Préface
Danse avec la Mort
Il court, il court le sida : il entraîne dans sa danse toute une galerie de personnages qu’on croirait sortis d’un roman de Genet par leur gouaille et leur flamboyance, mais qui sortent en fait de la mémoire de Marie-Pierre Pruvot et dont l’évocation permet au lecteur de parcourir le plus singulier des cimetières.
Journal de bord d’une rescapée ? Réalisme magique appliqué au récit d’une hécatombe ? Carnaval mortuaire sous forme de parabole ? On aura raison d’hésiter à déterminer le genre littéraire du cinquième tome des mémoires de Bambi, tout comme on acceptera, au fil des pages, d’hésiter entre le rire et les larmes : si nos héroïnes ne peuvent refuser la main macabre du « sidoux », elles opposent à l’inexorable défaite du corps malade une fête où les traits d’esprit, l’art de la dérision et l’entretien des souvenirs se conjuguent sur fonds de bulles de Champagne, d’éclats de rire et d’une tendre complicité entre amies qui sont toutes des anciennes du Carrousel, de ce mythique cabaret parisien qui a marqué la culture de cabaret transgenre des années 1950 jusqu’aux années 1970.
Ressuscitant un jargon d’époque propre aux cercles des transsexuels et des gays que fréquentait Bambi (où aller à la tirette veut dire se faire faire un lifting et être bordille signifie être une traînée), on découvre chaque personnage à travers son nom de scène (Lola, Délire, Mimi, La Fée, Léda Label, Everest, Charmeuse, etc), étant donné que chaque personnage mène sa vie naturellement comme un rôle extraordinaire adapté pour la vie quotidienne, face au miroir devant lequel Baudelaire recommandait que tout artiste se prenant pour œuvre d’art devait vivre en permanence. Les années du Carrousel sont finies, certes, mais la vie reste une apparition où l’on défie avec esprit et artifice la marche du Temps et l’éboulement des nouvelles générations. Le gai cimetière propose, avec beaucoup de pudeur et de dignité derrière ce vernis de fanfare, la dernière entrée en scène des amies de Bambi qu’elle accompagne dans leur lutte contre la maladie en ce début des années 1990, au plus fort de l’épidémie du sida.
« Il y a des gens qui disent qu’elle a la bête, mais va savoir », « Je me demande quelle sera la prochaine, je sens rôder la mort », « il fallait être raisonnable, ne pas voir du sida partout ». C’est la grande question qui structure la première partie du récit : qui a la bête et qui ne l’a pas encore, qui l’avoue enfin et qui persiste à le nier. On apprend qu’Angelo est parti en prison, alors qu’il était à l’hôpital. Que Belciel a un kyste au cerveau, qu’il ne faut pas confondre avec une maladie opportuniste. Que Lola ne peut assister à l’enterrement de Charmeuse parce qu’elle souffre des infiltrations de silicone, et seulement de cela. On entre dans le Gai cimetière comme dans les premières pages du Fil, ce beau roman de Christophe Bourdin : entre déni, espoir et hypocondrie. Puis vient le temps où pudiquement, face à l’imminence des hospitalisations à répétition, on se déclare malade à des amis choisis juste avant que le sida lui-même ne se déclare, c’est-à-dire que l’on passe du statut de séropositif à celui de sidéen. Les deux héroïnes du roman, Délire et Lola, se déclarent à Bambi, et cette dernière nous invite à la suivre dans les coulisses de ce double et ultime accompagnement.
Chaque communauté a ses préjugés, et au début de l’épidémie, les anciennes du Carrousel pensent que le sida ravage les homosexuels et les travestis, mais les ignore : elles sont miraculeusement épargnées par la bête (l’auteur parle, rétrospectivement, d’un « accès de folie collective »). Or l’abattage n’épargne personne, et très vite le fléau gagne aussi le cercle des anciennes. Un triangle structure le récit : Bambi, personnage de confiance en raison de son intégrité et de son ancienneté, est la confidente de deux amies qui entretiennent une relation des plus ambiguës entre elles, et qui sans jamais se revoir se parlent beaucoup au téléphone et s’observent dans leur lutte mutuelle pour la survie. D’un côté, Délire la jeune g***e, indépendante, qui a conservé ses seins mais s’est remise en garçon et fait une carrière de journaliste au service de David Girard (ancien prostitué devenu un potentat du business gay, se racontant dans Les nuits de citizen gay). Fière et farouche, Délire aimait s’habiller en rien du tout et se tenait autant que possible à distance du milieu qu’elle devait pourtant labourer pour son métier. On l’imagine très bien entre la Divine de Genet et celle de John Waters. À l’opposé, plus vieille école, la spectaculaire Lola, qui sort en Lola, et qui incarne avec éclat le glamour de la femme vamp à l’épreuve de la vieillesse et des naufrages amoureux : elle évoque la Lola Montès de Max Ophüls et aussi celle de la chanson de Copacabana (her name was Lola, she was a showgirl). Tandis que Délire voudra mourir le plus loin de toutes, Lola finira par se déclarer auprès de ses amies qui l’assisteront dans son agonie. Peut-être que la scène la plus touchante du roman est celle où Bambi, auprès de Délire à l’hôpital, découvre l’importance de sa mère dans sa vie : « c’est mon ange », murmure péniblement une Délire épuisée. Le lecteur, comme Bambi, n’oubliera pas l’image de l’étreinte et du b****r entre Délire et sa mère dans l’antichambre de la mort.
Le gai cimetière est un document de première importance sur les ravages du sida dans la communauté transsexuelle : il existe si peu d’archives, de littérature, de documents sur le lourd tribut payé par les trans (aujourd’hui encore) à l’épidémie du sida. On y découvre aussi des questions spécifiques à cette communauté, par exemple la peur de perdre sa féminité et de ne plus pouvoir passer à cause des avancées de la maladie (Lola subit une ablation des seins), et aussi la peur que pendant l’enterrement, on parle de la défunte au masculin ou que sa famille barre l’accès aux amies transsexuelles (comme dans le cas de Sloughi). Enfin, et surtout, Le gai cimetière est une épopée de l’amitié, du lien intense, parfois conflictuel et moqueur, mais toujours d’une tendresse et d’une force bouleversantes, qui a soudé les anciennes du Carrousel dans cette épreuve de l’épidémie où les rescapées ont passé leur temps à soutenir celles qui ont lutté contre la maladie. On a presque honte d’être encore vivant et en bonne santé lorsqu’on referme la dernière page du livre, et en même temps on a envie de faire comme Bambi et les autres survivantes à chaque retour d’enterrement : ouvrir une bouteille de Champagne, boire en l’honneur de la disparue et lui rendre hommage en faisant malgré tout triompher la bonne humeur.
Les lecteurs assidus de Bambi reconnaîtront son univers : les références à Saint-Simon et Madame de Boigne, le passage météorite de Coccinelle, l’exercice peu flatteur de l’introspection et l’entretien sans faute du jardin de l’amitié. Il faut saluer le style du roman, ou plutôt la qualité de sa morsure : il retranscrit avec finesse et cruauté cette danse avec la mort qui rythme tout le livre. Lorsque Lola connaît un regain d’énergie : « La maladie s’était faite discrète, la malade régnait ». La prose se fait féline, la syntaxe parfois d’un euphémisme tranchant, miroitant ce jeu du chat et de la souris des personnages face à la bête. Les parties s’enchaînent implacablement, comme les cycles de la maladie, et garnissent immanquablement les tombes d’un cimetière dont le lecteur se souviendra longtemps encore.
Maxime Foerster
Auteur de Elle ou lui ? Une histoire des transsexuels en France
Professeur de littérature française à Southern Methodist University, Dallas, Texas.
Avertissement au lecteur :
Les photos qui figurent dans cet ouvrage avec l’autorisation des personnes représentées ne sont là que pour donner corps aux personnages du roman, qui sont fictifs.