueuse pitié. Aux derniers mots de son frère, Mme Handen tressaillit, et une sorte de colère traversa son paisible regard. – Tu as des idées étranges, Hermann, dit-elle sèchement. Je croyais t’avoir fait comprendre que jamais... jamais la fille de Bernhard Handen ne serait considérée comme faisant partie de ma famille. J’accomplis la volonté de mon mari... je suppose qu’on ne peut rien exiger de plus... emmenez cette petite, Charlotte. Le pasteur eut un mouvement pour retenir l’enfant, mais Anita fit soudain un pas en avant... Ce n’était plus la petite créature triste et effacée de tout à l’heure. Sa tête fine se redressait fièrement, et cette même fierté étincelait dans les beaux yeux qui se fixaient sur Mme Handen. – Je vais partir, Madame, dit une petite voix résolue. Mon père chéri m’avait dit que je trouverai ici une mère pour remplacer celle... qui est au ciel, mais il s’est trompé. Puisque vous ne voulez pas de moi, je vais partir... oui, tout de suite ! – Voyez-vous ce petit coq !... Quand je vous disais, Emma, qu’elle pourrait vous causer des désagréments ! Regardez ces yeux furieux, cette mine de chatte en colère !... Eh ! petite malheureuse, que ferais-tu si on te mettait à la porte ? Tu n’es qu’une étrangère, sans parents, sans rien, enfin ! – Sans parents, sans rien ! répéta Anita avec désolation. Mais il y a bien des gens qui sont bons, dit-elle en relevant soudain la tête, et puis j’aime mieux mourir de faim que de rester ici. Je vais partir... En prononçant ces mots, elle regardait Mme Handen, et ce regard était plein d’une inconsciente et pathétique supplication. La veuve du professeur ne détourna pas les yeux de ce doux visage d’enfant, mais sa voix s’éleva, paisible et froide. – Ne jouez pas la comédie, petite. Vous devez rester ici, nous tâcherons de nous habituer à votre présence... Maintenant, allez avec Charlotte. Anita courba la tête. Plus que les dures et méprisantes paroles du conseiller, la glaciale indifférence de cette femme, de cette mère, venait d’infliger une douloureuse blessure à son cœur chaud et aimant. Elle se dirigea vers la porte, et Charlotte, l’attirant à elle d’un geste plein de tendre pitié, l’entraîna hors de la salle. En traversant le vestibule, la fillette lâcha tout à coup la main de la femme de chambre et s’élança vers un angle obscur. Elle revint, portant une mince petite gerbe composée de lilas blanc et de roses rouges. Les pauvres fleurs étaient à demi flétries, mais leur parfum délicatement pénétrant subsistait toujours. L’enfant y posa ses lèvres et les pressa ensuite tendrement sur sa poitrine. – Ce sont les fleurs que... qu’il n’a pas voulu laisser à mon père, dit-elle d’une voix pleine de larmes. Mais je les garde... Charlotte, ce n’est pas voler, n’est-ce pas ? – Non, non, bien sûr, ma petite chérie. M. le professeur aurait été si heureux de partager ses fleurs avec le cousin qu’il aimait tant ! Après le départ d’Anita, le silence régna quelques instants dans la salle d’étude. Le conseiller avait sorti sa pipe et la préparait avec un soin méticuleux. C’était pour lui une importante opération, qui seule mettait un terme, pour un peu de temps, à sa verve bruyante. Le pasteur arpentait lentement la pièce, mais il s’arrêta bientôt devant sa sœur qui s’était assise à sa place accoutumée et attirait à elle une corbeille à ouvrage. – Crois-tu vraiment, Emma, accomplir de cette manière l’exacte volonté de ton mari ? demanda-t-il gravement. Ce qu’il a promis pour l’enfant, c’est l’affection, ce sont les soins d’une mère... – Non !... mais Heffer, vous êtes incroyable ! s’exclama le conseiller. Pour le coup, il avait abandonné sa pipe et, dans l’excès de sa stupéfaction, se soulevait à demi sur son fauteuil. – Oui, véritablement, vous avez quelque chose là, mon ami ! fit-il en se frappant le front. Selon vous, Emma serait obligée d’aimer cette étrangère, de la traiter comme sa fille, de l’avoir toujours sous les yeux, elle qui lui rappelle de si lamentables souvenirs ! Elle doit pourtant s’estimer bien heureuse, cette fille d’aventuriers, qu’on la reçoive, qu’on l’héberge dans l’honorable maison Handen, sans encore prétendre à autre chose ? N’est-ce pas ton avis, Ary ? Ary jouissait de la part de son grand-oncle d’une certaine considération due tout à la fois à la fermeté orgueilleuse de son caractère et au précoce talent qui flattait l’immense vanité et les goûts de mélomane du conseiller. À cette question, il se leva et se rapprocha du groupe formé par sa mère et ses oncles. – Certes, dit-il vivement. Il serait vraiment intolérable d’avoir sans cesse au milieu de nous cette petite fille aux yeux effarés qui semblent toujours demander quelque chose. Comme vous le dites, mon oncle, nous la supporterons pour remplir la promesse faite par mon père bien-aimé, mais elle est et doit rester une étrangère. Les yeux de Frédérique se levèrent vers son frère, plein d’une approbation tacite... Une lueur de satisfaction traversa le regard de Mme Handen. – À la bonne heure, Ary, tu as compris la situation. Maintenant, laissons cette ennuyeuse question ; c’est assez s’occuper de cette petite. – C’est aussi mon avis ! déclara le conseiller en reprenant sa pipe. Eh bien ! vous partez, Heffer ? – Oui, j’ai un mot à dire au Dr Rusfeld. Je reviendrai un instant avant de reprendre le train... car je vois que tu n’as pas besoin de moi, Emma, dit-il avec une imperceptible ironie. Elle fit de la tête un signe négatif, sans arrêter la marche de son aiguille. Hermann Heffer avait toujours vu sa sœur en possession de cette impassibilité, de ce calme imperturbable, qui était attribué souvent à un cœur sec et indifférent. Mais lui savait qu’en ces quelques jours, une des plus grandes souffrances qui puissent atteindre Mme Handen avait fondu sur elle. Le pasteur Heffer eut un soupir de soulagement en mettant le pied dehors. – C’est curieux ! murmura-t-il, combien cette maison me paraît froide ! Il semble que la vie en soit partie avec Conrad... Et cette pauvre petite qui va vivre au milieu d’une telle hostilité ! Quelque chose d’humide mouilla sa paupière en songeant aux deux belles petites filles qui étaient la joie de son logis, à la douce créature qui était sa femme et qui, elle, eût si bien accueilli la petite orpheline.
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