Avec cette tempête sensorielle, le prêtre avait basculé dans un océan d’impureté.
— Mademoiselle, je vous en prie, avait balbutié le curé !
Sept minutes d’égarement…
Les cloches de la basilique Santa Crosse tintèrent à six reprises. Un premier rayon de soleil embrassa la statue de la vierge au pied de laquelle l’abbé Vatimi s’était prosterné sept nuits durant.
Le religieux se releva. Son corps était ankylosé dans sa totalité. Ses prières étaient restées encore vaines. Ses genoux gourds se refusaient à se dénouer. Furieux, il essaya de cracher sur ses rotules. S’il avait pu infliger à son visage le même sort, il l’aurait fait ! Mais aucune goutte de salive ne sortit de sa bouche râpeuse au goût de cendres.
Le dégoût de soi emplissait son quotidien. Son orgueil l’avait trahi. Il se croyait si proche d’elle. La Vierge l’avait adopté, guidé, rassuré, au point qu’il se prenait pour un élu. En tant que prêtre, il avait négligé un principe ; le religieux ne se superposait pas à l’humain.
Le père Vatimi tituba jusqu’à la sacristie qu’il affectionnait tant. Il ne ressentit pas cette familiarité qui l’habitait lorsqu’il y pénétrait. Cette salle constituait l’ultime étape du périple touristique de la basilique Santa Crosse et les visiteurs blasés par la pléthore de sépultures d’illustres génies la traversaient avec une furieuse envie de se griller une cigarette ou de passer au petit coin.
Vatimi contempla les énormes coffres de bois, remplis d’objets du culte, qui s’adossaient avec majesté aux murs. C’étaient de beaux ouvrages façonnés par des tarabiscots habiles et passionnés.
La lumière de l’aube s’invita à son tour dans la sacristie et des reflets multicolores irisèrent les enluminures des manuscrits prisonniers de leurs vitrines.
Le prêtre s’assit sur le couvercle d’un des caissons. D’instinct, il massa ses jambes ankylosées. Un liquide visqueux y cheminait. Du sang provenant de ses genoux coulait le long de ses tibias. Il ne daigna pas l’essuyer.
Un instant, il observa sa vie s’égoutter sur le sol. Les sphères rouges éclataient en silence et le rapprochaient de son destin désormais scellé.
De son retable jaune posé sur l’autel, le Christ le dévisageait. Lui aussi s’était retrouvé exsangue à cause des péchés humains. Le père discerna dans la scène de Giotto un appel : « Viens ! »
Le père Vatimi plongea son visage tuméfié dans ses deux mains. Ses doigts et ses ongles, possédés par une volonté extérieure, entaillèrent et labourèrent les propres joues du prêtre. Extirper le mal ou bien…
Dans un accès de désespoir, le religieux brandit ses deux poings en direction du Christ et une exhortation enfla dans la sacristie :
— Je veux mourir !
L’écho de sa dernière syllabe continuait de bruisser sous les ogives lorsqu’il entendit un grincement. Sa bouche se referma et ses globes oculaires roulèrent selon un axe horizontal.
Un objet bougeait dans la salle. Son regard se porta vers la porte d’entrée en quête d’un improbable visiteur. Rien ; les lourds battants de chêne restaient béants comme ils l’étaient depuis des lustres.
Puis, ses sens en alerte guidèrent ses pupilles vers la rangée de coffres devant lui. Là, il découvrit la source de ce bruit incongru. Un couvercle s’ouvrait et soulevait des volutes de poussières qui s’irisèrent sous les rayons solaires.
Le prêtre s’interdit de bouger de crainte de déranger l’entité qui s’éveillait dans ce caisson. Son estomac s’étrangla et un goût âcre emplit sa bouche. Ses yeux étaient rivés sur ce panneau de bois qui se déployait sans raison.
Un tremblement irrépressible parcourut son corps lorsqu’une main noire agrippa le bord du rabat. Elle le plaqua avec brutalité contre les boiseries murales. Il en résulta un claquement sec qui déclencha le tressaillement du curé.
Le cerveau du père Vatimi, perclus de fatigue, n’hallucinait-il pas ?
En voyant une immense silhouette humaine se dégager du coffre et l’enjamber, il pria avec ferveur pour que cette apparition ne représentât que le fruit de sa folle semaine. Mais cette vision lui parla.
— Je suis votre mort.
Les mots gutturaux cheminèrent avec lenteur vers la substance grise de l’abbé, mais ses cordes vocales court-circuitèrent ce protocole neuronal et elles bredouillèrent :
— Qui êtes-vous ? Vous… vous n’avez rien à faire ici.
La répétition du pronom personnel trahissait l’état de panique qui s’immisçait dans l’esprit du curé. Ses axones finirent par donner un sens à la phrase de l’inconnu.
— Mais pourquoi, interrogea le père Vatimi ?
— Vous avez émis un vœu, je vais l’exaucer.
— Mais, je ne vous ai rien fait !
— Selon la maxime, vous êtes au mauvais endroit et au mauvais moment.
— Vous êtes un détraqué, rétorqua le prêtre.
Le silence pesant qui s’ensuivit le convainquit du contraire. Son interlocuteur avait usé d’un ton placide et impersonnel sans rapport avec ses attentions abominables et criminelles.
Le curé regarda l’entrée grande ouverte, si proche, si salutaire.
Mu par son instinct de survie, il sauta de son coffre et il s’élança éperdument vers ce rectangle de lumière. Mais l’inconnu avait prévu ce geste désespéré et un pied tendu percuta le tibia de l’abbé.
La violence du contact provoqua la culbute du père dont le visage se précipita vers le sol.
La collision le commotionna et sa tête fut projetée en arrière. Une onde de choc se propagea le long de sa colonne vertébrale. Le prêtre haletait par la bouche. Il suffoquait et ses narines fracassées s’emplirent de caillots de sang.
Une masse lui écrasa les reins. Son agresseur s’était assis à califourchon sur son dos et l’immobilisait à terre. Une main gantée lui agrippa les cheveux et les tira. Le père Vatimi sentit un bout d’adhésif se coller sur ses lèvres.
L’homme se releva, prit l’un des pieds du curé et commença à le traîner vers l’autel. Chaque irrégularité du sol arracha un fragment du nez de l’abbé. Ses cartilages raclèrent les carreaux de terre cuite.
Son agresseur le laissa choir au pied du retable en forme de croix. Giotto y avait peint une crucifixion grandeur nature.
La douleur, bridée par sept jours d’autosuggestion, se déversa dans le cerveau du religieux. Une sensation étrange s’empara de ses organes comme un effroi cellulaire primitif et brut.
Le père Vatimi parvint à entrouvrir ses paupières contusionnées. Il vit les chaussures noires de son bourreau. Elles s’éloignèrent en direction du coffre d’où il avait surgi. Des tintements métalliques emplirent la sacristie puis les sons de pas se rapprochèrent. Les semelles de son agresseur se postèrent à deux centimètres de son visage tuméfié.
Il va m’achever à coups de pied, conclut le prêtre qui referma les yeux. Il songea à Thérèsa qui faisait irruption tous les matins dans l’église à sept heures précises. Ses bras armés de balais et de serpillières traquaient sans se lasser la poussière. Aucune ne survivait aux virevoltes de ses plumeaux fuchsia. Reconnaîtra-t-elle son curé défiguré ?
Il se remémora les derniers mots de sa visiteuse d’un soir : « Vous m’excitez ! » Pourquoi y avait-il succombé ?
Il attendait sa mise à mort. Mais les coups ne plurent pas. Puis, la voix monocorde s’adressa à lui.
— Vous êtes de la même taille. Ma tâche en sera facilitée.
Surpris par ce sursis, l’ecclésiastique entrebâilla ses paupières. Son agresseur empoigna le lourd retable et l’étala sur le sol. Que machinait-il, s’interrogea l’abbé ? Le colosse revint vers le curé, l’agrippa par sa soutane et le traîna en direction de la croix. Il retourna le prêtre à moitié inconscient et le cala sur le panneau de bois de telle sorte que son corps se superposa sur celui de Jésus. L’effet s’avéra saisissant ; le serviteur de dieu était proportionné comme la représentation de son fils.
L’inconnu ne croyait pas aux hasards ; il s’en voyait comme un catalyseur. Il pencha son visage sur celui du religieux.
Ce dernier détailla le faciès de son tortionnaire. Il fut frappé par ses pupilles minérales dont le gris veiné de blanc rappelait deux blocs de schiste. Mais surtout, aucune émotion ne s’en dégageait ; ni haine, ni peur, ni jouissance. Miroirs des âmes, de ces yeux n’émanait aucun reflet. Hypnotisé par ce vide vertigineux, Vatimi entendit à peine les paroles de son agresseur.
— Vous aurez le privilège de mourir comme votre maître. Mais, il subsiste un problème, disons épineux. Je ne dispose pas de clous. Je n’ai en ma possession que cet outil. Regardez !
Le curé suivit le trajet de la main droite de son bourreau. Elle plongea dans une des poches de son pantalon. Le père le vit en extirper un instrument métallique rectangulaire muni d’une large poignée. Il chercha en vain à quoi il pouvait servir. La nature de cet objet ne constituait pas l’obstacle à la réponse, mais c’était son usage détourné qui s’y opposait.
Des images de cartons jaillirent dans l’esprit du prêtre. Elles représentaient des emballages volumineux, destinés à protéger les appareils ménagers des aléas des entrepôts. Le cartonnage de ces boîtes était fixé grâce à de très grandes, très grosses et très épaisses… agrafes.
L’homme lui arracha l’adhésif. L’abbé essaya de pousser un cri de révulsion, mais le son fut couvert par le premier claquement de l’agrafeuse.
Les pointes acérées transpercèrent les lèvres du curé. Pendant une seconde, elles butèrent sur ses incisives avant de les pulvériser. Puis elles se recourbèrent scellant le râle du religieux. Deux attaches supplémentaires parachevèrent l’oblitération de sa bouche.
Le corps du prêtre s’avachissait ; sa résistance s’amenuisait. De fait, il était livré au bon vouloir de son bourreau.
L’inconnu étendit les bras du père Vatimi sur le retable. Les poignets flasques chevauchèrent ceux de Christ. Trois agrafes métalliques clouèrent chaque main dans le bois centenaire. Le curé sombra dans le coma. Il ne perçut pas les pointes qui perforèrent ses chevilles.
L’agresseur se releva, recula de deux pas et détailla la scène. Un coin de sa bouche se plissa ; un détail le tracassait. Il avait doté son œuvre d’une nouvelle dimension ; un inédit pictural en six siècles d’art graphique, le relief. Et puis, il lui avait alloué une envergure novatrice ; scénariser le vivant au sein d’un tableau. Mais, c’était une nature morte, ironisa l’inconnu.
Cet afflux de pensées farfelues l’agaça. Chaque acte de sa vie s’accompagnait de ce genre de digressions. Elles s’avéraient déplacées, la plupart saugrenues, voire iconoclastes. Mais il ne concevait pas l’existence sans y mêler une pincée de folie. Et son métier justifiait une forte dose de cet ingrédient.
Il agrippa les rebords du retable. Malgré sa carrure impressionnante, il parvint à le redresser avec difficulté. Le prêtre n’avait pas lésiné sur la ripaille. Pas à pas, il réussit à bouger son œuvre et à l’adosser contre l’autel.
Du coup, le corps du curé s’affaissa sous son propre poids. À la hauteur des agrafes, les tissus se déchirèrent sur deux centimètres. L’homme patienta, laissant la gravitation gentiment agir. Il avait opté pour du matériel de premier choix : attaches en acier galvanisé, pointe au burin, couleur dorée et agrafeuse pneumatique industrielle dernier cri.
À nouveau, il prit du recul. Le résultat lui plaisait sauf sur un point. Sur la crucifixion, la tête de Jésus était inclinée sur sa droite et celle de l’ecclésiastique penchait sur sa gauche. Il sourit en voyant les deux visages juxtaposés comme une entité bicéphale. Il rectifia ce détail.
La présence du père Vatimi dans l’église avait perturbé ses projets. Toute la nuit, blotti dans sa caisse, il l’avait entendu psalmodier des prières en latin. Des gémissements de souffrance avaient ponctué ces interminables litanies monocordes. Malgré l’inconfort de sa cachette, il était resté immobile, concentré sur sa respiration et sur l’espoir d’assister au départ du prêtre noctambule. Son esprit s’était remémoré une situation analogue, où il avait été enfermé contre son gré, de longues heures.
Mais à l’approche de l’aube, il était devenu évident que le curé qui continuait à débiter ses élucubrations ne quitterait plus cette église. Puis, il y eut cette injonction, cet appel à la mort. Il avait ressenti de la compassion pour cet abbé. Il admirait les gens qui s’en remettaient à la faucheuse devant l’insolubilité de leurs problèmes. À cet échelon, lui ne jouait que le rôle de porte-parole.
Il aurait pu se débarrasser du prêtre dans les règles, sans esbroufe en somme. Mais, tout comme sa victime, des démons le taraudaient et, par-dessus tout, il détestait être pris pour un fou.
L’homme détacha son regard du corps inerte. Son coma le privait de la jouissance ultime que lui procurait un coup de grâce. Mais, le temps lui manquait. Tant pis !
Il posa l’agrafeuse sur la poitrine du curé, à la hauteur du cœur. Il appuya sur la gâchette à quatre reprises. Les agrafes perforèrent la peau et les côtes puis leurs pointes harponnèrent le muscle cardiaque. Ainsi, le myocarde demeurait dans l’incapacité de se remplir et de se vider.
Le corps du religieux gigota, pris de soubresauts. L’agonie s’éternisa de longues minutes, mais l’homme qui s’en était déjà détourné avait contourné l’autel.
La dalle qui l’intéressait se trouvait sur son coin gauche à la croisée de deux rangées. Elle tranchait avec le pavage d’origine et ressemblait à une trappe de visite. Il la souleva avec facilité et la posa avec délicatesse sur le côté afin de ne pas la briser. Sa main droite explora la cavité. Guère profonde, elle était tapissée de carrelage rugueux.