Lola maintenant riait, riait, retirait ses lunettes, les essuyait, s’épongeait les yeux. « J’avais le canon à dix centimètres de la tempe. Je me disais quel malheur de mourir en pleine jeunesse et en pleine beauté ! » Nous en étions à la dérision, aux grands éclats de rire. L’histoire était maintenant terminée, et Lola rajoutait quelques détails pour mettre la touche finale : « Je pensais à toi, je me disais “Quand la reine apprendra ma mort, elle dira c’est bien fait pour elle, elle n’avait qu’à suivre mes conseils.” Pour finir, on a entendu le car de police — Tu sais qu’ils préfèrent se faire entendre avant d’arriver, histoire d’éviter l’affrontement avec les voyous — Lucy-Fleur a dit aux agresseurs “Venez vite, je vais vous faire sortir par derrière”. La police est entrée, tout était calme. Lucy-Fleur leur a offert un verre en faisant des ploufs magnifiques et des sourires lavabo. Eux sont restés un quart d’heure bien gentiment sans même faire attention à Charmeuse qui leur lâchait de temps en temps “Mort aux vaches !” »
On riait. Nous étions même étonnées de ce que là, toutes les deux, nous voyant deux ou trois fois par semaine, nous pouvions encore avoir à nous dire et à en rire à n’en plus finir. Quand Lola cessa de rire, elle me dit : « Tu sais, je m’amuse maintenant, mais sur le moment, je n’en menais pas large. J’avais l’arme là, juste devant les yeux. Je n’osais plus bouger. Franchement, j’ai cru mourir. Et je vais te dire à quoi j’ai pensé : j’ai pensé que si j’avais le sida, je préfèrerais en finir tout de suite, comme la Yvana. (Yvan, le beau danseur des Folies Bergères, ex-artiste du Carrousel, où il avait fait des numéros comiques, ayant appris qu’il était séropositif, s’était pendu chez lui au crochet de la suspension pour ne pas subir le sort de la Pompilia, autre ancien du Carrousel, qu’il avait vu souffrir et mourir et qu’il avait soigné jusqu’à la fin, tout comme avaient fait Coccinelle, Everest et bien d’autres.) Non, mais, tu te rends compte, subir le martyre de Pompilia, finir comme elle… Du coup, je voulais cuisiner Lucy-Fleur sur Angelo. Tout le monde dit qu’il n’est pas en prison, mais à l’hôpital. »
Ce qu’il y avait de mystérieux à mes yeux, c’était sa crainte si aiguë du sida et le rapprochement qu’elle faisait entre elle et certains de nos camarades comme Yvana et Pompilia. Car il était tacitement convenu entre nous — qui sait dans quel accès de folie collective nous était venue pareille certitude — que nous étions les épargnées du virus. Les hommes ordinaires, oui. Les femmes ordinaires, oui. Les homosexuels, oui. Les travestis, oui. Nous, non. Des miraculées. La maladie presque avouée de Charmeuse ne détruisait pas à mes yeux la solidité du dogme. D’abord parce que j’étais de moins en moins certaine que Charmeuse avait le sida, et surtout parce que le cas de Charmeuse était particulier : bien qu’engagée dans la voie de la transsexualité, elle était restée au milieu du gué. N’ayant pas fait le grand saut, elle était restée… inachevée. Même au cas où elle avait le sida, notre théorie n’était pas en cause. Voilà de mes raisonnements. Mais à cette époque, une voix secrète soufflait à Lola tout autre chose.
***
Le jour où elle m’apporta le serre-tête à frange qu’elle avait magnifiquement confectionné pour moi et qui me remplissait de reconnaissance, je vis, pendant qu’elle me coiffait et l’adaptait sur ma tête, qu’elle n’avait pas l’air de satisfaction qu’elle aurait dû avoir. Elle me semblait frappée d’ennuis nouveaux, venus s’ajouter à ceux accumulés depuis l’incendie de son immeuble. Tout partait de là. Depuis cet incendie, elle avait la poisse. Il y avait des jours où elle finissait par se demander si sa mère, de Là-haut, veillait bien sur elle comme elle avait fait jusque-là. Je voulais lui faire admettre que dans son malheur elle avait eu beaucoup de chance, ne fût-ce que par la présence d’un ancien pompier auprès d’elle, parmi le feu et les flammes. Elle l’avait toujours admis, mais depuis un temps, elle se montrait moins convaincue. De la chance, de la chance, n’empêche, c’était un vrai malheur qui l’avait frappée au moment où elle s’y attendait le moins. Il y avait déjà un an, et elle n’était pas remise. C’était facile de dire la chance, la chance. Le traumatisme était là, il avait évolué. Elle ne rêvait plus d’incendie, de flammes qui la léchaient, mais elle se sentait habitée par quelque chose qui la transformait. Parfois, elle ne se reconnaissait plus. « Jusque-là, je savais que les années passaient, puisque je ne compte plus les chirurgies esthétiques. Je le savais, mais je ne le sentais pas. J’étais toujours moi-même. Depuis l’incendie, je suis une autre. En une seule nuit, j’ai pris un quart de siècle. Quel choc ! » En réponse, j’avais coutume de lui demander, pour la taquiner si elle aurait préféré se sentir vieillir au jour le jour, avoir, comme moi, la notion du temps qui passe au point de percevoir en soi les forces qui nous renvoient à la poussière.
— C’est tout le contraire, s’écriait-elle en riant, je ne demandais qu’une chose, que ça continue comme ça : que je me croie jeune et belle, que je me croie aimée, quitte à être ridicule sans le savoir, et vivre heureuse, dans mes illusions, jusqu’à ma mort, comme la Marie-Louise.
Alors, nous nous disputions sur la Marie-Louise. J’insistais pour que Lola se souvienne des déambulations de la Marie-Louise (c’était le surnom dont nous l’avions affublée : une brave dame de soixante ans environ, que personne ne connaissait.) Toutes les nuits, rôdant dans Montparnasse, passant et repassant devant la Rotonde, les pommettes rosies, un vague sourire aux lèvres, cherchant l’âme sœur peut-être, plutôt que le client, et la terreur qui s’emparait de nous à l’idée que le même sort nous guettait. Lola riait, me traitait de folle : jeunes, nous nous étions exagéré les malheurs de la Marie-Louise, de la vieillesse, mais la Marie-Louise ne les voyait pas du même œil : elle n’avait pas vu les années passer, elle poursuivait sa vie dans sa nébuleuse… Et voilà précisément ce que regrettait Lola : au lieu de planer sur son petit nuage comme avait fait la Marie-Louise en son temps, elle s’était brutalement retrouvée à terre.
J’avais essayé, pendant la séance de coiffage, de mettre Lola sur un sujet bateau, moins pour la sortir de son application à me coiffer que de ses voyants soucis. Lola s’était dérobée. Dès qu’il fut clair que le postiche m’allait bien et que je le garderais toute la soirée pour m’y faire, elle fut libérée et me dit enfin : « Moi, ça ne va pas. J’ai des problèmes. » Nous descendîmes parler dans la véranda. Elle venait d’abandonner l’espoir d’une rentrée d’argent. Elle était démunie. « Je n’avais pas besoin de ça ! » dit-elle. C’était ça phrase habituelle quand elle avait un ennui. J’y étais faite, et je ne m’en serais pas inquiétée car il y avait des jours où Lola faisait d’un rien un drame. Cette fois, elle avait l’air plus angoissée que déçue.
C’était l’histoire curieuse d’un jeune écrivain, Cyril Collard, qui avait fait paraître avant l’incendie un livre : Les Nuits fauves. Il y avait mis en scène Lola elle-même, citant son nom, celui du Carrousel, déjà fermé, décrivant son appartement, le « Lola’s Bar », et y avait fait évoluer la mère de Lola, à qui on faisait jouer un rôle indigne. Lola en avait éprouvé du chagrin, mais, serrant les dents, elle n’avait pas bronché, trop prise qu’elle était par sa propre vie, par ses propres nuits. Sitôt après l’incendie, plus de « Lola’s Bar », plus de nuits, plus d’argent (même Pas-la-Frite avait déserté.) Elle avait exigé sur les conseils de Félie-Reine, que l’auteur lui verse de substantielles réparations. L’avocat presque gratuit commis par la mairie s’était, disait-il démené, et présentait déjà la chose comme obtenue. Tout avait raté. « Tu vas comprendre dans quel état je suis. » Je m’attendais donc à des comptes d’apothicaire comparables à ceux qu’elle faisait avec son syndic et son entrepreneur.
« Je suis allée chez l’avocat avec Lamour… » Je crus d’abord la présence de Folamour auprès d’elle accessoire, le récit devant être centré sur l’avocat et la discussion, tout ce qui concernait l’échec. Il s’agissait d’autre chose. Folamour était un fantaisiste entré tout jeune dans notre troupe, un an avant que j’en sorte. Je le connaissais donc, mais beaucoup moins que Lola qui voyait en lui un jeune frère. Elle commença à me dire pourquoi l’avocat voulait renoncer aux poursuites : c’était que l’auteur avait le sida. « Qu’est-ce que j’en ai à foutre, qu’il ait le sida ? » Je l’interrompis pour savoir si elle avait eu cette réflexion devant Folamour et l’avocat. « Tais-toi, tu es folle, c’est ce que j’ai pensé sur le moment. Laisse-moi parler. »
C’est alors qu’elle commença son incroyable récit où il ne fut plus question d’argent, mais de sida, de son exaspération devant les mines compassionnelles et le renoncement de l’avocat, de l’intérêt progressif porté à Folamour, qui devint le personnage central : d’abord son silence recueilli, son air attentif et sa réserve, des regards plus expressifs, plus éloquents, quelques mots bien sentis enfin, jusqu’à ce qu’aux yeux de Lola jaillisse l’évidence : Folamour a le sida. « Alors j’ai signé ma renonciation en catastrophe, on est sortis tous les deux comme des voleurs, comme des fous, moi, brûlante de chagrin, envie de hurler, lui, ému de m’avoir fait enfin comprendre, cherchant à faire face, à se ressembler en faisant des plaisanteries… On s’est assis au café, place des Abbesses, comme d’habitude. Il n’a pas voulu en dire davantage. Il a changé de conversation. J’ai fini par lui demander : Et ton ami ? “Mon petit Bibi, le pauvre, il est perdu” j’ai cru qu’on allait pleurer. Il s’est vite levé. Il m’a emmenée chez “Voilà” pour me faire rire, et j’ai ri. Je ne sais plus si j’étais sincère ou si je faisais semblant. »
Maintenant Lola essuyait ses larmes. Jusque-là, toutes les fois où Folamour l’avait amenée chez Voilà, ses fous rires arrivaient chez moi, se communiquaient à moi, nous ne pouvions plus dire voilà sans pouffer, c’était un gag. Un traiteur, place des Abbesses, avait une vendeuse qui avait un tic de langage. « Voilà ! » disait-elle sans cesse, fort aimable, en insistant longuement sur voâââ, et en tranchant net avec la. Folamour avait pris le coup et allait chez le traiteur avec Lola faire des imitations de la vendeuse, comme atteint du même tic qu’elle, avec tant de candeur, que personne ne repérait le gag qui finissait par être un duo. Lola était forcée de sortir de la boutique pour rire tout son saoul. Maintenant, elle pleurait. Elle dit : « Il n’avait rien dit de sa maladie. Il avait raison. Dès qu’on sait quelqu’un atteint, on le voit mort. » Elle était décomposée, à se demander si elle ne se voyait pas morte elle-même. Elle se rassura : « Lui, Lamour, si il dit que Bibi est perdu, c’est qu’il a de l’espoir pour lui-même. » En effet, Folamour menait une vie normale, faisait chaque nuit son numéro chez Plumeau, sur la Butte, et nous avions attribué ses grandes fatigues au mal qu’il se donnait pour arracher Bibi à la drogue.
***
Lola avait trouvé la véranda étouffante. Nous étions au salon. La présence de ma chère vieille chienne Ondine, souffreteuse sur le divan, n’allégeait pas l’atmosphère. J’avais placé sur la table, malgré la lumière encore vive de l’extérieur, deux bougies. Je croyais animer. Lola avait les nerfs à vif. « Retire-les ! j’ai les idées trop noires. Ça me donne l’impression d’une veillée mortuaire… Je sens rôder la mort. » Ce mot nous fit sourire. Il rappelait un souvenir commun, une scène de loge, jadis angoissante, qui, avec le recul, nous attendrissait. Lola n’y avait pas assisté, mais l’avait entendu raconter mille fois. C’était notre année terrible : 1966. Une dizaine d’entre nous étaient mortes. Il y avait un accident d’avion qui avait tué toute une tournée. Cléo était morte quelques mois plus tard. Le soir de son enterrement, au Carrousel, pendant le maquillage, Félie-Reine — elle est terrible cette Fée — toujours avec son air consterné et se compassant encore davantage, se figeant même pour nous adresser la parole établit le silence dans la loge : « Je me demande quelle sera la prochaine, dit-elle enfin, je sens rôder la mort. » Et elle nous avait regardées chacune notre tour. Elle l’avait souvent refait depuis, mais c’est ce premier souvenir qui m’avait le plus marquée.
Je dis à Lola qu’après ce coup de la Fée, m’étant crue désignée par son regard, j’avais été malade pendant des mois. « Et pour moi, c’est bien pire, me dit Lola soudain très gaie. Tu te souviens du jour où on nous avait annoncé la mort de Sloughi, qu’on nous avait interdit l’enterrement, que la mère et le bébé avaient été chassés de l’appartement, bref, c’est sur moi que cette folle de Fée avait fixé les yeux. J’ai cru que j’étais cuite, et depuis, je me sens toujours malade. Le docteur me dit : vous n’avez rien, vous êtes Hypocondriaque. »
On fit une autre supposition. Si, au lieu de nous désigner, la Fée avait eu l’intuition de sa propre mort ? Nous nous rappelions mutuellement tous les détails qui suivaient de tels événements. La Fée se mettait à parler de son propre enterrement. Avec son sens du spectacle, elle décrivait la cérémonie qu’elle exigeait, comme si elle avait réglé un final de revue. Les premières fois, nous avions d’abord été impressionnées. Les dernières fois, la Fée avait pieusement demandé à Floralie d’enregistrer quelques cantiques à entendre pendant le service. L’autre, cabotine, et surtout malicieuse, répondait qu’elle n’enregistrerait rien, elle chanterait en direct.