Dimanche-1

2129 Words
DimancheEmma, la bonne, avait congé depuis le samedi 20 heures jusqu’au lundi matin. Dès 7 h 30, je descendais à la cuisine, escomptant y déjeuner seul. Mais tante Lu s’y trouvait déjà, campée devant la gazinière. Elle s’est retournée, m’a rendu mon bonjour d’une inclinaison de tête : — Ça va être prêt. Tiens, sors le sucre, le beurre… Je me suis assis, j’ai commencé à beurrer mes tartines. La radio, au transistor, diffusait un pot-pourri de vieilles rengaines. Tante Lu, les mains aux hanches, l’œil sur la cafetière, accompagnait parfois la musique, ébauchait un début de couplet, continuait, bouche fermée, d’une grosse voix bosselée qui s’effilochait et perdait pied aux premières rampes de la mélodie. Trop souvent brocardée, tante Lu chantait rarement. Était-ce ce détail ? Je la sentais différente ce matin, occupée à se façonner un masque d’insouciance. Je l’ai examinée attentivement, j’ai noté d’autres anomalies. Comme tous les dimanches d’été, elle portait sa robe de shantung noir à fleurettes violettes, mais elle avait négligé de la protéger de son tablier de cuisine, qui restait accroché à une patère, à côté du réfrigérateur, distraction difficilement concevable, car elle était maniaque en ce domaine. Elle s’était coiffée avec soin, mais ses ongles n’étaient point faits – ce rouge sang-de-bœuf dont elle les peinturlurait, seule concession hebdomadaire à la coquetterie. Que signifiaient ces lézardes, sinon que tante était au courant de tout ? Il y avait eu un scandale cette nuit, aux Tamaris, et elle le savait. Je me rappelais le retour de maman. C’était une demi-heure environ après le départ de Mme Malvoisier. Je ne dormais pas. La clé à la porte de service avait à peine grincé. Maman entrait, comme un voleur. Elle avait ôté ses chaussures, l’escalier vibrait à peine. Arrivée au palier, elle s’arrêtait. Elle était à quelques mètres, je percevais son souffle. Elle lâchait comme un gémissement. Et aussitôt, là-haut, une porte s’ouvrait. Cliquetis d’un commutateur. — C’est toi, Jeanne ? Le pas lourd de tante, des chuchotements. La porte de la chambre de maman se refermait. Quelques minutes plus tard tante remontait. Il ne se passait plus rien. Mais un long moment encore, j’étais resté aux aguets dans le noir, l’oreille vissée au silence. — Tu n’es pas bavard ce matin ! Tante m’observait, la cafetière fumante au poing. — Parle-moi donc de ton film. C’est vrai que les flics y prennent pour leur grade ? Elle n’attendait même pas la réponse, enchaînait : — Moi, en tout cas, hier soir, j’ai abattu du boulot. Trois chapitres encore, et je me mets en vacances ! Elle s’avançait vers la table, se penchait pour me servir. Le café bouillonnait dans le bol. Derrière nous, le concert avait pris fin. Un speaker annonçait : — Et voici notre bulletin régional d’informations. J’entendais en même temps l’étrange remarque de tante Lu à mon oreille : — Ils nous font suer avec leur dévaluation ! Je te parie qu’ils vont encore… Et des mots qui me tranchaient le souffle : — Drame à Saint-Palais. Le romancier Serge Malvoisier assassiné dans sa villa. Il était 22 h 30, quand un coup de téléphone anonyme… J’ai lâché un cri aigu, me suis écarté. Un liquide brûlant me dévalait dans le cou. J’ai levé les yeux, j’ai aperçu la cafetière qui dansait à hauteur de ma tête, le visage décomposé de tante Lu. J’ai pensé aussitôt, maman, c’est elle. Et tante le sait, comme moi-même. Les paroles du speaker griffaient mes tympans : pistolet, autopsie, parquet, la montre arrêtée, 9 h 35… Tante Lu, la cafetière toujours en main, bégayait : — Mon pauvre petit… Et je ne savais pas si elle s’excusait pour le café brûlant ou si elle s’apitoyait sur notre commune misère. Elle est tombée sur une chaise, a posé le récipient, a écouté, les mains à plat sur les cuisses, les explications glacées du journaliste. « Personne dans le voisinage n’a rien soupçonné du drame. On suppose que les coups de feu se sont confondus avec ceux du parc d’attractions voisin, où se déroulait hier une fête nocturne. On ignore pour l’instant les motifs du crime, mais l’hypothèse d’un cambriolage n’est pas exclue par les enquêteurs, qui ont relevé que les meubles de la villa avaient été systématiquement visités. Inutile de dire que cet assassinat a soulevé une vive émotion à Royan, où la popularité de la victime était grande. C’est en octobre dernier, rappelons-le, que Serge Malvoisier avait choisi la Côte de Beauté pour terminer un important ouvrage, dont le cadre justement… » Tante Lu s’était remise debout. Ses yeux cherchaient les miens. — C’est abominable. Quand je songe qu’hier encore Mme Malvoisier se lavait les mains à ce robinet… Tu te rappelles comme elle était gaie ? Je ne répondais pas, je n’aurais pas pu desserrer les lèvres. Deux mots martelaient mon cerveau : « Maman, l’assassin… Maman, l’assassin… » Et j’avais la conviction que tante Lu les entendait, elle qui brusquement décidait : — Je vais prévenir ta mère. Ça va lui faire un choc. Elle sortait aussitôt. J’ai bu quelques gorgées de café, puis je suis remonté dans ma chambre. 8 heures. La fenêtre était ouverte. Dehors, c’était une belle journée d’été qui commençait, un beau dimanche de vacances. Les cloches de Notre-Dame annonçaient une messe. Au-dessous de moi, la rue Gambetta ruisselait de lumière. Un garçon en veste blanche orientait les parasols à une terrasse. Par le portique du port, j’apercevais les voitures qui se suivaient sur le front de mer. Les chromes étincelaient. Et derrière, des voiles blanches et rouges se balançaient. Ma rétine enregistrait tout, mécaniquement. Je me disais, il va faire encore chaud. Les barreaux étaient tièdes sous ma main. Tic-tac du réveil, allégresse des cloches sonnant la messe de 8 heures. Tout était pareil, il ne s’était rien passé. La même fièvre soudain allait secouer la maison assoupie. Des portes allaient claquer, des pas feraient crier les marches de l’escalier. Et la voix de tante Lu m’appelant du rez-de-chaussée : — Jacques, lambin ! On va encore se faire remarquer ! La nef de Notre-Dame, lumineuse. Le vitrail triangulaire du chœur flamboie de rouges et de mauves crus. Je suis placé au haut de l’église, entre ma mère et tante Lu. Maman est à ma droite. Ses lèvres s’agitent, elle tourne les pages du livre quand le prêtre l’y invite. Elle est très belle, ses lourds cheveux auburn sont impeccablement ordonnés. Tante a les bras croisés. Un collier de perles roses à triple rang lui descend sur la poitrine. Ses ongles sont rouge vif. Elle ne prie pas, mais elle est là, parce que c’est sa place et qu’elle est consciente d’accomplir une fonction essentielle. Nous sortons. La place Notre-Dame bourdonne comme un essaim d’abeilles. Les cloches carillonnent. Maman nous quitte à l’entrée de l’avenue pour aller commander les gâteaux à la pâtisserie Patinaud. La maison. Tante Lu passe sur la robe noire le tablier à losanges jaunes et se campe devant ses fourneaux : Emma n’est pas là le dimanche, mais Tante est très experte. J’ai revêtu une tenue légère, je suis ressorti : j’ai quartier libre jusqu’à midi. Sans me hâter je descends vers le front de mer. Je vais assister au départ des régates au port de plaisance. Après je pousserai jusqu’au Pigeonnier où l’on a annoncé un tournoi de volley. Je me baignerai. Et cet après-midi… Tante n’a-t-elle pas suggéré une balade à Bonne-Anse ? « La marée sera basse, on ramassera des coques. En rentrant on fera un crochet par Saint-Augustin, on ira dire un petit bonjour à Me Borjois : il vient d’envoyer sa famille à la montagne, il sera heureux de bavarder avec nous. » Une journée banale, sans surprises, avec son lot traditionnel de menus plaisirs et d’ennui. Demain, au bout de la Grande Conche, Marcel viendra me rejoindre. Il demandera, gouailleur et un peu méprisant : « Alors, on est sorti en famille ? On s’est bien amusé ? » Je crânerai : « Je me suis fait suer ! » Je n’ajouterai pas que de cet ennui-là, je ne peux me passer. Un choc contre la porte. Tante Lu entrait, refermait derrière elle. Elle avait l’immanquable gauloise à la bouche, et dès le seuil elle s’inquiétait de la présence d’un cendrier. — Assieds-toi. Il faut que je te parle. J’ai obéi. Quelle était la mission de tante ? Un aveu, par personne interposée ? — Nous venons de causer, ta mère et moi. Et nous sommes tombées d’accord. Inutile de nous monter la tête, voyons plutôt la situation bien en face… Elle tétait sa cigarette à bouffées courtes, mais sans précipitation, les yeux à demi fermés. Elle était très calme. — La police va venir, sans aucun doute… Elle me décochait une brève œillade, continuait : — Elle nous interrogera, ta mère, moi, toi-même… — Pourquoi moi ? Je réagissais sans finesse, je me mettais à trembler. — Toi comme nous. Nous étions à peu près les seules relations du mort à Royan : il est donc normal que nous y passions tous. Ils nous demanderont certainement notre emploi du temps hier soir, ça c’est réglé comme du papier à musique. Tu leur diras… Elle s’est arrêtée, est allée jusqu’à la fenêtre, a remarqué : — Il va faire chaud… Et puis : — Huit heures un quart. Tiens, on va louper la messe. Avec cette histoire… Elle s’est retournée : — Il n’y a pas lieu de s’alarmer. Tu étais au cinéma, je bossais. Et ta mère travaillait au journal. Pas de problème : le concierge témoignera. Est-ce que tu l’as entendue rentrer ? — Oui. — Tu le leur diras. Ah ! autre chose… Elle se rapprochait : — Tu te rappelles que la 404 était en panne ? — Oui. — Il faudra le leur dire aussi. C’est capital, tu comprends ? On sonnait. Un éclair d’angoisse traversait les pupilles de tante. Elle disait : « Déjà ! » et sortait. Murmures à la porte de l’impasse Portaillé. Puis tante m’appelait : — Jacques, c’est pour toi ! Dans l’escalier elle me jetait avec une moue dégoûtée : — C’est l’Eunuque ! Marcel restait dehors, collé au mur. — On marche un peu ? Nous avons fait quelques pas dans l’impasse. Marcel n’arrêtait pas de lorgner à droite et à gauche, dans un grand envol de crinière. Il paraissait nerveux. — Tu sais la nouvelle ? Malvoisier… — Oui… — 9 h 35, ils ont dit. A quelques minutes près, on assistait à… Jacques, je voulais te demander… Il s’est interrompu. Un couple de petits vieux remontait la venelle. Marcel a détourné la tête comme s’il voulait leur dérober son visage. Les petits vieux nous dépassaient. L’homme s’appuyait sur une canne vernie. Il ahanait, il disait, trop c’est trop ! Tous les médecins te diront qu’un mois de grande chaleur… La suite s’est perdue. Nous débouchions dans l’avenue. Immédiatement, je constatais que la 404 avait retrouvé sa place contre le trottoir. D’une voix nouée Marcel a repris : — Hier soir, quand on s’est pointés à la villa, qu’est-ce que tu as vu au juste ? Au moment où tu t’es hissé ? Fuyant son regard, j’ai répliqué, très vite : — Malvoisier, je te l’ai déjà dit… — Vivant ? — Bien sûr ! Tu ne t’imagines tout de même pas… Les yeux de Marcel s’étaient collés à mon visage et l’aspiraient comme des ventouses : — Malvoisier a été trucidé à 9 h 35. Si tu l’as vu vivant un peu avant 9 heures et demie… Il était bien seul ? — Mais naturellement ! Il lisait… un illustré… Match, je crois, ou bien… Je disais n’importe quoi. J’étais certain que Marcel allait conclure : — Ton témoignage est essentiel. Tu diras tout aux flics… Il réfléchissait un moment. — Si on t’interroge… Mettons-nous bien d’accord. Pas question de reconnaître qu’on était là-bas hier : ils ne nous manqueraient pas, moi spécialement. Ils m’ont à l’œil, depuis l’an passé… Au moment des événements de mai dernier, Marcel avait été arrêté dans la rue, où il manifestait, et avait passé une nuit au poste. — Écoute, c’est très simple : on n’a été ni l’un ni l’autre hier à Saint-Palais. Mieux : on ne s’est même pas rencontrés… — Ça ne peut pas coller. Mme Malvoisier m’a aperçu à l’entrée du Lido ! — Toi, pas moi ! Tu ne lui as pas dit que tu m’attendais ? — Non. — Alors !… Dis que tu as été au cinéma, si tu veux. Ou que tu y as renoncé à cause des strapontins, que tu t’es baladé ici ou là… Brode là-dessus : c’est ton affaire. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas parler de moi. Est-ce que tu m’as bien compris ? Je l’ai enfin regardé, surpris. Si Marcel avait pu savoir comme son canevas m’arrangeait ! — Ne t’en fais pas : je ne citerai pas ton nom. — Merci, vieux. Maintenant, je me sauve. Il traversait l’avenue, s’éloignait, en rasant les murs. Je suis revenu vers la maison. En repassant devant la 404, je me suis arrêté. La rue était déserte. J’ai fouillé dans la poche de mon pantalon : oui, les clés s’y trouvaient encore. J’ai fait un pas… « Tu leur diras que la 404 était en panne. C’est capital, tu comprends ? » Qu’est-ce que je cherchais à me prouver ? Tante pouvait mordre à ce leurre, pas moi : je savais que la voiture avait roulé la veille. J’ai pourtant ouvert la portière, me suis jeté à l’intérieur. Ma cheville gauche a buté contre un objet dur. Je me suis dit, la manivelle, elle s’en est servie hier soir, ou plutôt elle a fait semblant. Elle l’aura balancée n’importe où, selon son habitude… Je me suis penché. Et j’ai aperçu l’arme, étalée sur le tapis-brosse. Je me suis renversé contre le dossier du fauteuil, la respiration bloquée. Le sang me giclait à la face. A travers le pare-brise embué de rosée, le ruban argenté de l’avenue dansait. Une auto a surgi, derrière, s’est éloignée vers le front de mer. J’ai réussi à me dominer quelque peu, j’ai emmailloté l’automatique dans un chiffon qui traînait sous le fauteuil. Un coup d’œil dans l’avenue : personne. J’ai ouvert la portière, l’ai refermée à clé, me suis réfugié dans le garage. Que faire ? Mes yeux ont parcouru le dallage, les murs lisses, en quête d’un recoin, d’une anfractuosité où dissimuler le pistolet. Rien. J’ai placé le paquet sous mon aisselle et suis sorti par la porte du jardin, que j’ai traversé au pas de course. Arriver à ma chambre… Là, je dénicherais bien une cachette provisoire, sous mon matelas, parmi mes livres… J’ai ouvert prudemment la porte de la maison. Tante Lu descendait l’escalier, me barrait le passage. Je me suis arrêté, le coude plaqué au flanc. A travers le nylon de mon sweater, le pistolet me brûlait la peau.
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