IIILadislas, fatigué du voyage, dut demeurer couché le lendemain. Calme et résigné à son ordinaire, il regardait sa sœur aller et venir pour mettre de l’ordre dans leur appartement, tandis que le professeur sortait de précieux vieux papiers soigneusement logés dans sa malle.
Octavia entra, apportant le café au lait. Elle annonça au professeur et à sa fille que la comtesse de Lëndau les recevrait dans une heure.
– Je viendrai vous chercher, car vous ne pourriez pas vous en sortir dans tous ces corridors. Avez-vous bien dormi, mademoiselle ?
– Admirablement... Mais ne serait-il pas possible de clore, ne fût-ce que par un papier, cette vitre brisée qui donne beaucoup d’air ?
– Une vitre brisée !... dans votre chambre, mademoiselle ?
– Non, dans la galerie à côté.
Une expression de terreur apparut sur la physionomie d’Octavia.
– Dans la galerie !... Vous avez été dans la galerie ! dit-elle d’une voix tremblante.
– Ai-je commis sans le savoir une indiscrétion ? Je voulais me rendre compte d’où venait ce vent.
– Oh ! il n’y a pas d’indiscrétion, personne ne va jamais dans cette galerie, le soir surtout ! Oh ! non, certes ! dit-elle, en se signant, toute frissonnante. Mais il faut dire qu’il y a grand danger à se trouver à la nuit près du lac noir. Il est... hanté.
Sa voix avait subitement baissé, et elle regarda autour d’elle comme si elle s’attendait à voir paraître quelque fantôme.
Wilma se mit à rire gaiement.
– Je ne crois pas aux revenants, madame Octavia, et je vous assure que je ne regarderais pas à entrer la nuit dans cette effrayante galerie. Mais il faut convenir que l’aspect de ce lac prête aux légendes lugubres.
– Des légendes ! dit Octavia d’une voix étouffée. C’est moi-même, mademoiselle, qui ait trouvé un matin étranglée, sur le bord du lac, une toute jeune femme de chambre de mon âge, – j’avais alors seize ans. C’est moi qui suis accourue, la première, aux cris de la comtesse Luba, et qui l’ai trouvée à genoux sur le bord du lac, les bras tendus vers l’eau noire où elle venait de voir disparaître sa belle-sœur avant de pouvoir lui porter secours.
– Qui était cette comtesse Luba ?
– La sœur du comte Arnulf, grand-père des jeunes seigneurs actuels. Celui-ci avait épousé en secondes noces une belle jeune femme, une Italienne. Qu’elle était jolie, Seigneur !... et si bonne, si douce ! Elle m’avait prise à son service, j’aidais la nourrice à soigner sa toute petite Franziska, aujourd’hui madame la chanoinesse de Lëndau. Et puis, un matin, sa femme de chambre accourt, elle me crie : « Octavia, madame la comtesse est folle ! » Et c’était vrai, mademoiselle. Entrant dans sa chambre, je la vis assise, l’air égaré, et répétant de temps à autre : « Le lac... le lac ! »
Le comte et sa sœur accoururent. À leur vue la comtesse Paola eut une crise terrible, et ils furent obligés de sortir. La comtesse Luba était livide, ce spectacle semblait lui avoir causé un effet terrible. Quant au comte de Lëndau, il était, méconnaissable. On disait généralement qu’il n’avait pas le cœur très tendre, mais, en tout cas, je puis affirmer qu’il aimait ardemment la jeune femme, et que celle-ci avait toujours paru heureuse près de lui.
Le médecin, appelé en hâte, calma la crise, mais il laissa peu d’espoir pour le retour à la raison, et les grands aliénistes appelés ne furent pas plus rassurants. La jeune femme était redevenue tranquille, à condition de ne plus voir son mari ni sa belle-sœur, de ne plus même entendre le bruit de leurs pas. Elle ne parlait plus, sinon pour dire, de temps à autre : « Le lac... le lac ! »
Et voilà qu’un soir, tandis qu’avec une autre femme de chambre je travaillais dans ces pièces-ci qui servaient à loger des hôtes au moment des grandes chasses, nous entendîmes un cri épouvantable... Oh ! rien que d’y penser, le sang se glace dans mes veines !... Comment ai-je eu alors le courage de courir vers la galerie, malgré mes jambes tremblantes ! J’étais sans doute plus brave qu’à présent. Et je vis le spectacle que je vous ai dit tout à l’heure : la comtesse Luba agenouillée, se tordant les mains, et criant au secours en montrant l’eau qui faisait un grand remous.
Hélas ! il était trop tard ! On fouilla le lac, très profond, avec des crocs, mais on ne ramena même pas le cadavre de la jeune comtesse. Sans doute avait-il été entraîné dans le puits insondable qui se trouve, dit-on, devant l’entrée de la chapelle.
– Et, son mari, que dit-il ? demanda Ladislas.
– Le comte Arnulf était à Regensberg. Un express partit le prévenir, et nous le vîmes arriver au galop. Il avait l’air d’un spectre, nous reculâmes effrayés à sa vue... Après avoir écouté les explications de l’un de nous, sans un mot, il se dirigea vers le lac en nous défendant de le suivre. Que fut-il là, nous ne le sûmes jamais. Une heure plus tard, une femme de chambre le vit sortir de l’appartement de sa sœur ; c’est celui qui donne sur le lac, à l’opposé de la galerie. Cette fille s’enfuit épouvantée, en rencontrant ces yeux qui n’étaient plus ceux d’un humain, nous dit-elle.
Il s’enferma dans la bibliothèque, refusant toute nourriture. Un matin, Heintz, en passant, vit ouverte la porte jusque-là si bien close. Sur le bureau du comte Arnulf se trouvait une lettre adressée à son fils Otto. Heintz la porta au jeune maître, et celui-ci apprit ainsi que son père s’était précipité dans le lac. Dans cette lettre, très brève, il défendait de faire la moindre recherche pour retrouver son corps, voulant, disait-il, reposer en paix près de la comtesse Paola... Et le comte Otto respecta cette dernière volonté de son père.
– En effet, ce sont de tristes souvenirs, dit Wilma. La pauvre jeune femme a été sans doute attirée par cette eau sombre dont la pensée la hantait dans sa folie.
– Elle avait vu le maudit, mademoiselle, c’est pourquoi elle était devenue folle ! murmura Octavia en se signant de nouveau. Auparavant, elle était tout à fait saine d’esprit, et gaie, et spirituelle !... Mais elle l’a vu, et depuis ce moment elle a été sous son empire, jusqu’au jour où il l’a attirée dans son lac noir, dans l’abîme qui s’ouvre là-dessous. Et il y a des nuits où ils sortent de l’eau, où on les voit tous trois, le comte Arnulf, sa femme et... Wolf de Ludfell.
Sa voix eut une inflexion d’effroi en prononçant ce dernier nom.
– Qui est celui-là ? demanda Ladislas.
– C’est le maudit, le parjure, il assassina son frère aîné Rudolph – ceci se passait voilà des centaines d’années – et jeta son corps dans le lac. Mais sa femme, à son insu, l’avait vu accomplir le crime, et elle se mit à dépérir lentement de chagrin. Le rude seigneur, qui n’aimait qu’elle au monde, était au désespoir. Quelques heures avant de rendre le dernier soupir, elle révéla à son mari la cause de sa mort, en le suppliant de faire pénitence, et d’élever à la mémoire de Rudolph une chapelle expiatoire sur le lac où demeurait enseveli son corps. Wolf, fou de douleur, promit ce qu’elle voulut. En effet, il fit élever la chapelle, mais bien loin de faire pénitence, il se plongea dans l’orgie, dans la magie et dans le crime, tant et si bien qu’un jour, saisi d’une crise de folie ou de désespoir, il se précipita à son tour dans le lac... Et son corps non plus ne fut jamais retrouvé !
– Mais ce lac est un véritable tombeau de famille ! s’écria le professeur qui écoutait avec intérêt. N’a-t-on jamais essayé de détourner ces eaux mystérieuses ?
– Non, monsieur le professeur, personne n’en a eu l’idée. Et, après tout, mieux vaut laisser en paix ces pauvres restes.
– Et les Lëndau sont les héritiers de ce Wolf ?
– Indirectement. Wolf de Ludfell mourut sans enfants, et ses biens échurent à la branche alsacienne, déjà riche et puissante, et d’où descendent en droite ligne nos jeunes seigneurs.
– Et avez-vous aperçu quelquefois ce terrible revenant ? demanda Wilma en souriant :
La vieille femme leva les mains au ciel.
– S’il en était ainsi, je ne serais pas ici, mademoiselle ! Celui qui l’a vu est perdu. C’est ce qui est advenu à cette pauvre petite femme de chambre, ma compagne d’autrefois dont je vous parlais tout à l’heure. Sa curiosité lui a été fatale. Elle n’avait peur de rien, comme vous, mademoiselle, et vous voyez si elle en a été punie ! Vous trouvez-vous bien ici ? ajouta-t-elle avec quelque hâte, évidemment désireuse de changer de conversation.
– Très bien. L’air est délicieux, il insuffle réellement de la force.
Wilma s’approcha d’une fenêtre et reposa quelques instants son regard sur le fond de verdure formé par les beaux arbres du parc. Plus près, c’était l’espace découvert entrevu la veille. Une herbe épaisse le couvrait, et, sur la colonnade de pierre noirâtre, sur le vieux bassin à demi brisé qui en occupait la centre, la mousse plaquait de larges taches vertes et grises. Ce lieu était évidemment voué à l’abandon avant l’arrivée des nouveaux hôtes.
– Madame la comtesse avait d’abord pensé à vous installer au premier étage, dit Octavia qui s’était rapprochée de la jeune fille. Vous auriez une vue superbe. Mais elle a pensé ensuite que le rez-de-chaussée serait plus commode, à cause du jeune monsieur. D’ailleurs, les chambres sont inhabitées, là-haut, et vous pourrez y monter quand il vous plaira de voir la forêt, mademoiselle.
Elle s’éloigna, et Wilma se remit à ses rangements. La jeune fille avait retrouvé sa gaieté accoutumée, un peu mise en déroute la veille. Le soleil entrait à flots dans les chambres exposées au midi, et avec lui l’air pur, vivifiant, parfumé de la forêt. Les rayons d’or dansaient dans les grandes pièces sévères, illuminaient les vieux meubles aux formes rigides, accrochaient des étincelles au lustre antique suspendu dans la chambre du professeur. Et Ladislas, qui en était tout enveloppé, semblait reprendre un peu de vie ; ses prunelles sombres s’ouvraient plus grandes encore comme pour absorber jusqu’au cœur cette lumière bienfaisante.
– C’est délicieux, ce vieux château à légendes ! s’écria-t-il avec ravissement. Ces murs séculaires ont dû voir des choses étranges et terribles, il faudra demander à dame Octavia de nous conter cela, n’est-ce pas, Wilma ?
– Oh ! je ne demande pas mieux, j’adore les légendes ! dit gaiement la jeune fille.
De fait, elle réunissait à ses qualités pratiques, héritage de sa mère, les goûts intellectuels très délicats de son père. Le passé en particulier, l’attirait comme lui, comme Ladislas, et la sage Wilma ne cachait pas le plaisir qu’elle éprouvait à entendre quelque histoire moyenâgeuse, fantastique et terrifiante surtout lorsqu’elle se trouvait dans le cadre où s’étaient déroulés ces faits souvent légendaires, mais parfois seulement amplifiés par l’imagination populaire sur une donnée réelle. Elle était donc ravie de découvrir, dès le premier instant, que Runsdorf possédait son fantôme... ses fantômes même, et, de plus, ce mystérieux lac noir qui conservait si jalousement ses victimes.
Octavia revint à l’heure dite. Par les interminables corridors, le professeur et sa fille, à la suite de la vieille femme, gagnèrent le corps de logis principal qui renfermait, au rez-de-chaussée, les appartements de réception, et au premier étage ceux de la famille de Lëndau.
Octavia introduit les nouveaux hôtes de Runsdorf dans un salon décoré de vieux chêne admirablement sculpté et de tapisseries anciennes. Une femme de petite taille, un peu forte, très simplement vêtue de lainage noir, se tenait debout devant l’une des fenêtres. Elle se détourna lentement et fit quelques pas vers les arrivants.
– Soyez les bienvenus à Runsdorf... Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le professeur ? demanda-t-elle d’un ton poli mais froid.
Le professeur répondit par quelques mots, en exprimant sa satisfaction de la position privilégiée de Runsdorf.
– Oui, vous serez bien ici, dit-elle, en désignant des sièges à ses hôtes. La vie y est extrêmement paisible, et vous vous trouverez tout à fait indépendants là-bas. La petite-fille d’Octavia s’occupera de votre service.
– Oh ! je n’ai besoin de personne ! interrompit Wilma. À Prague, je m’occupais seule du ménage.
Une sorte de satisfaction traversa les yeux gris, un peu voilés de la comtesse.
– Si vous le préférez, vous êtes libre, mademoiselle. Rosine vous apportera seulement vos repas, et vous rendra tous les petits services que vous aurez à lui demander. Tout est donc réglé de ce côté, n’est-ce pas ? Maintenant, voyons à la question des leçons.
Elle avait une voix nette, un peu brève, qui rappela à Wilma celle du comte de Lëndau, entendue la veille. C’était d’ailleurs le seul point de ressemblance entre la mère et le fils.
Si, cependant, il en existait un autre, dont Wilma se rendit compte après quelques minutes d’entretien. Sur ce visage fatigué, flétri, qui avait jamais dû posséder de beauté, mais peut-être une grande fraîcheur, dans l’attitude et l’accueil de la comtesse, la jeune fille retrouvait la distinction praticienne et en même temps la hauteur distante, la condescendance souveraine qui l’avait frappée la veille chez le comte Walther, non seulement à l’égard de son père et d’elle, mais aussi envers les hôtes qu’il reconduisait.