IIOui, ils étaient bien sur le chemin de Runsdorf, ce soir de printemps tiède et parfumé d’exhalaisons forestières. La voiture roulait doucement sur la route large, bien entretenue, qui traversait la forêt. Mais la nuit tombante empêchait les voyageurs de rien voir en dehors d’un rayon assez restreint, et, peu à peu, la somnolence s’emparait du professeur et de Ladislas, fatigués du voyage.
Wilma, elle, était très éveillée, et un peu mélancolique. Elle avait quitté Prague avec quelque regret, y laissant deux ou trois amies, mais ni son père, ni Ladislas n’avaient soupçonné cette tristesse qu’elle avait su leur dissimuler. À la gare de Regensberg, elle venait d’éprouver une désillusion, de ressentir une secrète amertume en ne trouvant, pour les attendre, qu’une voiture de louage que le cocher lui avait dit avoir été retenue à leur intention par la comtesse de Lëndau. Cependant, les seigneurs de Runsdorf devaient avoir des équipages et serviteurs à leur disposition. Mais il jugeaient sans doute leurs nouveaux hôtes personnages de trop petite importance pour les déranger à leur intention.
Pourtant, le premier moment de contrariété passé, la raisonnable Wilma pensa :
« Après tout, qu’importe ! Nous sommes, suffisamment bien dans cet antique véhicule, et il n’entre pas dans nos conventions avec la comtesse qu’elle nous donnera la jouissance de ses voitures. »
Néanmoins, ce manque de prévenances était légèrement pénible et donnait à Wilma, dès le premier instant, la note exacte de leurs futurs rapports avec ces hôtes inconnus.
Depuis quelque temps, la voiture descendait sensiblement. Elle s’arrêta tout à coup. À la clarté des lanternes, Wilma distingua une grille majestueuse, puis, au-delà d’une cour qui semblait immense, une imposante façade dont plusieurs fenêtres, au rez-de-chaussée, étaient brillamment éclairées. Et, dans la cour elle-même, des points lumineux annonçaient la présence de nombreuses voitures.
Le cocher descendit, ouvrit la grille et fit entrer son équipage après avoir agité une cloche au son grave.
Au moment où le minable véhicule, ayant traversé la cour, atteignit le grand perron circulaire, un galop de cheval retentit. Un cavalier apparut, sauta à terre et tendit un papier au domestique en livrée sombre qui venait d’apparaître.
– Un télégramme pour le baron de Holberg, dit-il.
Le domestique s’éloigna. Pendant ce temps, le professeur et Wilma descendaient de voiture. Laissant son père faire quelques pas pour chasser la somnolence, la jeune fille gravit le perron afin de trouver à qui parler.
Le vestibule voûté, immense, orné de magnifiques trophées de chasse, était bien éclairé, mais désert. Le son d’un orchestre, rythmant une valse bruyante, parvenait aux oreilles de Wilma. La jeune fille, perplexe, se demandait de quel côté il lui fallait diriger, lorsqu’elle vit apparaître le domestique de tout à l’heure, grand vieillard droit et sec, dont les favoris blancs encadraient un visage rigide, où les yeux mettaient deux points aigus, très brillants.
– Nous sommes les personnes attendues par la comtesse de Lëndau, dit Wilma.
Il l’enveloppa d’un regard défiant, ses sourcils eurent un rapide froncement.
– M. le professeur Lienkwicz et ses enfants ? Très bien, mademoiselle. Je vais vous faire conduire à votre appartement. Voulez-vous entrer ici, tandis que j’irai prévenir la femme de chambre ?
Il lui désignait une vaste pièce, sans doute le vestiaire, car l’on y voyait une profusion de riches vêtements de femmes et de pardessus. Wilma s’assit sur une banquette où elle fut rejointe par son père.
– Très imposant ce domestique ! dit le professeur en souriant. Si les maîtres le sont à proportion...
– Je n’aime pas beaucoup cette physionomie. Son regard m’est très désagréable...
Elle s’interrompit en entendant un bruit de voix derrière une porte demeurée entrouverte. Ces mots lui parvinrent, prononcés par un organe masculin froid et net :
– Nous sommes vraiment désolés que cette fâcheuse nouvelle nous prive de votre présence presque au début de la soirée.
En même temps, la porte s’ouvrait tout à fait. Une jeune personne vêtue de tulle rose entra, suivie d’un homme d’un certain âge, grand et fort, à l’air important, le visage garni d’une barbe grise taillée avec art. Derrière eux venait un jeune homme de haute stature, très mince, presque maigre, et dont l’allure éminemment aristocratique frappa aussitôt le professeur et Wilma.
Tous deux s’étaient levés. La jeune personne et le monsieur d’un certain âge leur jetèrent un coup d’œil surpris, passablement dédaigneux.
Dans les yeux bruns, très beaux, que le jeune homme dirigeait vers eux, les voyageurs lurent un visible étonnement. Puis, tout à coup, il eut le geste d’un homme qui se dit : « J’y suis ! »
– Monsieur le professeur Lienkwicz, je suppose ? demanda-t-il en répondant avec une courtoisie hautaine au salut du père et de la fille.
– Lui-même... Est-ce à monsieur le comte de Lëndau que j’ai l’honneur de m’adresser ?
– Oui, je suis le comte Walter de Lëndau, répondit-il d’un accent quelque peu altier, S’occupe-t-on de vous, monsieur le professeur ?
– Oui, monsieur le comte.
– C’est bien. Soyez donc les bienvenus à Runsdorf. J’espère que vous vous y plairez, l’air y étant excellent et la vue incomparable.
Jugeant sans doute accompli ses devoirs d’hospitalités, il les invita du geste à se rasseoir et retourna vers ses hôtes auprès desquels un laquais surgi tout à coup s’empressait.
– J’espère que l’accident de monsieur votre oncle n’aura pas de suites fâcheuses, dit-il en s’adressant à la jeune fille qui s’attardait à attacher sa mante de satin blanc. Son valet de chambre se sera peut-être alarmé trop vite.
– Selon sa coutume. Ce brave Wilheim est un chien fidèle que la moindre souffrance de son maître met au désespoir, répondit-elle avec un sourire moqueur qui découvrit de fort jolies petites dents.
C’était, en vérité, une délicieuse créature, très jeune, petite, menue et fine comme une poupée de prix, avec, au milieu de son visage mat et délicat, deux immenses prunelles noires d’un éclat extraordinaire. Elle avait de jolis mouvements, très gracieux, un peu impatients parfois, comme ceux d’une enfant gâtée... À une observation du personnage à la barbe grise qui la priait de se hâter, elle répondit par un froncement irrité de ses sourcils sombres.
– Mademoiselle de Holberg regrette le bal, dit le comte de Lëndau avec un sourire qui parut à Wilma légèrement sarcastique. Ce pauvre conseiller aurait bien dû choisir un autre moment pour tomber si malheureusement dans son escalier !
Le joli visage de mademoiselle de Holberg eut une rapide contraction, puis s’adoucit soudainement.
– Me croyez-vous donc tellement frivole ! dit-elle d’un ton gracieusement indigné. Regretter le bal, quand mon pauvre oncle souffre ! Mais je suis extrêmement énervée et je ne puis parvenir à agrafer ce vêtement. Un peu de patience, mon père... Là, voilà qui est fait. À bientôt, je l’espère, comte ?
– Oui, à bientôt, n’est-ce pas, mon cher comte ? dit M. de Holberg en tendant la main au jeune homme. Nous comptons sur vous pour notre soirée du 15 si toutefois, il n’y a rien de grave dans l’état de notre oncle.
– Je pense pouvoir me rendre à votre invitation, répondit le comte sans empressement.
Il y avait dans ses manières courtoises une sorte de condescendance hautaine qui n’échappa pas au coup d’œil perspicace de Wilma.
Il semblait beaucoup plus un souverain honorant des sujets qu’un hôte reconduisant des égaux.
Ils sortirent tous trois du vestiaire. Au passage, mademoiselle de Holberg jeta un regard curieux vers la jeune personne modestement vêtue qui était assise là. Le tulle léger de la voilette laissait voir le teint admirable de Wilma et ses yeux bleus, lumineux et fiers, que rencontrèrent les prunelles sombres de mademoiselle de Holberg. Celle-ci les détourna dédaigneusement et posa sa main sur le bras que lui présentait le comte de Lëndau.
Quelques secondes plus tard apparaissait le domestique, suivi d’une servante âgée qui portait une lanterne.
– Si vous voulez suivre Octavia, monsieur le professeur, elle va vous conduire.
– Mais il faut que nous transportions mon fils qui ne peux marcher, dit le professeur.
Ils sortirent dans le vestibule pour gagner la voiture. Sur le seuil se tenait le comte Walther, tandis qu’au bas du perron M. de Holberg et sa fille prenaient place dans un fringant équipage pour lequel on avait fait reculer le vieux véhicule des voyageurs.
Walther s’écarta un peu, tout en effleurant le professeur et Wilma d’un regard distrait. Le bel équipage s’éloignait, la voiture de louage put se rapprocher de nouveau. Le professeur et sa fille prirent Ladislas, ainsi qu’ils en avaient coutume, refusant l’aide du cocher, et gravirent lentement les degrés du perron.
Le comte de Lëndau était encore dans le vestibule, occupé à redresser une des armes anciennes qui garnissaient les parois. Il se détourna un peu, jeta un coup d’œil sur le groupe formé par le professeur et ses enfants, et dit d’un ton impératif :
– Heintz !
Sa main, en même temps, désigna Wilma qui portait le haut du corps de son frère.
L’impassible visage du domestique eut une légère contraction, mais il s’avança aussitôt pour offrir à Wilma de la remplacer.
– Oh ! je vous remercie, j’en ai l’habitude, et d’ailleurs il est si peu lourd !
Et, de fait, il était bien frêle, presque diaphane, le pauvre Ladislas ! Sous l’éclat des lumières, sa belle tête apparaissait d’un blancheur marmoréenne qui rendait plus frappants, plus expressifs encore ses grands yeux noirs mélancoliques. Wilma surprit un regard d’intérêt compatissant dirigé par le comte de Lëndau vers le jeune infirme.
Au sortir du vestibule bien éclairé, les voyageurs, précédés par la vieille Octavia, s’engagèrent dans des corridors sombres, très larges, d’une extrême hauteur de voûte, où leurs pas résonnaient étrangement. Enfin la servante ouvrit une porte en disant :
– Voilà l’appartement de monsieur le professeur.
Ils entrèrent dans une pièce complètement obscure, où la vieille femme s’empressa d’allumer une lampe. Après quoi elle s’éloigna afin d’éclairer Heintz et le cocher qui allaient apporter les malles.
Lorsque les bagages furent là, et le cocher payé, Octavia annonça qu’elle allait servir à dîner aux voyageurs.
– Vous devez avoir faim ? ajouta-t-elle en les regardant avec intérêt.
– Oh ! guère ! dit le professeur qui avait pris place dans un fauteuil. Je crois que nous avons surtout besoin de sommeil, n’est-ce pas Wilma ?
– Il faut cependant manger un peu, mon père... Mais nous aurons suffisamment avec ce qui nous reste de provisions de voyage, ajouta-t-elle en se tournant vers la vieille femme.
– Je vais au moins vous apporter du bouillon, cela vous réconfortera et fera du bien au jeune monsieur, dit Octavia avec un bon sourire.
C’était une petite vieille toute ridée, dont le visage avenant s’encadrait dans un bonnet noir à tuyaux. Elle plaisait infiniment mieux à Wilma que le solennel Heintz, qui semblait les considérer du haut de sa grandeur.
Tandis qu’Octavia s’éloignait, la jeune fille se mit à explorer son domaine. Il se composait de quatre pièces très vastes, tendues de tapisseries fanées, garnies de meubles solides et lourds, mais disgracieux. Une impression de froideur majestueuse se dégageait de ces grandes chambres sombres, dont une petite partie seulement était éclairée par la maigre lumière que tenait Wilma.
Le cœur de la jeune fille se serra un peu, une tristesse l’envahit à cette entrée mélancolique dans une vie nouvelle...
Mais l’impression fut fugitive. Instantanément, le sage, Wilma se ressaisit et envisagea nettement la situation.
– Il y a largement le nécessaire, c’est tout ce qu’il nous faut. Cette demeure étant ancienne, tout y est grandiose et très vieux, pas très gai au premier abord, mais on doit s’y accoutumer bien vite et peut-être finirons-nous par aimer beaucoup ce logis. Au jour, au grand soleil, ces pièces ne seront plus si tristes, et, avec nos meubles qui vont arriver, nous les arrangerons gentiment... Et puis, elles sont grandes, parfaitement aérées. Dagobert y sera très bien.
Elle s’approcha d’une porte-fenêtre et l’ouvrit. À l’incertaine lueur d’une lune voilée, elle distingua un large espace découvert, sur lequel se dressait, imprécise dans la demi-obscurité, une sorte de colonnade circulaire. Au-delà, on devinait les arbres agités par le vent qui s’élevait.
– Oui, Ladislas aura de l’air, et papa aussi, pensa-t-elle, très satisfaite.
Elle ferma la fenêtre et rejoignit son père. La servante entrait, apportant du bouillon fumant et un panier contenant les éléments du couvert.
– Nous arrivons à un mauvais moment. Vous devez être très occupée avec cette soirée, lui dit Wilma, tout en l’aidant à disposer sur la table assiettes et fourchettes.
– Très occupée, en effet, mademoiselle. Mais madame la comtesse s’est rappelée trop tard que vous deviez arriver précisément aujourd’hui, sans quoi elle vous aurait peut-être demandé de retarder d’un jour. Bah ! ce n’est pas une affaire, allez, mademoiselle ! Un peu plus d’ouvrage ne nous gêne pas, Heintz et moi, nous y sommes accoutumés.
Elle semblait cependant brisée de fatigue, et Wilma, pleine de compassion, refusa de la laisser les servir.
– Allez vous reposer maintenant, madame Octavia, je me charge du reste, dit-elle amicalement.
– Me reposer ! murmura Octavia avec un sourire mélancolique.
Elle s’éloigna cependant après avoir jeté un dernier coup d’œil sur l’installation des voyageurs... Ceux-ci, une heure plus tard, se trouvaient dans leurs chambres respectives. Wilma avait choisi la moins bien exposée, mais probablement la plus claire, car elle possédait trois grandes et hautes fenêtres. La jeune fille, après une fervente prière, se glissa dans le vaste lit placé au milieu de la plus longue paroi de la pièce.
– Comme on sent de l’air ici ! murmura-t-elle tout à coup. Tiens, cette tenture qui remue ! Il y a donc une porte derrière ?
Sa main écarta le pan de tapisserie contre lequel s’appuyait le lit.
Il y avait bien une porte, fermée d’un verrou rouillé. En approchant sa main, Wilma constata que l’air passait par d’assez larges interstices. Elle se leva, revêtit son peignoir et écarta le lit. Après plusieurs efforts inutiles, elle réussit à tirer le verrou, et, prenant sa lampe, elle ouvrit la porte de chêne qui grinça douloureusement. Elle se trouva dans une galerie dallée de marbre noir et blanc, et dont toute la paroi opposée était occupée par de larges fenêtres que séparait seulement un étroit espace de mur garni d’un portrait. L’immense vitre de l’une d’elle était brisée, et de là venait ce vent qui avait frappé Wilma au visage.
La jeune fille s’approcha et jeta un coup d’œil au dehors.
– Oh ! combien cela est singulier ! murmura-t-elle sans pouvoir retenir un léger frisson.
À la clarté indécise d’un pan de lune qui se dégageait des nuages, elle voyait un petit lac sombre, entièrement enclavé de bâtiments composés d’un rez-de-chaussée seulement, et dont l’un formait la longue galerie où se trouvait Wilma. Au milieu de ce lac se dressait une sorte de chapelle trapue, surmontée d’une croix trop grande, une étrange construction écrasée et mal venue, qui parut à Wilma toute noire comme le lac lui-même.
– C’est lugubre ! murmura-t-elle, impressionnée.
Elle rentra dans la chambre, poussa le verrou et tira son lit plus loin afin de ne plus sentir le vent. Cela fait, elle se recoucha et s’endormit aussitôt, malgré la sensation désagréable produite par l’étrange lac noir et sa funèbre chapelle.