III-2

1568 Words
– Vous aurez trois élèves, dit la comtesse de Lëndau en s’adressant à la fois au professeur et à Wilma. Mon fils Guntram a treize ans, Helena et Constance onze et douze. Vous vous partagerez les leçons à votre gré, je m’en remets à vous sur ce point. Je ne tiens aucunement à faire de mes enfants des savants, ceci n’est pas dans les traditions de la famille. Qu’ils soient instruits de ce qui est nécessaire à leur rang, voilà tout ce qu’il faut pour des Lëndau. Et sa voix eut une vibration d’orgueil, ses prunelles grises étincelèrent une seconde. – Je vais les faire appeler, afin qu’ils fassent votre connaissance. Vous commencerez les leçons seulement lorsque vous serez complètement installés. On ne pouvait lui contester une certaine urbanité et des intentions bienveillantes. C’était sans doute son orgueil de race qui dressait, entre ses hôtes et elle, cette barrière de glace que Wilma avait sentie dès l’abord. Et elle la sentit de nouveau, tout aussitôt, entre ses futurs élèves et elle : Guntram, un garçonnet blond et fluet ; Helena, une pâle petite brune dont les traits fins rappelaient ceux de son frère aîné ; Constance, grosse blonde à l’air placide et quelque peu endormi. Tous, sous leur politesse d’enfants bien élevés, laissaient percer la même fierté qui semblait dire à leurs futurs professeurs : « Nous sommes bien au-dessus de vous, vous devez vous trouver très honorés que nous voulions bien vous choisir et nous confier à vous. » – Nous aurons avec eux les seules relations nécessaires, voilà tout, dit Wilma qui faisait part à son père de ses observations tout en reprenant le corridor par où, croyait-elle, les avait conduits Octavia. Leur attitude à tous nous fait nettement comprendre qu’il n’en doit pas être autrement. – Nous n’en serons que plus libre, Wilma... – Mais ne nous sommes-nous pas trompés de corridor, ma fille. – Je le crains, mon père... Ils arrivaient, au bout du couloir, devant une porte ouverte qui laissait voir une grande pièce lambrissée, au milieu de laquelle se trouvait une table garnie de reste de victuailles : galantines largement entamées, tranches de poisson entourées de gelée, gâteaux attaqués par de profondes brèches, bouteilles de Champagne décoiffées et vides. Devant cette table, le dos tourné à la porte, se tenait debout une personne de petite taille, vêtue d’une robe brune que cachait en partie un tablier à larges carreaux bleus. Sur sa nuque retombait une épaisse chevelure blond cendré, semblable à celle de la comtesse de Lëndau... Cette personne se détourna tout à coup, montrant un visage très jeune, un peu irrégulier, mais doué d’un teint éblouissant et de deux yeux gris foncé, larges et expressifs, qui s’arrêtèrent sur les étrangers avec une surprise mélangée d’irritation. Le professeur fit quelques pas et s’inclina. – Je vous demande pardon... Nous nous sommes égarés dans ces corridors inconnus et nous ne savons comment retrouver notre logis. Le regard de la jeune fille s’adoucit légèrement. – Cela ne m’étonne pas... Je vais vous faire mettre sur le bon chemin, dit-elle avec politesse. Rosine ! D’une pièce voisine sortit une jeune femme de chambre occupée sans doute à quelque fatiguant nettoyage, car des gouttes de sueur perlaient sur son front un peu hâlé. – Rosine, montrez à monsieur le professeur le chemin de son appartement, dit la jeune fille. Elle répondit par une gracieuse inclination de tête au remerciement et au salut du père et de la fille et se dirigea vers la pièce voisine. – Cette jeune personne est sans doute la fille aînée de la comtesse. Elle lui ressemble beaucoup, fit observer le professeur lorsqu’il se trouva seul avec Wilma, Rosine les ayant quittés après les avoir mis dans la bonne direction. – En effet. Elle paraît extrêmement distinguée, sa physionomie est fort agréable, malgré une certaine fierté qui semble exister chez elle comme chez ses frères et sœurs. Mais, vraisemblablement, nous n’aurons pas de rapports avec elle. Enfin, nous connaissons maintenant tous nos hôtes, et voilà notre nouvelle vie commencée. Dans l’après-midi de ce même jour, Heintz vint frapper à la porte de l’appartement du professeur. Il apportait une feuille de papier pour coller sur la partie brisée de la vitre. – On la remplacera... un peu plus tard, car on n’a pas ici les ouvriers sous la main, expliqua-t-il tout en se dirigeant vers la porte dont Wilma venait de tirer le verrou. Tandis qu’il s’acquittait de sa besogne avec une sorte de hâte, le professeur considéra longuement l’étrange nappe d’eau que le soleil teintait de bizarres reflets glauques. – À quoi tient donc la coloration de cette eau ? demanda-t-il en s’adressant à Heintz. Le vieillard tourna la tête. C’était sans doute le reflet des eaux noires qui donnait à son visage cette teinte cendreuse. – À la nature du fond, a-t-on prétendu, répondit-il laconiquement. Le professeur demeura un instant pensif, puis il reprit : – À la place des seigneurs de Runsdorf, j’aurais essayé de faire détourner ce lac. Heintz eut un tressaillement et dit d’un ton brusque, tout en continuant son travail : – Pourquoi donc ? À quoi cela aurait-il servi ? – Mais à se rendre compte de sa conformation. Et puis, on aurait pu retrouver les corps qui sont engloutis là, paraît-il, et les mettre en terre sainte. – Ils sont bien plus tranquilles là ! marmotta Heintz en trempant son pinceau dans le pot de colle avec une sorte de violence. Wilma, qui était entrée à la suite de son père, appela celui-ci pour lui montrer les nombreux portraits appendus dans cette galerie. Un certain nombre étaient des chefs-d’œuvre, dus au pinceau des plus grands maîtres. Albert Dürer, en particulier, en avait signé trois. Le seigneur actuel de Runsdorf, le comte Walther, avait hérité du type de ses nobles ancêtres. Ceux-ci, presque tous, avaient cette coupe de visage un peu longue, ce teint mat, cette chevelure brune, cette altitude de hauteur un peu dédaigneuse qui caractérisaient dès le premier abord leur jeune descendant. Les yeux seuls variaient ; petits ou grands, clairs ou sombres, souriants ou sévères, souvent durs, impériaux, bien peu dénonçant la bienveillance et la bonté. Cependant, l’un d’eux avait une physionomie sympathique au plus haut point. C’était un homme d’une quarantaine d’années, vêtu à la mode du commencement du XIXe siècle. Ses beaux yeux bruns, très doux, et en même temps singulièrement pénétrants, semblaient s’attacher avec complaisance sur les roturiers que ses voisins avaient l’air de considérer dédaigneusement du haut de leurs quartiers de noblesse. – Oh ! quelle belle personne ! dit Wilma en s’arrêtant devant un portrait de jeune femme. Celle-là portait sur ses cheveux bruns une couronne princière. Sa robe de damas pourpre était littéralement constellée de joyaux. Et elle redressait orgueilleusement sa tête fine, en fixant sur Wilma ses prunelles sombres, un peu dures. – C’est la princesse régnante de Darnstadt, née comtesse de Lëndau, dit derrière Wilma la voix brève de Heintz. Il avait fini son travail et se rapprochait du professeur et de sa fille. – Il y a eu plusieurs alliances de maisons souveraines avec la famille de Lëndau. La sœur de la belle princesse Mathilde fut même demandée en mariage par un prince de la maison royale de France. Elle refusa en déclarant à son père qu’elle n’épouserait que Rodolphe d’Urbrecht, un petit gentillâtre sans le sou, qui lui avait sauvé la vie dans une partie de chasse. Voyant qu’elle persistait dans sa résolution, le comte son père la fit enfermer là, – et son doigt désignait l’appartement qui luisait face à la galerie, de l’autre côté du lac, – en jurant qu’elle n’en sortirait que fiancée au prince français, ou morte. – Et que choisit-elle ? – La prison perpétuelle. Elle dépérit lentement, et un jour on la trouva sans vie. Mais les Lëndau ont toujours mis la gloire de leur nom au-dessus de toutes les considérations. Une orgueilleuse satisfaction vibrait dans l’accent du vieil homme, sa tête se redressait, une sorte de flamme traversait son regard aigu. Il semblait que cette gloire rejaillit sur lui, qu’il en fût enveloppé, pénétré jusqu’au fond de l’âme. – Pauvre jeune fille ! murmura Wilma, saisie de pitié. Son père était donc absolument dépourvu de cœur ? – Non, mademoiselle, il obéissait aux exigences de son rang, dit Heintz d’un ton dur. Un comte de Lëndau ne peut agir comme un simple bourgeois. Celui-là devait donner l’exemple aux générations de sa race qui viendraient après lui, aux comtesses des Lëndau qui seraient tentées d’imiter sa fille Walburge en regardant au-dessous d’elles. Dans la famille, lorsqu’il a été question de mariage, le cœur n’a jamais été consulté, mais seulement les convenances de nom et de fortune. – Pauvres femmes ! murmura Wilma en prenant le bras de son père pour regagner leur appartement. En passant devant le portrait du seigneur aux yeux bruns si sympathiques, elle s’arrêta. – Qui est celui-là ? demanda-t-elle avec intérêt. Le pinceau échappa aux mains de Heintz. Il se baissa pour le ramasser, tout en répondant d’une voix brève, presque dure. – C’est le comte Eberhard. Dans la salle, comme le domestique allait s’éloigner, le professeur lui demanda : – Y a-t-il loin d’ici à Nunsthel ? – Une demi-heure à peu près, en marchant bon pas. – Le chemin est bon ? – Une excellente route forestière, mais qui monte sensiblement, Nunsthel étant situé à mi-hauteur de la montagne. Il semblait pressé de s’éloigner, et le professeur, s’en apercevant, garda les autres demandes de renseignements qu’il désirait lui adresser, en pensant qu’Octavia serait moins laconique que ce vieillard quelque peu raide et visiblement condescendant envers les nouveaux hôtes du château. En effet, la vieille femme donna toutes les indications nécessaires et s’étendit longuement sur les qualités physiques et morales du garde général. – Malgré ses cinquante ans, il est encore le plus bel homme de la contrée. Et quelle intelligence ! Son Altesse l’archiduc l’a en très haute estime. Avec cela, une bonté, une charité dont ses subordonnés et les pauvres du pays pourraient dire des nouvelles. – Et ses enfants ? – Son fils Heinrich ne lui ressemble pas au physique, mais on le dit aussi bon que lui. Sa fille aînée est sortie l’année dernière de pension, la petite n’a guère qu’une dizaine d’années. Une belle famille, bien unie, assure-t-on, et qui vit très simplement là-haut
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