— Malvoisier connaît ma famille. S’il m’a identifié…
Marcel me dévisageait, à la lueur diffuse qui arrivait des deux lampadaires de l’entrée. Il a désigné le Parc :
— On va y faire un tour ?
— Non, pas moi. Tu comprendras que je ne sois pas en forme…
— C’est vrai, tu n’as pas l’air dans ton assiette, tu as une drôle de mine…
— C’est bien pourquoi je préfère rentrer. Bonsoir.
Je l’ai quitté sur-le-champ. J’ai rallié le parking, j’ai enfourché la mobylette. Mes mains avaient du mal à tenir le guidon. Mon estomac remontait jusqu’à ma gorge. Je me suis dit, ça y est, je vais vomir. Je suis parti, plein gaz. Derrière, la cloche à nouveau tintait. Et des hurlements s’élevaient soudain, une fusillade d’enfer. Il était 9 h 30. Les cow-boys de Bonanza-City se ruaient à l’assaut du train.
* * *
22 h 30. La salle de garde du commissariat de Royan. L’agent Laborde est à la réception. Il attend la relève en faisant les mots croisés que L’Écho propose chaque samedi. Il a presque rempli la grille, mais le « 3 verticalement » lui donne du fil à retordre. Il interroge le jeune CRS qui lit L’Équipe, adossé au comptoir :
— Adjudant célèbre, ça te dit quelque chose ? 5 lettres…
Le jeune CRS se retourne. Il a un visage d’ange, des yeux très bleus, rieurs. Depuis l’été il est surveillant de baignade à la Grande-Côte. Le patron, à Rochefort, lui a dit : « Profite bien des vacances, petit, la rentrée risque d’être chaude. » Alors, il profite. A longueur de journée il sirote du soleil. Il dit :
— Hitler, peut-être ? Mais il n’était que caporal…
— Non, dit Laborde, ça fait…
Il compte sur ses doigts.
— … 6 lettres. Et il n’est pas à sa place. Hé, Guilbert ? Qu’est-ce que t’en penses ? Adjudant célèbre ?
Guilbert assure la permanence au standard. Il ne lève même pas le nez, il dit non, sans chercher. Il est occupé à faire les plans de la maison qu’il projette de bâtir à Saujon. Les beaux-parents offrent le terrain. Il compte emménager dans deux ans, pour la retraite. Seulement, il a des ennuis avec la cuisine, le frigo, entre autres, qu’il n’arrive pas à caser.
Le CRS reprend son journal, Laborde compte à nouveau sur ses doigts. A l’entrée, sur le trottoir, l’OPA Brossard et l’agent Lopez bavardent, assis à califourchon sur des chaises, les coudes au dossier comme dans les films. Lopez est soucieux, à cause de sa femme qui doit accoucher incessamment. Il dit :
— C’est cette chaleur… Elle dort pratiquement plus…
Brossard hoche la tête avec compassion :
— Le plus dur, c’est toujours le premier. Après, ça passe comme lettre à la poste…
Au deuxième étage, le commissaire Charolles – Charognard pour les intimes – lit L’Homme unidimensionnel en attendant minuit, heure à laquelle, ce samedi 23 août, il fermera à double tour le bureau et réintégrera son studio de l’allée des Lilas. La journée a été calme, comme les autres : Royan est une cité sans histoires.
Depuis quatre mois qu’il remplace le vieux Rabuteau parti au Mont-Dore rafistoler son foie, Charolles n’a eu à son menu quotidien que des broutilles. La saison est à son apogée. Les 80 000 estivants qui s’empilent dans les hôtels et les campings de la ville ont soleil et plage à discrétion. Les commerçants sont euphoriques. Si le temps se maintient… Dans un mois les boutiquiers de Rochefort et de Saintes regagneront leurs pénates, l’escarcelle en paix. Et la bonne ville de Royan s’enfoncera dans une douillette léthargie, avec ses casinos trop vastes, ses avenues trop neuves, ses quartiers résidentiels abandonnés. Rabuteau, foie requinqué, aura retrouvé son bureau de la place Notre-Dame. Et Charolles sera reparti. Pour où ? Il l’ignore, il ne se le demande même pas. Il lit, confortablement enfoncé dans le vaste fauteuil tournant que Rabuteau (qui aime ses aises) a matelassé de deux coussins. Les phrases de Marcuse résonnent dans sa tête, artistement soporifiques. Des fumées bleues s’étirent ; dans un cendrier un mégot brasille. Par la fenêtre grande ouverte entre la rumeur des voitures qui sillonnent le front de mer. Un motard dans la cour fait ronfler sa BSA. Au premier, une machine à écrire, par rafales asthmatiques, crépite. La soirée est tiède, Charolles se sent bien.
Sur le trottoir, Lopez est en train de déclarer que si c’est un garçon il l’appellera Stéphane, tu aimes ? Et Brossard dit oui, assez. A ce moment, le jeune CRS se met à glousser. Il pose L’Équipe sur la tablette du comptoir.
— Ça alors ! Elle est bonne !
— Quoi ? dit Laborde. Qu’est-ce que c’est ?
— Le mot que tu cherches. J’ai trouvé : Flick ! L’adjudant Flick, c’est connu. 5 lettres…
Laborde commence à compter sur ses doigts. Mais il se ravise, il fait, soupçonneux :
— Faudrait pas…
Le téléphone hennit. Guilbert, au standard, sursaute. Il ronchonne qu’on ne peut jamais être tranquille. Il décroche le combiné, il dit :
— Commissariat central, ouais, j’écoute…
Aussitôt il se redresse, comme si un aspic l’avait mordu aux fesses. Il coasse :
— Quoi ? Quoi ? Quoi ?
Laborde s’est à demi soulevé sur son siège et tend le cou. Le CRS s’approche lentement, L’Équipe sous le bras.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Guilbert est tout pâle. Il crie :
— Qui ? Qui ? Qui ?
Il repose l’appareil.
— Un mort, à Saint-Palais… La villa Les Tamaris…
L’OPA Brossard a abandonné son trottoir et à son tour s’avance, en se grattant l’oreille.
— Les Tamaris, dit-il, ça ne serait pas le romancier ?
— Qui ça, le romancier ? dit le CRS.
— Appelle Charolles, dit Brossard.
— Un mort ? s’étonne Charolles. Qui a téléphoné ?
— J’ignore, patron. Il n’a pas dit son nom, il a coupé tout de suite.
— Ça pue le canular, non ?
— Pas l’impression. Le type paraissait vraiment affolé.
— Il a dit où ?
— Oui, route du Clapet, près du parc d’attractions de Bonanza-City. Qu’est-ce que je fais ? Je préviens la gendarmerie de Saint-Palais ? C’est de leur ressort…
Charolles a posé le combiné sur le sous-main de cuir roux. Il prend une Peter Stuyvesant, la fiche dans un court fume-cigarette en résine. 22 h 35. Il y a quatre-vingt-quinze chances sur cent que cet appel ne soit qu’une blague, mais…
Il empoigne derechef l’appareil.
— Qui est l’officier de police de garde ?
— Brossard, patron. Il est là, justement…
— Passe-le-moi, dit Charolles.
Il craque une allumette.
* * *
Je me suis enfermé à clé dans ma chambre, me suis étendu sur le lit, tout habillé. Je me sentais sale, poisseux. Pourtant, à peine entré, j’avais couru au lavabo, je m’étais savonné la figure, les mains. Inutilement. Il n’y avait pas de savon pour décrasser cela. A l’étage au-dessus, la vieille Underwood rabotait le silence. Tap, tap, tap… En contrepoint, parfois, une toux brève. Tante rédigeait un chapitre de son dernier bouquin. Elle ne m’avait pas entendu rentrer, j’étais tranquille sur ce point. Quand tante s’asseyait devant sa machine, le monde extérieur n’existait plus. Elle condamnait sa porte, vissait des boules Quiès dans ses oreilles, s’enfonçait dans ce qu’elle appelait sa « thébaïde ». Souvent même, lorsqu’elle était seule, elle débranchait le téléphone. Pourtant tout à l’heure, quand j’avais gravi l’escalier, j’avais cru défaillir, suspendant à chaque marche ma progression, bloquant mon souffle dès que la machine une seconde faisait halte, m’attendant à la voir surgir sur le palier : « C’est toi, Jacques ? » Si elle avait aperçu mon visage ! Mais non, je n’avais rien à craindre. Tante à cette heure voguait loin de la maison. Et moi, j’étais au cinéma. 11 heures moins le quart. Dans quelques instants maman rentrerait, discrètement, elle se coucherait dans la chambre attenante. Et demain, au petit déjeuner, on causerait. « Alors, s’enquerrait tante, Z, ça t’a plu ? Et toi Jeanne, cet article ? — J’ai bien travaillé », dirait maman de sa petite voix douce. Moi, je serais en face d’elle, et je la regarderais. « J’ai bien travaillé… »
Je me suis levé, rageusement, j’ai serré les poings. Hypocrite ! Sale hypocrite ! Comme elle avait bien préparé son coup ! Je l’entendais encore : « Je vais changer de chaussures, j’irai à pied. » Tout s’éclairait. La 404 en panne ! simple prétexte pour justifier son retard. Elle avait trafiqué le moteur, débranché la batterie… En rentrant, j’avais contrôlé : la voiture n’était plus garée dans l’avenue des Congrès. « Je vais changer de chaussures. » Et tante Lu bonasse et candide : « C’est cela, ça te fera le plus grand bien. » Les souvenirs affluaient, s’épaulaient l’un l’autre.
Tous ces soirs où maman partait au journal, avenue de Pontaillac. « Un boulot urgent. Pradier aimerait que mon papier passe après-demain. » Combien de fois déjà elle nous avait bercés de ce refrain ! Depuis ce jour de l’automne dernier où elle était allée interviewer Malvoisier à sa villa. « Il est charmant. Il m’a demandé de revenir. » Comment donc ! Cela faisait d’ailleurs un moment qu’elle n’était pas sortie le soir. Parbleu ! Mme Malvoisier avait rejoint son mari trois semaines plus tôt : le lit n’était plus libre. Mais à la première occasion… Aujourd’hui l’épouse était au cinéma ; maman profitait de l’aubaine. Ils avaient combiné la chose, Malvoisier et elle. « Au dernier instant, il a préféré se coucher… »
J’ai éteint la lampe, je me suis à nouveau allongé, dans l’espoir que la nuit rafraîchirait mon front brûlant. Mais l’image aussitôt a surgi, avec une précision de feu : les deux corps soudés menant le branle en cadence… les grosses lèvres qui rampent sur la peau blanche… l’éclair d’un triangle fauve… Et plus atroce encore, ce visage, les dents luisantes, descellées, les yeux battus, les narines gonflées, ma mère. Ma maman…
J’ai rallumé, je me suis passé la figure sous le robinet du lavabo. 11 heures s’égrenaient à Notre-Dame. En haut, la machine s’était arrêtée. Tante Lu avait terminé son chapitre. Le crayon en main, elle se relisait, raturait. Comment déjà s’intitulait son livre ? Un soir à Bangui, oui, c’était cela. L’Afrique… A travers ses romans, tante poursuivait son passé. Un soir à Bangui… Cette fois, disait-elle, elle tenait un sujet en or. Elle n’avait pas eu beaucoup de chance jusqu’à présent. L’Écho de Royan, trois ans plus tôt, avait publié un de ses livres en feuilleton. Et elle espérait que par Malvoisier… « Elle n’écrit pas plus mal qu’une autre, disait maman, mais la concurrence est telle… »
Elle s’obstinait. Et cet acharnement avait quelque chose de sain, de purifiant. Je l’imaginais au-dessus de moi, l’éternelle gauloise pendillant à la lèvre, écoutant vibrer la musique de ses souvenirs. Un soir à Bangui… C’était trop injuste ! Tante qui trimait tout le jour, dirigeait la maison, endossait son tablier de servante quand Emma, l’employée, avait congé, et qui trouvait encore le courage, chaque soir, de s’asseoir à sa machine. Pendant ce temps, l’autre, à quelques kilomètres…
Onze heures et demie. Mouvement de voitures. La rue Gambetta s’animait : c’était sans doute la fin de la séance au Club, le cinéma voisin. On y jouait un western, j’avais failli y aller, mais Marcel avait préféré Z. Sans lui… Il ne se serait rien passé. Je n’aurais pas rencontré Mme Malvoisier, je n’aurais rien su. La Chevrolet était-elle seulement celle de Malvoisier ? Une somme de hasards insignifiants, et rien n’était plus semblable.
11 h 35. Le vacarme des voitures s’estompait. Au Lido aussi, ce devait être terminé. Mme Malvoisier était en route, elle allait les surprendre… Non, ils n’avaient certainement pas pris ce risque. Le coup était trop bien agencé : la bagnole bricolée, les chaussures plates, la migraine de Malvoisier, tout avait été pensé, minuté. Depuis combien de temps étaient-ils à la villa quand Marcel et moi étions arrivés ? 10 minutes ? un quart d’heure ? Et déjà les lèvres grasses cheminant vers les cuisses offertes…
23 h 35… 23 h 40… 23 h 45… N’y avait-il pas un regain de circulation sur le front de mer ? La sortie du Lido.
A minuit ils passaient un film d’épouvante : je l’avais vu affiché dans le hall, tandis que je faisais la queue. Donc si elle ne rentrait pas maintenant…
J’ai tressailli. On avait sonné. Maman. Elle serait encore partie sans ses clés. J’ai fermé la lumière, j’ai attendu, le cœur battant. Que tante Lu descende ! Moi je ne bougerais pas, je ne pouvais pas la regarder, pas ce soir !
La sonnerie reprenait, longuement. En haut, tante Lu ne réagissait pas. J’ai songé alors qu’elle n’entendrait pas, avec ces fichues boules qu’elle se flanquait dans les oreilles… Il fallait que j’y aille. Tant pis, un peu plus tôt, un peu plus tard… J’ouvrirais la porte sans lever les yeux, je m’esquiverais aussitôt.
J’ai descendu les marches, j’ai tourné la clé.
— Bonsoir. Déjà rentré ? Je suis confuse de vous déranger à pareille heure…
Mme Malvoisier était devant moi, rose et blonde. Elle exhibait ses mains noires en souriant :
— Je viens de crever. J’ai pensé que peut-être vous pourriez m’aider à changer la roue.
Et moi, soulagé et en même temps troublé comme si elle lisait la rougeur de mes joues :
— Je vous suis, madame…
La petite Cooper blanche était arrêtée un peu plus bas, à l’entrée de la rue Jules-Verne. Mme Malvoisier avait sorti la roue de secours, le cric et la manivelle.
— J’ai bien essayé moi-même, mais en pure perte. Je me demande si les boulons ne sont pas rouillés.
J’ai empoigné la manivelle. Non, les boulons étaient normalement serrés. Mais j’ai exagéré mon effort, m’attardant à dessein. Que maman ait le temps de rentrer ! Je ne comprenais pas bien ce qui se passait en moi. Qui m’avait chargé de veiller sur les étreintes de ma mère ?
Mme Malvoisier pépiait :
— Vous avez aimé ? Montand, hein, sensationnel ! Dites, à votre avis, pourquoi Z ? Il paraît que c’est du grec ?
— Non, je n’ai pas très bien compris…
J’ai placé la roue de secours, reboulonné, très lentement, j’ai abaissé le cric. Au-dessus de nous, tout proche, un klaxon a déchiré la nuit. Mme Malvoisier un instant a suspendu son bavardage, a remarqué :
— Ça doit être Police-Secours… Ou une ambulance : je n’ai jamais su la différence exacte…
J’avais quand même terminé. Mme Malvoisier a montré ses mains souillées :
— Si je ne craignais pas d’abuser…
— Je vous en prie…
Minuit tombait à Notre-Dame. Maman était-elle enfin de retour ? Avait-elle su mettre à profit cet ultime répit ?
Nous avons pénétré dans le hall. Une porte là-haut s’ouvrait :
— C’est toi, Jacques ?
Tante Lu apparaissait dans l’escalier, massive dans sa robe de chambre mauve, la tignasse ébouriffée, un mégot éteint à la bouche.
— Madame Malvoisier ! Quelle bonne surprise !
Congratulations. Explications, c’est ma roue qui, alors j’ai pensé que… Mme Malvoisier se lavait les mains au robinet de l’évier, remerciait encore, demandait :
— Et Mme Norrain ?
Tante, très vite, répondait :
— Elle a travaillé tard au journal. Je ne l’ai même pas entendue rentrer. Elle doit dormir…
— Je me sauve, dit Mme Malvoisier. Et mille fois merci !
Je suis remonté dans ma chambre. En arrivant au niveau du palier, mon pied a accroché une marche, j’ai failli m’étaler. Et tante Lu derrière moi, qui grondait à voix basse :
— Fais donc attention ! Tu vas réveiller ta mère.
* * *
Le docteur Jolineau se releva, replia méthodiquement le grand mouchoir qu’il avait déployé sur le carrelage pour ne pas tacher son pantalon.
— A première vue, la mort remonterait à deux heures, deux heures et demie. Étant donné le degré de coagulation sanguine et la rigidité des tissus, je pense…
Charolles, les bras croisés, fumait en silence. Deux heures, oui, cela correspondait assez exactement à l’indication fournie par la montre-bracelet de la victime, bloquée sur 9 h 35.
— Il est bien entendu que seule l’autopsie permettra…
Charolles regardait le cadavre étendu à ses pieds. Ça ne faisait pas un beau mort. Malvoisier était allongé sur le dos dans le hall, la nuque appuyée au chambranle de la porte ouverte du bureau. Il avait l’air de contempler ses orteils nus. La robe de chambre, en soie sauvage grenat, dévoilait des mollets gonflés, des cuisses flasques.
— Deux balles à la poitrine, disait Jolineau. Tirées à bout portant. L’aspect des lèvres de l’une des blessures, à la base du sein gauche, est très caractéristique…
On avait trouvé les douilles sur la moquette du bureau. C’était là, apparemment, qu’avait eu lieu l’agression. Frappé à mort, Malvoisier avait cependant réussi à se traîner hors de la pièce, s’était écroulé dans le vestibule.
Jolineau en avait terminé. Il s’écartait pour rédiger son rapport, posant avec précaution ses mocassins sur les dalles de carrare, où une flaque noire s’était figée. Brossard s’approchait, en se tripotant le lobe de l’oreille. Il était taillé en hercule, avec un poitrail énorme, une lourde tête rougeaude, mal rabotée, des sourcils broussailleux.
— Notre première impression était juste, patron. Les meubles ont été fouillés. Un rôdeur, ou un pilleur de villas, probable. L’an dernier déjà, une b***e a opéré vers Saint-Georges. Le type aura cru la maison déserte. Malvoisier, qui était, semble-t-il, couché, aura entendu du bruit, l’aura surpris dans son bureau.
— Ça faisait longtemps qu’il habitait ici ?
— Non, il a dû arriver à Saint-Palais à la fin de l’année. On en a parlé à l’époque, je me rappelle. A Noël, il a fait une séance de signature chez Méry. Il y avait du monde. Beaucoup de femmes. Paraît qu’il avait la cote à Paris.
Charolles émettait un grognement indistinct et désignait du menton l’alliance de platine au doigt du mort :
— Marié ?
— Oui. On vient de me dire que Mme Malvoisier est à Royan depuis quelques semaines. Jusqu’alors il vivait seul. Il ne sortait guère. On l’apercevait parfois en ville au volant de son américaine…
Charolles rigolait soudain, sans motif plausible. Un cylindre de cendre se détachait de sa cigarette, venait s’écraser sur la robe de chambre. Charolles pointait l’index en direction des cuisses grasses :
— Don Juan… Eh ben !
Brossard grimaçait, mécontent. Une fois de plus le cynisme de son supérieur le heurtait. Lui, il était d’avis que devant la mort certaines plaisanteries… Mais Charolles déjà changeait de registre, il questionnait à brûle-pourpoint :
— Où est-elle ? La dame ?
— On l’ignore. Elle a dû sortir…
— Pas de domestique ?
— D’après mes premières informations, une femme venait tous les jours du Clapet à vélomoteur. Elle repartait le soir.
— On a prévenu Saintes ?
— Oui. Ils seront là à la première heure demain…
— Bon, dit Charolles, je vais tâcher de trouver un coin pour leur pondre mon procès-verbal. Qu’on ne me dérange pas. Qu’est-ce que c’est ?
Un inspecteur au téléphone lui faisait signe :
— Pour vous, patron.
Charolles entra dans le bureau. C’était le commissariat de Royan. L’agent Le Pors, de service au Lido ce soir-là, l’informait qu’il avait vu Mme Malvoisier pénétrant dans le hall du cinéma vers les 9 heures. Charolles consulta sa montre.
— Il est minuit et quart bientôt. Elle a eu mille fois le temps…
— Patron ?
Brossard, qui était descendu dans le parc, accourait, essoufflé :
— Une bagnole dans le chemin C’est peut-être elle ?
C’était elle. Une Cooper blanche passait la grille en trombe, stoppait au ras du perron. Mme Malvoisier sortait de la voiture, restait un instant immobile, les bras écartés. Dans sa robe courte évasée, elle faisait penser à une danseuse de boîte à musique. Charolles s’avançait, la main au dos pour masquer le fume-cigarette. Il arborait la mine funèbre de rigueur.
— Madame Malvoisier ? Je suis navré. Votre mari…
Elle l’écarta. On avait dû la prévenir à l’entrée du chemin privé. Elle grimpa prestement les quatre marches, aperçut le corps. Elle ne dit rien, vacilla. Et Brossard, qui l’avait suivie, la cueillit dans ses bras robustes.
— Jolineau ! gueulait Charolles. Où est-ce qu’il est passé, celui-là ? Mais qu’il se grouille, Bon Dieu ! Un machab', c’est assez pour la soirée !