Interlude 1-1

2011 Words
Interlude 1 — Mes très chers auditeurs, je suis navré d’interrompre une nouvelle fois votre matinale favorite. Mais vous connaissez le credo de notre station : priorité absolue à l’information. Ces dernières semaines, la crise climatique a chamboulé vos programmes quotidiens. Je cède l’antenne à Michel Pathiérie, en direct du grand studio, pour ce flash spécial. C’est à vous, mon cher Michel. — Merci Marc-Olivier. En effet, toute la rédaction est mobilisée afin de vous faire vivre, minute après minute, les temps forts de ce marathon parlementaire, débuté hier matin. La nation, tout entière, est suspendue à ce vote déterminant pour l’avenir de chacun de nous. Malgré le huis clos, nous pouvons vous dire que l’ambiance dans l’hémicycle s’est révélée très houleuse. L’opposition a chahuté sans retenue le gouvernement. Plusieurs interruptions ont émaillé les débats et, selon des sources autorisées, des députés en seraient venus aux mains. Ah, attendez ! Sur mon écran de contrôle, le Président de l’Assemblée apparaît sur le perron, cerné par un parterre de journalistes, dont notre envoyé spécial, Georges Brognard. Il s’apprête à faire une allocution. À vous, Georges ! Des grésillements et des crachotements s’échappent des haut-parleurs enchâssés dans les panneaux décoratifs rouges. — Georges ! Ah, nous avons perdu notre correspondant. Ce sont les aléas du direct. Euh… Georges, m’entendez-vous ? Des tapotements énervés sur un microphone éclatent dans les enceintes. — Merde, le signal est coupé ; grommela une voix. — Euh… Je présume que nous avons récupéré notre Georges en direct de l’hémicycle. Georges ? Vous êtes à l’antenne. — Ah oui ! Pardonnez-moi, mon cher Michel. Je vous reçois cinq sur cinq. Une rupture de faisceau, à l’évidence indépendante de notre volonté, ne nous a pas permis de prendre connaissance du communiqué laconique du Président. Je vous le résume en une phrase : à une voix de majorité, les parlementaires prorogent l’état de siège pour une durée illimitée. Le vote de l’unique représentant de l’extrême droite a été déterminant. — Quelle est l’ambiance sur place, mon cher Georges, après cette annonce ? — Michel, aux abords du palais, règne un chaos indescriptible. Des milliers de manifestants expriment leurs colères. Beaucoup parlent d’un véritable coup d’État et d’une loi scélérate. De jolies « femen » se déhanchent devant les cordons de policiers médusés. Non contentes de les émoustiller, elles utilisent aussi des vuvuzelas pour les faire tourner en bourriques. En soi, le spectacle s’avère attrayant. Michel ! Attendez ! Je vois un cortège de véhicules officiels sortir en trombe de la cour. Il s’agit certainement du Premier ministre qui va rendre compte au Président de la République des derniers rebondissements de la nuit. Oh ! Des individus encagoulés lancent des projectiles en direction des voitures escortées de motards. Oui… Le chef de l’exécutif est bombardé de tomates et d’œufs ! Les policiers casqués paraissent nerveux. Ça y est ! Ils ripostent avec des tirs de gaz lacrymogène et de Flash Ball. Quel chaos ! Oh mon Dieu ! Les forces de l’ordre cherchent l’affrontement et elles chargent la foule avec une brutalité inouïe. Les coups de matraque pleuvent. Oh lala Michel ! Des gens au sol sont rossés avec sauvagerie. Je distingue des visages ensanglantés. C’est hallucinant ! C’est révoltant ! Seigneur, des policiers s’en prennent aux journalistes ! Une escouade casquée se dirige vers nous, la fumée me pique les yeux… Les haut-parleurs du studio diffusent des bruits de craquement suivi d’une voix étouffée et indignée. — Mon matos, b***e de flicards fachos. Zep ! Grouille-toi ! On se casse ! — Georges, faites attention à vous ! Mes chers auditeurs, vous en êtes les témoins. De violentes échauffourées se déroulent à cet instant à proximité de l’Assemblée et, assurément, le gouvernement a choisi la manière forte pour imposer son autorité et sa légitimité. Je vous rappelle la principale information de la matinée : l’état de siège, en vigueur depuis douze jours, est maintenu dans le pays. Je me tourne vers notre chroniqueur. Alain Dumelle, vos commentaires à chaud ? Un raclement de gorge et un claquement de langue précèdent les propos du très redouté polémiste politique. — Cette cacophonie politicarde m’inspire un néant abyssal, une vacuité cosmique, Michel ! Nos élus sont tombés sur ce qui leur sert de tête. Ils piaffent, jacassent, plastronnent. En bref, ils excellent dans leur spécialité : le barbotage dans les caniveaux. Là où il faudrait un signal fort, un séisme de magnitude neuf pour rassurer le pays, nos représentants se conduisent comme des chamallows. Devant cette incurie congénitale, le Président doit créer un véritable électrochoc. Aura-t-il la carrure suffisante pour mettre en œuvre tous les moyens, sans exception, je le répète sans exception, pour circonscrire cette crise majeure ? L’Assemblée lui a accordé du bout des lèvres un blanc-seing à défaut d’une bénédiction. Ce précipice dans lequel nous risquons tous de plonger requiert en urgence l’union nationale et nos politiciens zozotent en attendant leur prochain biberon, en l’occurrence, les élections de printemps. Mesdames et Messieurs les Parlementaires, je vous en supplie, arrêter vos âneries ! Encore, un dérapage non contrôlé de votre part et deux tsunamis peuvent vous engloutir : la tentation totalitaire ou la dictature de la rue. Pour finir, je citerai avec une émotion toute particulière le Général, qui, en son temps, avait annoncé de façon prémonitoire : le pouvoir, c’est l’impuissance. — Merci, cher Alain, pour vos remarques éclairées. Je rappelle à nos auditeurs : le Parlement a voté la prolongation de l’état de siège. Ah ! Excusez-moi, une dépêche vient de tomber. Des silences stuporeux ponctués de chuchotements embarrassés bruissent dans le studio rouge. — Euh… pardonnez-moi, cette information émane de la présidence de la République. C’est un cataclysme qui va ébranler l’ensemble du pays. Le Président a accepté la démission du Premier ministre et le chef d’état-major des armées, l’amiral Palantino, est chargé de former le nouveau gouvernement. Voyons au « 32.12 », ce qu’inspirent à nos fidèles auditeurs ces événements que l’on peut qualifier d’historiques. Bernard, de Manteux, est en ligne. Alors Bernard, que pensez-vous de tous ces bouleversements ? — Ouais, salut, Michel, j’voulais dire que ces zigotos devraient tous démissionner. Des planqués, j’vous dis ! Des parasites ! Avec les paras, ça va barder ! Moi, j’suis pour les bérets dans la rue et qu’ils zigouillent ces clowns. Au fait, j’profite pour saluer mon pote Gérard. Joyeux anniversaire Gégé ! — Oui, oui bien sûr Bernard ! Et merci pour votre intervention pleine d’authenticité. Chers auditeurs, nous attendons vos réactions à chaud au « 32.12 » ou par SMS au « 32.12 » avec le code info. À nouveau, je vous rappelle les derniers développements de l’actualité : l’état de siège est maintenu et le général, euh… pardonnez-moi, l’amiral Palantino, est chargé de former le nouveau gouvernement. Je rends enfin l’antenne à Marc-Olivier pour la poursuite de sa matinale. — Merci Michel. Eh oui, mes chers auditeurs ! En ces temps difficiles et troublés, je vous invite dans une parenthèse de bonheur et de volupté. Souvenez-vous, il y a vingt-cinq ans, un tube planétaire trustait la première place des « Charts » de part et d’autre de l’Atlantique. Le légendaire groupe les « Strange » régnait sur les pistes de danse avec ce fabuleux « slow », à fredonner seul ou à deux sous une douche sensuelle. « Yours lips on my stick ». Chapitre 1 Comme ces sept dernières nuits, il s’était agenouillé à ses pieds afin de prier. Il implorait l’indulgence de celle qu’il avait trahie après vingt-cinq années de fidélité absolue. Ses yeux, embués par la culpabilité et les remords, dévisageaient avec fébrilité le visage de son élue devenu hermétique. Durant un quart de siècle, il l’avait contemplée de longues heures. Il ne s’était jamais lassé d’explorer les détails de sa peau et lorsqu’il en découvrait un nouveau, son cœur s’emplissait d’une joie simple et profonde. Même s’il n’avait jamais osé effleurer ses traits autrement que du regard, il pouvait s’en remémorer les plus infimes particularités. À l’approche de l’aube, il espérait encore distinguer une lueur de clémence illuminer l’ovale parfait de son visage. Mais, les cristaux de marbre ne reflétaient que le rougeoiement de la bougie qu’il avait allumée la veille. La cire affleurait le sol et la flamme, à court de combustible, tremblotait. L’impassibilité de sa vierge le dévastait. Leurs complicités qui l’avaient abreuvé depuis la prononciation de ses vœux s’étaient taries. Maintenant, elle se présentait à lui comme aux touristes qui se bousculaient vers la sortie. Elle était redevenue une simple statue parmi la centaine qu’hébergeait cette église. D’elle, il ne distinguait plus que les outrages du temps. Ses six siècles d’existence avaient érodé le granit blanc. Pire, des moisissures verdâtres lui prouvèrent qu’il demeurait incapable de la sublimer comme jadis. Malgré tout, il ne désespérait pas de renouer un lien privilégié avec sa muse. Cette pénitence débutée il y a une semaine en constituait la raison. Et rien ne devait entraver cette quête ultime. Durant sept nuits, les souffrances endurées par son corps ne l’avaient pas affecté. Sa langue crevassée par la soif l’avait indifféré. Son estomac, tenaillé par la faim, l’avait lassé. Ses colites l’avaient ennuyé. Même ses genoux, engourdis par ces heures de prière et meurtris par les rugosités du marbre, n’avaient pas entamé son impassibilité et sa détermination. Ces supplices corporels ne constituaient en aucun cas le prix de sa rédemption. Plus qu’un simple enjeu physique, l’obtention de son pardon engagerait au besoin ce qu’il possédait de plus précieux, son âme. Des fois, l’épuisement le gagnait. Alors, il basculait et sa tête percutait le socle de la statue blanche. Ces heurts violents le ranimaient. Il se redressait avec difficulté et il reprenait ses prières jusqu’à la prochaine syncope. Malgré cette anesthésie sensorielle, un paramètre externe l’ennuyait : l’excès de chaleur ambiante. Elle s’était propagée dans les moindres recoins de son corps comme si chacune de ses cellules était devenue capable de suer. Cet état fiévreux ne découlait pas d’une maladie. Il résultait de la canicule qui s’était installée sur la Toscane et sur le reste du continent. Le mois de mars avait été décrété le plus chaud de ces cent cinquante dernières années. Les anciens s’étaient évertués à retrouver dans leurs circonvolutions sénescentes un événement comparable. En vain. Seule l’Histoire pouvait remédier aux ictus des aînés. Ce débordement solaire avait provoqué un emballement de la nature. La précocité et l’ampleur de ce réveil végétal avaient présagé des récoltes dionysiaques. La luxuriance des champs et des vergers avait métamorphosé les abords florentins en Éden. Mais, après l’amour et l’ensemencement, les dieux aimaient les querelles. Dès lors, des nuages grisâtres et ventripotents avaient vomi des flots de grêlons. Les tiges efflanquées par leur croissance effrénée et les feuilles affublées d’un vert tonitruant avaient été hachées par ces pluies dévastatrices. Les trombes d’eau avaient arraché aux collines une mélasse rouge qui s’était ruée vers le fleuve. L’Arno s’était empourpré. Cette chaleur et cette humidité avaient permis l’éclosion d’une myriade d’insectes. Mouches, moustiques et sauterelles s’étaient délectés des carcasses d’animaux noyés dans les inondations. Les crapauds avec leur panse repue avaient envahi les berges. Sous cette voûte nuageuse tourmentée, des maladies avaient resurgi du tréfonds des âges emportant nourrissons et vieillards fragiles. Les dix plaies d’Égypte s’étaient abattues sur la Toscane. À ce printemps chaotique avait succédé un été de plomb où les journées s’égrenaient selon un schéma immuable. De l’aube au crépuscule, le soleil régnait solitaire dans un ciel d’un bleu aveuglant. Dès que la nuit tombait, des éclairs dantesques zébraient l’arche céleste et le tonnerre entonnait un chant alternant mugissements et rugissements. Mais ces orages demeuraient stériles et aucune pluie n’abreuvait les sols assoiffés. Seul cet excès sudoral poisseux et nauséabond incommodait le père Vatimi en quête d’une absolution. Sa passion de vingt-cinq ans avait été balayée par une passade. Celle-ci s’était présentée au confessionnal juste avant la fermeture de l’église. La toquade arborait un châle translucide qui, loin de dissimuler une somptueuse poitrine, la valorisait grâce à un savant plissé. Il dessinait une flèche qui aiguillait le regard vers le sillon impur. En louchant sur cette avant-garde de volupté, les yeux du curé étaient redevenus ceux d’un homme. Mal à l’aise, il les avait levés vers le visage de cette tentatrice et il était tombé sur deux lèvres humides et entrebâillées comme une invite à une dégustation. À la vue de ces appâts charnus et fermes, ses glandes s’étaient déchaînées et s’étaient délestées des hormones auxquelles il avait résisté durant une génération. Des pensées libidinales avaient assiégé son âme. Un banc en bois foncé devant la chapelle avait accueilli le confesseur et la pécheresse. — Mon père, je vis dans le péché, avait susurré cette bouche de braise. Elle s’était agenouillée avec négligence aux pieds de l’abbé et sa joue empourprée s’était posée sur les cuisses de l’ecclésiastique. Sa chevelure blonde et drue s’était éparpillée sur la soutane blanche. Une image avait germé dans l’esprit du curé, celle de la gorgone. Les mèches éparses avaient cerné la dilatation qui bombait sous le tissu rêche. En quête d’une diversion, le regard du prêtre s’était égaré sur les peintures murales. Il était tombé sur Jean de Patmos, l’île où l’apôtre avait rédigé l’Apocalypse et prédit la venue de l’Antéchrist. Le sien s’apprêtait à s’approprier son intimité. Quel sortilège maléfique l’avait frappé ? Nul tentacule n’avait glissé sous sa soutane, mais deux mains frétillantes suivies de deux lèvres mielleuses et guillerettes. À l’extérieur, l’orage avait enflé. Les éclairs avaient déchiré la Voie lactée. Les paisibles pastels des vitraux s’étaient mués en teintes apocalyptiques.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD