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C’était comme la mort. Angoissant. Irrémédiable. M’arrachant au cauchemar, les yeux toujours fermés, je repoussais l’image encore si vive qui m’avait assaillie dans le sommeil. « Bonjour, Monsieur ! » me disaient des élèves accourus vers moi de tous les coins de la cour du collège. Ils n’étaient pas moqueurs. Leurs regards étaient accusateurs, dénonciateurs. Dans l’impossibilité de fuir, d’agir pour me défendre, je m’étais réveillée, terrorisée.
Je voulais chasser l’image dévorante, chasser la voix nombreuse, « Bonjour, Monsieur ! », mais l’affreuse scène vivait imprimée en moi. Je reconnaissais, à peine interprétée et amplement dramatisée, l’aventure récemment arrivée à Lola. Dans la rue, en bas de la chambre de bonne qu’elle habitait provisoirement, se détachant d’un groupe de petites filles, deux gamines entre dix et douze ans s’étaient approchées d’elle et lui avaient dit haut et fort « Bonjour, Monsieur ! » Lola avait pensé s’évanouir. Je la comprenais maintenant. Elle aurait aimé disparaître sous terre non sans avoir auparavant occis les fillettes. Mais, rassemblant toutes ses forces, elle avait mimé l’inattention et avait rejoint l’air distrait, dans l’espoir qu’elle n’aurait rien remarqué, Gina qui l’attendait à quelques pas.
Le soir, venant dîner chez moi, Lola avait raconté l’affaire et ajouté ses commentaires : « Ce serait arrivé chez moi, à Pigalle, ça n’aurait pas été grave. Tout le monde me connaît, et les gamines auraient pu s’égosiller, elles n’étaient que deux gamines mal élevées. Tandis que là, dans ce quartier, c’est comme si elles m’avaient crié “travelo, travelo !” Je me demande bien qui a pu leur dire, les renseigner, les pousser peut-être… À moins que ça ne se voie, qu’elles n’aient compris elles-mêmes… C’est horrible, je ne vais plus oser sortir… Et le comble — je ne t’ai pas tout raconté — Tu ne sais pas ce qu’a fait cette idiote de Gina qui a un œil terrible et qui avait tout remarqué ? Au lieu de faire la morte, elle va droit aux gosses — pour montrer qu’elle passe mieux que moi — et leur dit en prenant sa petite voix :
— Les enfants, c’est pas gentil ce que vous avez dit à la dame !
— C’est pas une dame, c’est un monsieur !
Tu te rends compte, ces gosses, quel culot !... Et j’ai été forcée d’entendre tout ça, plus morte que vive… L’autre idiote a insisté. Elle est partie dans des explications :
— Ne dites pas de bêtises. Vous croyez que c’est un homme parce qu’elle porte une perruque. C’est qu’elle a perdu ses cheveux à cause d’un traitement contre le cancer.
Mais tu te rends compte d’une conne ! Non seulement parler de chute de cheveux, avouer une perruque — pourquoi pas une prothèse dans les seins et les hanches en silicone, tant qu’elle y est —, mais encore aller m’inventer un cancer, à moi qui suis superstitieuse… »
Tout en faisant les cornes pour conjurer le sort et pour m’amuser, Lola avait commencé à sourire et avait poursuivi : « Je lui ai dit :
— Dans ce cas-là, il vaut mieux se taire, faire la sourde oreille !
Elle m’a répondu :
— C’est ça ! Je vais laisser dire qu’on est des travelos. Toi, tu risques rien, tu rentres à Pigalle, tandis que moi, je reste, voilà le Hixe ! »
Lola avait éclaté de rire en répétant le cuir de Gina. C’était sa vengeance. (Les cuirs de Gina faisaient partie des gags de notre petit groupe.) Elle riait aussi d’elle-même, de ses frayeurs. En même temps, elle se moquait d’une critique que je lui faisais souvent, et qu’elle feignait de ne pas entendre : cette perruque était excellente pour la scène, elle était même bonne pour aller la nuit faire la jolie chez Angelo, mais, à la ville, ça ne passait pas, ça faisait homme en femme…
Lola avait ri, mais les faits n’en étaient pas moins inquiétants. Sans la perspective de rentrer chez elle dès que son immeuble serait réhabilité, là-bas, à Pigalle, où elle se fondait dans la faune ordinaire, jamais elle n’aurait pu trouver la ressource de surmonter la dénonciation des regards, les quolibets, toute l’hostilité du quartier.
Mais moi. Je m’étais vue dans les mêmes affres que Lola. J’avais beau vouloir tenir ce cauchemar pour rien de plus qu’un mauvais rêve, le mal ne m’en avait pas moins atteinte. Il me rongeait. J’en voyais chaque jour les progrès, et chaque jour mon cœur se serrait davantage, tout mon être se nouait dans la crainte, dans l’attente de l’événement mystérieux et terrible. Perdre mes cheveux. Qu’en serait-il dans quinze jours seulement, à la rentrée, si le mal poursuivait sa progression au rythme où il me ravageait depuis huit jours ? Que faire ? Que dire ? Comment paraître devant l’administration, les collègues, les élèves ? Pas de parade. Dans ma folle angoisse — la nuit, tout se dramatise —, je m’en prenais à Lola du mal qui m’arrivait. C’était elle qui m’avait mis peu à peu en tête que j’avais vieilli. Oui, c’était elle qui l’avait dit : « Dommage d’avoir été si belle et de se retrouver toute chiffonnée, les traits tout affaissés… » Depuis, je ne m’étais plus vue qu’avec des bajoues, le front labouré, les yeux battus. J’avais couru à la tirette acheter à prix d’or un peu de jeunesse. Et j’en avais été satisfaite jusqu’au 14 juillet. Lola disait : « C’était pas un luxe ! »
Et maintenant ? Dès le premier shampoing, les cheveux étaient tombés en abondance. Le déplorable phénomène n’avait fait que s’amplifier. Je me demandais, à voir l’épais volume resté dans les dents du peigne comment je pouvais en avoir encore sur la tête. J’en parlais discrètement autour de moi, on me répondait sur le même ton détaché que j’avais pris pour questionner, que c’était normal après une telle opération. Pas sûr ! Maintenant la chute avait pris en profusion et en compacité, et on voyait, sous l’éclairage de la salle de bain luire la peau du crâne à travers les rescapés. J’étais déjà obligée de recourir à des ruses de chauve pour pouvoir sortir sans autre artifice, et la bombe de laque faisait régner sur ma tête un ordre despotique, mais précaire : un fort vent l’aurait malmené… Et il soufflait toujours dans la cour du collège un vent d’aérodrome.
Chaque heure, chaque seconde, la catastrophe s’aggravait, je me désagrégeais. Tout mon être s’envolait avec mes cheveux morts, et je ne sentais vivre en moi qu’un être inconnu qui s’épuisait à maintenir une apparence. Non ! La rentrée ne pouvait pas se faire. En vacances, on reste chez soi, à l’abri des regards. On sort si on peut, quand on veut. Mais au travail, affronter une multitude d’yeux inquisiteurs, malveillants ! Je me sentais défaillir. Lola s’était fait insulter par des gamines. Tant pis pour elle. Elle l’a un peu cherché. Je lui ai dit et répété que sa perruque est très belle, qu’elle lui va très bien, mais pas à la ville. Elle aurait été parfaite en scène, à l’époque heureuse du Carrousel, ou, à défaut, la nuit, assez bonne pour fréquenter ce bouge de chez Angelo, avec maquillage et tenue de star. Là, d’accord ! Mais en plein jour, pour faire ses courses ! Et dans le métro, à toujours avoir peur de la bousculade, ou que quelqu’un la lui arrache, pour jouer, comme ils disent. Cette énorme touffe platine, agrémentée de lunettes papillonnantes, et des mains avec des ongles immenses et d’un rouge… ça ne va pas avec des chaussures plates et un jean, dans le métro, même en dissimulant un peu l’énorme poitrine… L’œil était trop attiré… Lola ne comprenait-elle pas une chose aussi simple ? « C’est une crétine », disait Délire. Il est vrai qu’elle le disait de tout le monde, y compris d’elle-même. Il y avait un peu de ça. Pourquoi ne pas faire permanenter ses cheveux pour leur donner un peu de volume. Il lui en restait bien autant qu’à moi… Ou alors une petite perruque châtain clair, discrète. On ne penserait pas même à détailler, à comprendre… elle passait. Mais avec la toison de la fortune, ou peu s’en faut, elle attirait l’œil. On voyait. Ça se voyait, elle ne passait pas. Ce n’était pas sans raison que j’évitais de me montrer avec elle dans certains endroits : autant me dénoncer moi-même, surtout si moi aussi, désormais, comme elle, je…
En me réveillant du cauchemar, au lieu d’en sortir, je m’y replongeais. L’hypothèse d’une si grande misère m’était insupportable. Pourtant, je la voyais approcher d’instant en instant. Au-dehors, la nuit était d’un calme bouleversant. C’était comme un vide immense que mon imagination peuplait de visions effrayantes. Maintenant, ma dégradation s’imposait à moi. Je l’avais dans l’esprit, monumentale, qui s’infiltrait dans les coins et les plis, imprégnait tout, colorant tout des sombres teintes de mon deuil. Je voulais me raisonner, relativiser, me comparer à des camarades très malades, peut-être condamnés, il me semblait que ma croix était plus lourde, puisque je devais trouver une solution urgente, que je n’en imaginais aucune qu’invivable, honteuse, et que le temps passait, passait, et détruisait. Et je me représentais Lola venant dîner chez moi, le soir même, comme prévu, arrivant accablée de soucis, de faux cheveux et de canicule, et j’y voyais une image de moi-même, inattendue, et que j’aurais voulu terrasser. Non, Lola ! Ne viens plus, ne viens plus me voir, je te hais !
Non seulement je lui reprochais d’exister, je m’en prenais aussi au sort qui l’avait rapprochée de chez moi. Depuis que son immeuble avait brûlé et qu’elle avait miraculeusement survécu grâce à un ancien pompier qui se trouvait chez elle, elle s’était exilée de Pigalle et habitait à proximité de chez moi, dans l’immeuble de Gina. Elle venait me voir au moins deux fois par semaine. Je l’aidais, nous dînions, je la raccompagnais. Que de lettres d’affaires querelleuses et compliquées ne m’avait-elle pas déjà fait écrire. Et recommencer un grand nombre de fois, soit qu’elle eût oublié un détail ou confondu les personnes, les objets ou les dates, soit que je n’eusse pas pris un ton assez menaçant, ou encore que je n’avais tout simplement rien compris à ce qu’elle m’avait expliqué. Si je rechignais à tout reprendre, c’était elle qui gloussait, se moquait de moi, prétextait qu’elle avait fait exprès pour tester mon amitié, ma patience, mon savoir-faire. Invariablement, je cédais. Alors elle recommençait à me raconter ces histoires abracadabrantes, ses démêlés sans fin avec son syndic, et je me donnais un mal fou à retrouver le fil de cet écheveau inextricable.
Eh bien, non ! c’était fini, je ne voulais plus rien entendre, je ne voulais plus la voir jusqu’à ce que son immeuble soit restauré, et qu’on reprenne, comme avant l’incendie, un rythme de rencontres éloignées. Ou plutôt, pas de rencontres du tout. Pourquoi la revoir ? Au nom d’un passé commun, strip-tease, Carrousel, travelo ? Merci beaucoup. Je m’en étais dégagée. J’avais changé de vie. J’étais une honorable fonctionnaire. Tandis qu’elle… Il fallait rompre tout de suite, lui fermer ma porte. Elle ne m’apportait plus rien. Elle me compromettait. Elle était morte pour moi.
***
Voilà comment je m’étais rendormie. La haine de Lola, mon amie, ma sœur, m’avait envahie, était venue refouler l’angoisse de me voir devenir chauve, et m’avait doucement ouvert les portes du sommeil. Lorsque le soir elle arriva chez moi, toute vibrante encore de cette agitation qui donne l’impression d’agir, elle était bien loin de se douter que j’étais passée la nuit précédente par une crise dont elle avait fait tous les frais. Elle se mit aussitôt à babiller à propos de carrelage, de moquette, de rideaux, de meubles, et, agitant les lettres du syndic, de l’entrepreneur, ronchonna après ces magouilleurs à qui elle allait apprendre à vivre. Ils allaient voir un peu s’ils l’a prenaient pour une andouille ! « Monte dans ton bureau, tu vas voir la réponse qu’on va leur faire, ils vont être verts de peur. » Elle se rendit compte à mon expression que je n’allais pas bien, que ce n’était pas le moment. « Bon, bon, c’est pas pressé, on fera ça demain. Qu’est-ce que tu as, ça ne va pas ? Tu trouves que je t’ennuie ? Puisque c’est comme ça, pour t’amuser, je vais t’en raconter une bien bonne. »
Nous étions assises dans la véranda. J’étais censée servir un verre de vin en apéritif, je ne le faisais pas. Elle commençait déjà à sourire de ce qu’elle allait raconter : « Je suis allée hier chez Angelo. » Elle riait, guettant sur mon visage une expression de réprobation, car je lui conseillais de ne plus fréquenter ce bouiboui où se côtoyaient les putes du Bois, les voyous, la drogue, le virus, la mort. Si j’avais quitté le Carrousel depuis des années, Lola y était restée, doyenne d’âge, à chanter, à danser, à strip-teaser, jusqu’à ce que notre cabaret ferme définitivement. Le chômage, alors, n’avait pas effrayé Lola. Pourquoi se serait-elle laissé abattre ? N’avait-elle pas jusque-là, chaque nuit, après le spectacle, rejoint le bar d’Angelo, entre quatre et six heures jusqu’à des huit et neuf heures du matin, pour finir avec quelques amis au « Lola’s Bar » c’est-à-dire chez elle, dans son salon, pour ne se coucher que vers midi ! Assurément, elle n’avait pas attendu après le Carrousel pour vivre et s’amuser. Aussi, avait-elle fait comme si le naufrage de notre cabaret n’avait pas été un drame. Elle avait continué tous les soirs à se peindre comme pour la scène et était arrivée chez Angelo dès minuit, pour y rester jusqu’au matin, assistant au retour progressif de toutes les bonnes gagneuses du Bois dont un des luxes était de faire couler à flots du champagne pour fêter Lola.