— Quoi ! Ingrate, tu auras le cœur de chanter à mon enterrement ?
Et voilà les insultes, le rire, la farce…
Nous nous amusions encore, ce soir-là, à l’évocation d’un mot de la Fée qui prévoyait son enterrement si beau qu’elle était navrée d’y assister sans le voir, et de ces scènes loufoques où il nous était possible de reconnaître, telles qu’elles étaient encore, la Flo et la Fée, l’une pas toujours très fine, mais efficace, l’autre fière de son organe… Au fait, lesquelles étaient mortes depuis ces temps-là ? Sloughi, 29 ans, Divette, la trentaine et Cabochard, encore gamine. Mon dieu, qu’elles étaient jeunes ! Sans compter les « vieilles » de chez Mme Arthur ! Et surtout sans oublier la pauvre Maslowa, qui était morte d’amour, car ainsi appelions-nous la dépression nerveuse qui avait emporté Maslowa après la rupture avec son petit ami. Nous évoquâmes encore, elle et moi, la disparition de nos mères, mortes la même année. La tristesse était revenue. La maladie de Folamour s’imposait : « Pauvre petit Lamour ! Trente ans ! C’est vraiment jeune pour mourir. Il ne m’a pas caché qu’il l’avait. S’il ne me l’avait pas dit, j’aurais appris autrement. Pour Bibi, c’est si grave, ça va commencer à se savoir. Et aussi pour lui… C’est affreux. Maintenant que je sais, je le vois mort ! »
La peur d’avoir le sida, ou l’intuition qu’elle l’avait, inspirait à Lola des théories, ou plutôt des incantations. Au-dessus du gouffre, elle se suspendait à nos vieilles lunes toujours rabâchées. C’était quand même un fait incontestable que la terrible maladie nous avait épargnées, nous toutes, les anciennes du Carrousel. La contamination de Folamour ne pouvait ébranler cette certitude. D’abord parce qu’il était un homme qui vivait sa vie d’homme, et puis, à la fermeture du Carrousel, il avait ouvert un « black room » ou un « back room », je ne sais plus comment on dit. C’est dans ces endroits-là qu’on s’infeste ! Attention, je ne dis pas qu’il l’a mérité. Mon Dieu, non, c’est affreux, c’est horrible, comme il doit souffrir. Il a des angoisses qui passent dans ses yeux. Maintenant il a récupéré, il travaille, mais il me dit que par moments il est fatigué à se laisser tomber par terre. Je lui ai dit que moi aussi je ressentais la même chose, pour le rassurer… En fait, c’est vrai, j’ai des moments de fatigue… pourvu que je n’aie pas… non, quelle horreur ! Non ! Je fais très attention, tu sais, ou alors je l’aurais attrapé il y a longtemps… Mais non ! Au Carrousel, personne ne l’a eu !
Personne ? On discutait, on soliloquait. Je pensais à ma chère Tracey Lee qui m’écrivait de Sydney qu’il allait bientôt mourir. Mais lui aussi vivait en garçon et m’avait imposé le secret. Avec la terreur morbide de la maladie, la sourde certitude qu’elle l’avait, Lola revenait souvent sur notre immunité collective au virus, non pour la contester, mais pour mieux écarter les objections qui se présentaient. La longue maladie de Charmeuse la travaillait. Et si par hasard c’était… Une évidence empêchait de croire que Charmeuse avait le sida : depuis le temps qu’elle était très malade, au moins cinq ans qu’elle faisait des séjours à l’hôpital, elle n’avait pas perdu un gramme. Au contraire, elle grossissait. Et elle avait bon moral ! Malgré sa foi en Dieu, sa bigoterie, elle avait embrouillé, magouillé, s’était fait passer pour folle, s’était fait attribuer une pension, un appartement dans Paris, profitait de mille avantages divers, et prévus pour durer. Elle était remplie de projets. Non ! Il fallait être raisonnable, ne pas voir du sida partout. Charmeuse était malade, c’est sûr, on pouvait même dire très atteinte, mais de là à penser que c’était du sida !
« La dernière, c’est que j’ai appris de plusieurs sources qu’elle se confie à d’autres sur sa maladie, dont elle ne veut pas nous parler, à nous ! Elle a dit à Lucy-Fleur que si on lui a retiré la rate, c’est que cette rate lui mangeait les plaquettes. Je n’y comprends rien, d’accord, mais on n’a jamais entendu une chose pareille. » L’expression nous avait fait sourire par sa bizarrerie. Lola reprit aussitôt son ton sérieux et poursuivit. « Par contre, en ce qui concerne Délire, elle n’arrête pas de te mentir. Elle te dit qu’elle ne boit plus une goutte, elle rentre chez elle complètement cuite. Elle te dit qu’elle ne se drogue pas, elle se défonce au hachiche, aussi au temesta, bref le même topo que Charmeuse. Avec cette différence que personne ne dit que Charmeuse a le sida, et que tout Paris dit que Délire l’a, qu’elle est bonne, bonne comme la romaine. »
Arrêtons-nous un instant auprès de Délire. Il faut nous hâter de la connaître : elle va bientôt mourir. Je l’avais vue débuter à dix-huit ans au Carrousel. Elle irradiait de jeunesse et de beauté : un corps fin, avec des rondeurs bien placées, une souplesse de liane, des seins fusées, de grands yeux clairs, vifs, pervers. De cette beauté, il ne restait rien. Dès l’âge de vingt-deux ou vingt-trois ans elle avait posé un regard dévastateur de dérision, sur elle-même d’abord, sur nous toutes ensuite, enfin sur tout ce qui bouge, avait saisi l’occasion de la mode unisexe pour s’habiller en « rien du tout », s’était laissée considérablement grossir, et menait depuis la même vie, considéré comme un original dans un milieu qu’elle pénétrait, les cheveux en catogan, le front creux, caché d’un fouillis qu’elle appelait sa frange, ses gros seins lourds toujours masqués sous un blouson pour faire oublier qu’on s’était prétendu femme. Le tout donnait une impression d’extrême négligence. C’est dans cette tenue qu’elle « se sentait bien ». C’est « en crade » qu’elle traînait des nuits entières, ivre, dans les parcs, dans les rades, en quête de je ne sais quoi, incapable de rentrer chez elle, voulant toujours parler, à la recherche de quelqu’un qui l’écoute, non pour pleurnicher, mais pour rire et faire rire, car elle avait une tournure d’esprit à mourir, à côté d’un petit air clochard.
Sous la gadoue, le dandysme. Je l’avais maintes fois invitée à des réunions que j’organisais entre anciennes du Carrousel. Elle me répondait : « Ah ! Non, merci, c’est toutes des crétines, je ne sais pas comment tu fais pour les supporter. » Elle avait d’autres fréquentations. Elle s’était improvisée donneur de conseils à des jeunes gens qui se lançaient, tranchant de tout, tant en matière de cinéma que de communication ou de rock’n roll, à quoi elle ne connaissait rien. Cependant elle savait se faire écouter de quelques débutants en mal de succès. L’un d’eux, parti du ruisseau, était milliardaire à moins de trente ans : David. Délire restait son conseiller, son ange gardien, et réciproquement, David — ayant un empire de presse homosexuelle — procurait à Délire du travail : des articles, des émissions de radio, une carte de presse. Délire écrivait aussi dans les journaux à potins et à scandales, car elle avait l’art d’attirer les confidences, dont elle arrondissait ses fins de mois. Elle (j’étais pratiquement la seule personne à lui parler encore au féminin) se rendait dans les soirées « chicos », les seins bandés, en smoking, « fort du bel air », comme elle disait d’avoir lu Saint Simon et par une autodérision à laquelle elle n’adhérait qu’à demi, portait des jugements péremptoires, toujours négatifs, outrageants, sauf si quelqu’un se trouvait là qui la « bluffait » ou l’intéressait, et buvait ici encore plus qu’ailleurs. Par on ne sait quel miracle, elle s’était retrouvée à parler avec Madame, comtesse de Paris, dans l’appartement de cette princesse qu’elle avait rencontrée dans l’autobus. « En cette circonstance, j’ai fait supérieurement ma cour ! » m’avait-elle dit au téléphone en éclatant de rire. La phrase était, s’il m’en souvient, piquée dans Les Récits d’une Tante de Mme de Boigne.
Je l’imaginais pleurant de rire, car si je ne l’ai jamais vue pleurer, je l’ai vue toute sa vie verser des torrents de larmes en riant. Nous ne nous parlions qu’au téléphone, et c’est à peine si nous nous sommes vues cinq ou six fois en dix ans. Un soir qu’elle se trouvait à la Comédie Française parmi un public choisi, elle alla traîner dans les couloirs, pas très loin de Jack Lang. La voilà à tomber rêveuse devant la statue de Talma à dire qu’elle ne pouvait retenir son émotion de voir là son aïeul en droite ligne… Pipelettes aussitôt d’aller redire à Jack Lang… Alors on vit l’incomparable ministre s’approcher de la précieuse descendance et s’exclamer :
— Mon cher Délire, je ne savais pas que vous étiez petit fils du grand Talma !
— Moi non plus, lui fit Délire sur un ton bourru et racoleur.
Hélas, la rumeur avait raison, et Lola avec elle, qui en voyait partout. Délire avait le sida. Un jour, elle m’avait appelée, l’angoisse dans la voix, m’avait fait jurer le secret : Elle sortait de chez « Lebo ». Ce médecin lui avait demandé :
— Tu as du courage ?
— Parle, je veux savoir.
— Séropo.
Il y avait cinq ans de cela. J’avais gardé le secret. Elle en avait vu mourir, depuis, des copains. Elle, elle n’avait rien eu. Dans le lot, il devait bien y en avoir qui s’en sortaient. Pourquoi ne pas espérer être du nombre ? J’avais suivi, par Délire interposée, la mort de « Petite » (Délire donnait des surnoms à ses amis) la mort de « Grand Dan », le lent dépérissement de Jacques, de « la Piquette », de la « Notairesse », autant de personnages célèbres ou obscurs que la pauvre Délire avait visités jusqu’à leur mort. J’avais obtenu d’elle qu’elle ne s’attarde pas sur ses récits depuis qu’elle m’avait raconté la fin d’un jeune homme en plein succès qui, ne pouvant plus parler, avait écrit sur un bout de papier pour annoncer sa fin. Je craignais qu’elle fasse entre elle et eux des rapprochements qui abrègeraient ses jours. « Eux c’est eux, moi c’est moi » avait-elle reconnu. Délire tenait bien le coup.
Or, à cette époque-là, un an environ après l’incendie de l’immeuble de Lola, elle eut une forte baisse de T4. Le second choc fut tout aussi terrible, mais d’une tout autre nature. Il apparut alors, dans le Paris souterrain, « une petite tapette de vingt ans, disait Délire, qui se prend pour moi, et se fait appeler Délire TGV, frappe à toutes les portes, se fait éjecter, rentre par les fenêtres, clame qu’elle est journaliste, qu’elle va bientôt mourir du sida, qu’elle a beaucoup à dire, qu’on l’écoute ! Et tout ça avec un culot qui me prouve que j’ai toujours été un enfant de chœur… Bref, il y a des gens qui confondent, qui parlent, des bruits courent, et certaines personnes me demandent si c’est vrai que je suis bonne. J’ai beau faire l’idiote, pousser des cris, toucher du bois, je suis sûre qu’il y a des gens qui me voient morte. »
***
Je voulais éviter que Lola voie Délire morte : rien de pire qu’une image mentale négative pour amener le malheur. Je contredis la rumeur qui confondait notre Délire, la vraie, avec la fausse, Délire TGV qui se mourait en effet, et Lola voulut bien faire mine de me croire. Nous allions changer de conversation, passer à un registre plus gai, lorsque ma pauvre vieille chienne endormie sur le canapé, alléchée par l’odeur du repas, voulut s’approcher pour avoir sa part. Elle tomba lamentablement, je dus l’aider à se rétablir. Ce spectacle ramena Lola à ses idées noires : « Ça passe vite, une vie de chien… Je n’avais jamais vu Ondine si vieille. J’espère que tu te prépares… Mon Dieu, c’est affreux, la mort est partout, elle rôde, je la sens rôder. Elle est tout autour de nous. » On ne riait même pas.
Sitôt après ce souffle tragi-comique, le vin aidant, la gaieté reprit ses droits. Tout un folklore alimentait nos plaisanteries. Lola éclata de rire : elle avait appris de mauvaises nouvelles de Belciel et de son ami Bernard, mais elle n’en croyait rien parce que c’était Rita qui les lui avait dites, en larmes et en confidences. Nous disions que Rita dramatisait toujours et portait la schkoumoune. Elle avait le mauvais œil. Si elle te fait un compliment sur ta robe, tu reçois un pot de peinture ; mais je te dis pas, si elle te trouve bonne mine, alors là, tu commandes ton cercueil. On n’attacha aucune foi aux bruits colportés par Rita, on en rit, comme de cette pleureuse de Rita. On enchaîna sur les débordements de Félie-Reine qui se flattait d’être « bordille » et sur les excentricités de Léda Label qui jouait des tours pendables au « novio », son généreux ami. Lola puisait à grandes brassées dans ce folklore et semblait capable de le renouveler à l’infini par tout un jeu de variations et d’inventions inattendues.
Car Lola avait tôt fait de croquer les ridicules des unes et des autres, les combiner de façon saisissante. Elle possédait aussi les secrets des attitudes qu’elle épinglait, mimait ou inventait, et qui s’appliquaient si bien à son sujet qu’on n’y résistait pas. C’était un talent de société qu’elle partageait avec Délire. Ni l’une ni l’autre n’aurait voulu s’en servir en scène. En scène, on s’en était tenu à la séduction de la femme fatale. Si Délire utilisait maintenant ces talents pour s’insinuer dans quelques salons parisiens, dans quelques milieux snobs, Lola ne déployait son art du comique qu’en comité restreint, devant des amies qu’elle connaissait, qui comprenaient ses sous-entendus, qui connaissaient son système de références… Chose à mes yeux surprenante, car j’avais cru que les fous rires nécessitent de la compagnie, nous passions ensemble, grâce à sa tournure d’esprit, des moments d’une incroyable gaieté dans la solitude de nos tête à tête.