Fêter ! Fêtée, oui ! Mais comme une ancêtre. Car il y en avait de si jeunes qu’elles pouvaient se dire : « Dans trente ans je serai comme elle, et même sans doute un peu mieux. » Elles pouvaient voir venir… Et Lola dans la pénombre, la fumée, l’alcool, continuait de vivre sa vie. Elle arrondissait ses fins de mois (c’est là qu’elle avait connu « Pas-la-Frite » qui l’avait tant aidée.) Elle y trouvait aussi des plaisirs de passage, parfois joignant l’utile à l’agréable. Depuis que son immeuble avait brûlé et qu’elle s’était réfugiée près de chez moi, elle n’allait plus chez Angelo qu’à l’occasion. Je l’en blâmais moins qu’elle croyait, ou qu’elle feignait de croire, car c’était un jeu pour elle, une taquinerie, de m’annoncer sa dernière nuit dans le bouge.
J’étais trop plongée dans mes angoisses pour réagir à son récit. Elle, par ses mimiques et ses intonations, se promettait d’attirer mon attention : « Hier, soir, des amis m’ont invitée à aller chez Angelo ! J’ai sauté sur l’occasion, car on dit qu’Angelo est en prison et je voulais en savoir plus. Mais ce n’est pas de ça que je veux te parler. Je te dirai tout ça une autre fois. C’est très grave… Il y a anguille… »
Jamais je ne m’étais sentie si mal à l’aise à entendre Lola. Maintenant son arrivée chez Angelo, l’accueil que lui avait fait Lucy-Fleur, la barmaid, tout m’indisposait. Lola s’en rendit compte. Elle abrégea l’introduction et poursuivit : « Vers trois heures du matin, il y avait une ambiance d’enfer. Il y avait le Bois et l’arrière Bois, beaucoup de Brésiliennes, Bicha ! riches de la nuit, qui dépensaient sans compter : Lola, mi amor ! le champagne coulait à flots. Je te jure que je n’en ai pas bu une seule goutte… Je n’ai bu que du Whisky. » Elle me taquinait, cherchait à susciter mes rires habituels… Mais moi, loin de me laisser distraire, agressée par ma catastrophique chute de cheveux, je sentais renaître les sentiments hostiles qu’elle m’avait inspirés pendant la nuit. Je la regardais, je la détaillais, je ne la reconnaissais plus : elle n’avait plus que des défauts. Et qu’avais-je fait, folle que j’étais, je l’avais prise pour modèle et j’avais suivi ses conseils !
Elle était un peu plus âgée que moi, mais je m’y étais prise avant elle et je l’avais vue débuter au Carrousel. Tout de suite, elle avait été ravissante, conforme à nos canons. Sachant déjà chanter, danser, et surmonter le trac, elle s’était vite classée parmi les meilleures d’entre nous. Il aurait fallu qu’elle se maintienne telle quelle, en s’adaptant aux modes qui changent et aux années qui filent. L’émulation, qui l’avait poussée à se surpasser, lui avait fait perdre la tête. À l’époque où j’avais quitté le cabaret, Lola avait quarante ans et subissait la concurrence : les débutantes n’avaient pas encore la moitié de son âge. Il fallait être jeune ou n’être pas. C’est la loi. Les prothèses, le silicone, la chirurgie esthétique, elle avait tout mis en œuvre pour rester dans le vent, et toute nouveauté aperçue sur une Brésilienne ou rencontrée à Tokyo, elle la voulait, se l’appliquait, faute de quoi elle se serait sentie dépassée. Elle n’avait pas hésité à se montrer avec Charmeuse, son inséparable amie de cette époque, dont on disait qu’elle faisait gamine, et elle avait soutenu la comparaison.
Et je la voyais maintenant en pantalon négligé et chaussures plates, avec son énorme poitrine, sa grande perruque platine, ses lunettes papillonnantes, sans maquillage, sauf le rouge sur ses interminables ongles, et je trouvais tout cela ridicule. Et c’est elle qui m’avait conseillé la tirette, et moi qui l’avais écoutée… j’allais en être chauve… la haine… la haine !
« Bref, dit-elle enfin, qui je vois entrer ? La Charmeuse ! »
Elle était sûre, en me parlant de Charmeuse, qu’elle m’intéresserait. « La Charmeuse, mais dans un état ! Saoule, mais saoule ! Elle titubait. Pas étonnant qu’elle soit toujours malade, à l’hôpital, en maison de repos… avec un régime pareil. Il y a des gens qui disent qu’elle a la bête, mais va savoir. Il n’y a pas que le sida qui rende malade : l’alcool, la drogue, passons. Tout à coup elle me voit, elle vient à ma table pour m’embrasser en vacillant, en se cognant aux gens, aux chaises, enfin, tu vois. »
En prenant un air un peu dégoûté, en racontant son histoire avec une ironie légère, Lola avait un ton conforme à celui que nous avions entre nous et qui aurait dû m’amuser. Elle ne pouvait plus mal tomber. L’anecdote sur Charmeuse était pathétique. La pauvre devait avoir la quarantaine, elle était alcoolique depuis une quinzaine d’années. Elle m’avait presque avoué, à mots couverts, il y avait quelques années, qu’elle avait le sida. Je n’étais pas sûre d’avoir bien compris. C’est si dur à dire, à admettre. À sa dernière sortie d’hôpital, elle m’avait juré qu’elle ne buvait plus une seule goutte (Délire aussi me l’avait juré), car les docteurs lui avaient promis qu’elle pourrait vivre normalement en menant une vie saine. Je l’imaginais, arrivant dans ce rade, titubant. Elle avait dû avoir une crise de désespoir. J’en avais la nausée.
Lola le sentit. Elle insista à peine, puis dévia : « Elle vient m’embrasser à ma table… j’aurais préféré qu’elle m’en dispense. »
« Écoute, me dit-elle après un silence, qu’est-ce que tu as qui ne va pas ? Tu nous as pas même servi un petit verre. » Alors soudain, n’y tenant plus, je dis, sur le ton de l’aveu longtemps retenu, que j’étais à bout, que presque tous mes cheveux étaient partis, qu’on voyait déjà briller le crâne à travers les rescapés, que les survivants ne vivraient pas longtemps. Si elle ne s’en rendait pas compte, c’est qu’elle était aveugle, que dans les quinze jours, il faudrait que j’aie trouvé une perruque. C’était pour moi une catastrophe, car mes élèves, autant que mes collègues, s’en rendraient compte. Telle que je serais, enlaidie, virilisée peut-être avec la perruque, il y aurait toujours quelqu’un pour me dénoncer, j’en avais fait un rêve prémonitoire, c’était une horreur.
Elle se doutait bien de ce que j’endurais, elle qui, sans avoir de compte à rendre à personne, en souffrait tant. Alors, moi ! soumise aux contraintes des fonctionnaires ! Je voyais annulés tous mes efforts passés : le cabaret, la vie de nuit, le succès, tout abandonné jeune encore pour reprendre mes études, réussir des examens, tous ces sacrifices seraient anéantis par un crétin qui viendrait fatalement m’appeler travelo. Lola rentrée à Pigalle, qui irait penser à la dénoncer en quoi que ce soit ? Sa vie allait reprendre, la mienne était détruite.
Elle aurait dû éclater de rire devant cette angoisse étalée sans pudeur. Car il était impossible que je ne l’aie jamais humiliée — involontairement, ce qui n’est que plus cruel — à cause du mauvais état de ses cheveux. Elle aurait dû prendre sa revanche. Je crus un moment qu’elle le faisait : « Écoute, ne t’affole pas, tu n’es pas encore chauve, tu as même assez de cheveux. Tu en as plus que moi. Et puis même, tu sais, ce n’est pas parce que j’adore ma grande perruque que je ne peux pas te trouver une petite katsura dans le ton, la coiffure, et même la nature de tes cheveux et personne n’y verra rien que du feu... Allons demain au passage de l’Industrie. On trouvera une affreuse galette, mais tu verras… Tu sais que je m’y connais, que je fais des miracles. Tu la porteras chaque jour une heure ou deux pour qu’elle se fasse et que tu t’y fasses. Et dans quinze jours ce sera fait. Le cœur me saignait à cette tragique perspective. J’avais l’esprit vide. Le destin qui s’acharnait sur moi me laissait sans ressort. Quelque chose d’un veau qu’on amène à l’abattoir. “Et puis, d’abord, est-ce que tu es sûre de perdre tes cheveux ? Montre-moi un peu ça.”
Nous quittâmes la véranda où nous étions assises sans même un verre devant nous, pour monter dans la salle de bains. Elle prit quelques cheveux entre ses doigts, tira un peu, ils cédèrent presque tous. “En effet !” dit-elle. C’était pire que dans le cauchemar. Elle ajusta ces lunettes papillon qui attiraient les regards à l’égal de la perruque et me mit la tête en pleine lumière, la déplaça, se pencha, s’éloigna, et s’écria : “Mais, mais, c’est pas vrai !” Je suffoquais d’angoisse, et en même temps, l’expression affichée de sa surprise me donnait une sorte d’espoir incompréhensible : “Comment ? Tu ne vois pas la repousse ?” Elle me montra, à ras de la peau, de tout petits cheveux d’un millimètre à peine, transparents, plus légers que du duvet. “Les voilà, tes cheveux. Ils repoussent, dans un an, ils font quinze centimètres.” J’étais abasourdie de bonheur. Pour dissimuler cette indécence, je me plaignis que je serais contrainte à porter une fausse frange pendant des mois… Je comptais sur elle pour me fabriquer quelque chose de son invention.
***
Elle promit, et j’étais rassurée. Je lui étais ô combien reconnaissante du bien-être qu’elle me donnait, et de ce qu’elle se trouvait là, près de moi, en amie intime, que j’avais presque perdue en quittant le cabaret et qui, par le miracle de l’incendie, habitait dans le même immeuble que Gina, et venait chez moi me ravir de sa présence fréquente, drôle, réconfortante et fraternelle. Avec elle, c’était tout le passé heureux de ma vie folle et clinquante : notre spectacle délirant, nos querelles et nos joies de la loge du Carrousel, qui s’étirait dans le présent, venait nourrir mon souvenir, ma nostalgie, jusque dans ma véranda. Oui, sans aucun doute, elle était ma sœur Lola, ma préférée de toutes, la préférée de chacune d’entre nous. Je lui savais gré de m’avoir comprise, de m’avoir sauvée. Je lui savais gré de ne pas se diriger, de la salle de bains où nous nous trouvions, vers mon bureau, mais de descendre aussitôt dans la véranda où je servis ce petit verre de vin rouge qui nous servait d’apéritif…
“Alors, dit-elle, je vais t’en finir avec Charmeuse. Je te promets de te la faire courte.” Nous riions déjà. Elle aurait pu prendre tout le temps qu’elle voulait, il m’aurait paru léger. Car au fur et à mesure qu’elle racontait, par un mot, un geste, un regard ou une imitation, un sous-entendu, elle livrait toute la cocasserie d’une situation, avec les ridicules, les haines éclair, les bagarres à peine contenues… Quant à Charmeuse, je pensais que non ! Elle n’avait pas le sida. J’avais dû me mettre martel en tête. C’était mes propres malheurs qui m’avaient peint le monde en noir.
“Donc, cette folle de Charmeuse vient titubante m’embrasser à ma table. Elle se redresse avec une dignité de soularde, elle toise celles qui étaient assises avec moi, et elle me dit en bafouillant, d’un air dégoûté : ‘Je ne me mets pas à table. Tu es toujours avec les guenons du Bois, je ne fréquente pas ces gens-là’ Imagine la provocation ! Les autres, bagarreuses comme tout, j’ai cru qu’elles allaient la massacrer. Peut-être qu’elles n’ont pas compris ‘guenons’. En tout cas, par gentillesse pour moi, elles se sont retenues.”
Lola maintenant se levait et mimait Charmeuse, quittant la table, arrivant jusqu’au bar, demandant une bière. Puis, changeant de personnage, elle mimait l’embarras de Lucy-Fleur qui n’avait pas le droit de servir d’alcool à des clients ivres-morts. Elle se mima elle-même montrant à Lucy-Fleur qu’elle n’arriverait pas à raisonner Charmeuse. Tous ces tableaux étaient faits pour rire, nous riions. Pourtant ce n’était pas là que Lola voulait en venir et je sentais que Charmeuse avait dû en faire une bonne.
“Lucy-Fleur l’a quand même servie, mais l’autre au lieu de grimper sur son tabouret, a attrapé son grand verre de bière et en se cramponnant à l’un à l’autre, la voilà qui descend aux toilettes… Non, pas pour faire ses vices… ou du moins pas à ma connaissance.”
Cette banale scène de bouge nous amusait follement. Lola s’y donnait toute entière et me rendait les personnages en caricatures. On riait, et je ne voyais plus, maintenant que l’héroïne descendait aux toilettes, où Lola voulait m’entraîner. Peu m’importait, je sentais mes cheveux pousser.
“Tout à coup, un grand coup de pied dans la porte. Trois types masqués et armés qui crient : ‘À plat ventre tout le monde, c’est un holdup ! ’ Et nous voilà plongeant sous les tables. Je ne pouvais plus respirer. J’étais en Lola, peinte comme une idole : talons aiguilles, taille de guêpe, décolleté nombril, bijoux partout… Et nous toutes, sous les tables, on essayait d’enlever nos bagues et nos colliers — ou les grosses liasses de billets pour les planquer dans les slips, sous les banquettes, n’importe où, discrètement. Et je regardais entre deux nappes la réaction de Lucy-Fleur. Elle était derrière son comptoir, debout, les bras en l’air, calme. Elle a du cran, tu sais !” Maintenant, Lola était debout pour mimer l’autre scène :
— Donne la caisse.
— Angelo vient de l’emporter.
— C’est pas vrai, il est à l’hosto.
— Pas du tout, il vient de sortir.
“À sa place, j’aurais été morte de peur. Déjà, à la mienne…”
On riait.
“On avait peur de la violence. C’est quand ils n’ont pas la caisse qu’ils deviennent furieux, qu’ils fouillent partout. Un mauvais coup est vite arrivé !”
On riait.
“Là-dessus, voilà la Charmeuse qui remonte comme une hébétée, sa bière toujours à la main. Un type la voit, lui braque un révolver là, comme ça, et il hurle ‘À plat ventre ! ’ Elle, elle le regarde avec ses yeux vitreux, et, toujours avec sa voix traînante, elle lui dit ‘Cache ton joujou, c’est pas pour les mômes !” Elle lui attrape la main et lui ramène gentiment l’arme vers le bas. L’autre taré était sidéré. »