— Super, dis-je en grommelant, me rendant compte que je perds mon calme si durement gagné. Laisse-moi essayer.
Je remets la vidéo sur pause et je suis ma respiration, d’après les instructions de Darian. Ensuite, je fais ce qu’il a appelé le « scan corporel », où ma conscience de moi se déplace depuis mes pieds jusqu’au milieu de mon front.
« Fais semblant d’avoir un nouvel œil à cet endroit-là », m’a-t-il dit, et c’est donc ce que je fais en imaginant que mon visage ressemble à un des masques de voyants du Rite : ceux qui possèdent un œil sur le front.
Il ne se passe rien.
Sauf si l’espace mental revient à se sentir extrêmement fatigué, car c’est le seul résultat que j’obtiens.
Je reste assise dans la position du lotus pendant ce qui me semble être une heure de plus, et mon dos commence à faire mal.
D’une manière ou d’une autre, j’essaie d’incorporer la douleur du dos dans ma méditation, mais ce sont alors mes jambes qui ont des crampes.
Je me lasse bientôt de contrôler ma respiration et je commence à somnoler, tombant presque sur le côté.
— Il faut peut-être que j’essaie à nouveau quand j’aurai assez dormi, dis-je à l’écran mis en pause. L’espace mental a peut-être lieu quand on s’endort ?
Darian n’a pas de réponse à cela, alors je bâille et je sors de ma position méditative.
— Peut-être juste une sieste rapide, dis-je en m’étirant sur le lit.
Je m’attends à avoir du mal à m’endormir à cause de la lumière de la fenêtre, mais dès que je ferme les yeux, une vague de torpeur agréable me submerge.
Mon estomac gargouille bruyamment. Tellement bruyamment, en fait, que je me réveille.
Allongée dans un brouillard paresseux, j’envisage de me rendormir. Cependant, cela ne semble pas vouloir arriver, alors j’ouvre les yeux.
Je suis dans ma chambre et c’est le milieu de la journée.
C’était une bonne sieste. Je pourrais m’habituer à cet avantage du chômage.
En me levant, je me rends compte que je n’ai pas eu de visions en dormant. Je suppose donc que l’espace mental n’est pas le même que celui des rêves, ce qui signifie que je n’ai pas accompli ma méditation comme il fallait.
Oh, tant pis.
Je regarde le téléphone.
Il est 12h35, ce qui signifie que je suis en retard pour mon déjeuner avec Rose.
Je me prépare vite fait et je sors.
En longeant les magasins du District, je découvre la faille de notre plan. Nous n’avons pas convenu d’un restaurant spécifique, et il y en a beaucoup ici.
Pour empirer la situation, Rose n’aime pas les téléphones portables, alors je ne peux pas lui envoyer un message pour savoir où elle se trouve.
En me disant que c’est un bon moment pour me servir de mon intuition, je laisse mes jambes me porter où elles veulent.
Mes pouvoirs de voyante sont très en forme. Il ne me faut qu’une minute pour localiser Rose. Elle fait la queue devant le restaurant d’où s’échappent des odeurs paradisiaques et je me rends compte que j’aurais pu laisser mon nez me guider au lieu de mon pouvoir psychique.
J’observe le monde autour d’elle et je vois avec surprise qu’elle n’est pas seule.
Se tenant là, au milieu de tous ces gens, il y a Vlad, l’amant vampire taciturne paraissant beaucoup plus jeune que Rose.
Et il est beaucoup moins sombre que d’habitude. Les coins de ses yeux sont plissés en une sorte de sourire pendant qu’il écoute ce que Rose lui dit.
Je m’approche de Rose et je la serre dans mes bras.
Quand je m’écarte, Rose jette des regards inquiets entre Vlad et moi. Je tends la main afin que Vlad puisse la serrer, et elle se détend visiblement.
Note à moi-même : ne pas être trop tactile avec l’amant de Rose.
— Apparemment, tu peux sortir le jour ? dis-je à Vlad en lâchant sa main glaciale.
Je constate alors que je fais référence à sa nature en public. Cependant, le Mandat ne me fait pas souffrir, alors ma remarque est sans doute trop ambiguë pour causer des problèmes.
— Ne crois pas toutes les rumeurs que tu entends, dit Vlad de manière évasive.
La trace de sourire a disparu, mais il parle toujours avec courtoisie.
— Clairement, dis-je avant de regarder Rose. Comment était votre balade ?
— Très agréable.
Elle tend la main pour prendre celle de Vlad.
— Nous continuerons sans doute après le déjeuner.
— Où voulez-vous vous asseoir ? dis-je en regardant les gens autour de nous. J’allais vous raconter quelque chose d’assez privé.
— Nous pouvons prendre une table là-bas.
Rose indique une rangée de tables vides avec une vue moindre, mais une intimité supérieure.
— De plus, ajoute-t-elle en serrant la main de Vlad, je viens d’entendre une partie de l’histoire.
Bien sûr.
Vlad était présent quand le Conseil m’a interrogé, il connaît donc une partie de ce qu’il s’est passé.
Nous bavardons pendant le reste de notre attente dans la queue. Puis Rose commande des crêpes salées, je prends un croque-madame et Vlad un café.
— Les vampires ont-ils un régime exclusivement liquide ? dis-je à voix basse dès que nous nous installons à la table la plus éloignée, hors de portée des oreilles non surnaturelles.
— Je ne vais pas boire ça.
Vlad pose le café devant Rose.
— Je voulais simplement acheter quelque chose.
— C’est très gentil de ta part.
Je découpe avidement mon sandwich, laissant le jaune d’œuf couler sur mon assiette.
— Tu cherches à gagner du temps, dit Rose. Raconte-moi ton histoire.
Elle sale sa galette, ce qui lui vaut un regard de réprimande de Vlad. S’inquiète-t-il de sa pression sanguine ?
Je salive devant ma nourriture, alors j’énumère une version courte des événements, depuis ma performance à la télévision et la toute première vision jusqu’aux attaques de zombies qui ont suivi et la confrontation avec Béatrice. Je relate aussi les deux versions de ma rencontre avec le Conseil : la vision et la réelle.
Lorsque je mentionne que Gaius a menacé Ariel afin que je me taise au sujet de son implication et de celle de Darian dans mon passage à la télé, Vlad s’assombrit.
Merde.
Vlad est le patron de Gaius — le chef des Exécuteurs — et Gaius a avoué qu’il n’agissait pas officiellement en aidant Darian. Il le faisait pour obtenir une vision.
Ai-je dit une bêtise ?
— Tu ne crois pas qu’il fera quelque chose à Ariel, n’est-ce pas ? dis-je en hésitant, cherchant le soutien de Rose.
— Vlad ne va pas le confronter. N’est-ce pas, mon chéri ?
Rose pose la main sur l’avant-bras de Vlad. Celui-ci pince les lèvres.
— Gaius est trop ambitieux pour son bien.
— S’il essaie quelque chose, tu le remets à sa place, l’apaise Rose. Si je te donne…
— Laisse Sasha continuer son histoire, l’interrompt Vlad. Je ne parlerai pas de ça à Gaius. Pas encore, en tout cas.
Je veux savoir ce que Rose allait dire quand il l’a interrompue, mais je sais que ce serait impoli de poser la question. Je mords enfin dans mon croque-madame. Le mélange du jambon, du fromage fondant et du pain croustillant s’accorde si bien à la sauce et à l’œuf que je me jure d’écrire un éloge rayonnant de cet endroit.
Et peut-être d’épouser le chef cuisinier sans même l’avoir vu.
— Tu n’aurais quand même pas laissé le Conseil tuer Sasha si le vote s’était déroulé d’après sa version rêvée, n’est-ce pas ?
Rose jette un regard sévère à Vlad pendant que je continue à engouffrer ma nourriture.
— Je suis sûr que Nero aurait interrompu l’exécution longtemps avant que je doive intervenir, dit Vlad et le pli de son front reprend sa position sinistre naturelle.
A-t-il raison ?
Dans ma vision, Nero s’est effectivement avancé pour dire quelque chose, juste après le vote. Peut-être était-il sur le point de dire : Conseillers, vous venez de voter pour tuer ma poule aux œufs d’or. C’est impossible. Elle est à moi, c’est à moi de la tourmenter, et tous ceux qui objectent seront découpés en morceaux…
— Tu prends tes responsabilités d’Exécuteur bien trop au sérieux, dit Rose à Vlad avant de prendre une grande bouchée de galette.
J’étudie Vlad avec curiosité.
— Pourquoi penses-tu que Nero m’aurait protégée ?
Les yeux sombres de Vlad semblent aspirer l’éclat des lampes halogènes autour de nous.
— Il a proposé d’être ton mentor. C’est la première fois qu’il a fait cela.
— Et sans doute la dernière, dis-je en piquant ce qui reste de mon sandwich sur ma fourchette. Comme je l’ai dit, j’ai quitté son stupide mentorat.
Vlad jette un regard indéchiffrable à Rose.
Je profite de l’occasion pour placer un autre délicieux morceau dans ma bouche.
Personne ne dit rien pendant que je mâche. Le mentorat de Nero est-il un sujet tabou ?
Pour briser le silence gênant, je continue mon histoire, comblant leurs éventuelles lacunes au sujet de ce qui est arrivé avec les orques. Puis, je termine en leur parlant de feu Harper.
Le visage de Vlad ressemble désormais à un ciel tropical avant un ouragan.
— Gaius aurait dû m’informer de cet incident.
Sa voix est mordante.
Rose fronce également les sourcils, mais elle pose encore une fois la main sur son bras, massant doucement ses muscles raidis.
— Ce n’était pas sur Terre, mon chéri. S’il devait faire un rapport à quelqu’un, c’était aux autorités de Gomorrah.
Les narines de Vlad se dilatent.
— Très bien. Mais il nous faudra quand même avoir une discussion un de ces jours.
J’avale les derniers morceaux de mon sandwich et j’essaie de détendre l’atmosphère sinistre.
— Alors, dis-je d’un ton enjoué forcé. Vlad, tu es dehors pendant la journée. Tu ne pouvais pas me l’expliquer tout à l’heure. Peux-tu le faire maintenant ?
Rose et Vlad échangent un regard rapide et elle dit :
— Son espèce peut être dehors pendant la journée sans subir de conséquences néfastes.
Elle lui sourit timidement.
— Ils chassent, ou chassaient la nuit comme beaucoup d’autres prédateurs, c’est donc sans doute de là que viennent les légendes humaines.
— En général, nous sommes trop occupés pendant la journée pour nous balader, clarifie Vlad. Comme nous n’avons pas besoin de dormir, nous faisons notre travail pendant la journée et nos loisirs — il jette un regard appuyé vers Rose — la nuit.
— Sauf que tu es ici pendant la journée, fais-je remarquer.
— Je suis avec Rose autant que possible, dit-il et la trace de son sourire revient.
Oh non.
Vont-ils encore s’embrasser ?
Bien que je sois très heureuse pour eux, c’était assez gênant la dernière fois.
— Connaissais-tu Raspoutine ? dis-je à Vlad, en partie pour éviter sa démonstration d’affection en public et en partie parce que j’ai vraiment envie connaître la réponse. Ou bien étais-tu en France à cette époque-là ?
— Je l’ai connu quand je vivais en Russie.
Les yeux noirs de Vlad deviennent distants.
— Mais j’étais en France quand il a eu tous ses problèmes avec le Conseil de Saint-Pétersbourg…
— Attends, quels problèmes ?
— On n’obtient pas la célébrité dans le monde humain sans conséquence, explique Vlad. Comme tu l’as découvert toi-même.
C’est vrai. Raspoutine était devenu une figure presque mythique, ce qui va à l’encontre de l’esprit du Mandat et devait sûrement énerver les Conscients autour de lui.
— Que s’est-il donc passé ? dis-je en regardant Vlad qui ne cligne jamais des paupières.
— D’après ce que j’ai entendu, Grigori a mis en scène sa propre mort et il s’est exilé quelque part.
Vlad hausse les épaules.
— Évidemment, un voyant ‒ particulièrement un voyant aussi puissant ‒ ne se laisserait pas empoisonner par des humains. Aucune chance qu’il se fasse tirer dessus, puis qu’il soit battu et noyé, comme c’est écrit dans les livres d’histoire.
— Mais comment mettre en scène quelque chose de si complexe ? Tous les articles en ligne disent que…
Rose fait un clin d’œil à Vlad avant de me regarder.
— Comment les gens dans ce studio télé ont-ils oublié l’attaque de zombies ? Comment les gens à l’hôtel de Las Vegas ont-ils expliqué les coups de feu quand Ariel et toi vous avez affronté Béatrice ?
— Bien sûr.
Je me tapote les lèvres avec ma serviette.
— Si Raspoutine avait eu l’aide d’un vampire, son pouvoir d’ensorcellement a pu être utilisé pour pousser les humains à croire n’importe quelle histoire.
— Cela explique en tout cas pourquoi la légende du meurtre de Raspoutine semble si tirée par les cheveux, dit Rose. Il ne faut rien croire de ce que tu lis dans les récits humains. Ils sont très peu fiables.
Vlad semble mal à l’aise de parler aussi ouvertement des pouvoirs de son espèce, mais il acquiesce.
— Tout ce que l’on sait au sujet de Raspoutine est donc faux ? Ou bien seulement sa mort ?
— Tout peut être falsifié, dit Vlad. Mais certaines informations ne valent pas la peine d’être cachées, alors je doute qu’elles le soient.
— Et les enfants ? L’histoire humaine dit qu’il en avait.
— Je ne me fierai pas à cela, dit Rose. S’il avait des enfants, il aurait pris la peine de cacher leurs identités avant de s’exiler.
— Il pourrait aussi les avoir emmenés, suggère Vlad.
— As-tu la moindre idée de l’endroit où il a pu se rendre ?
— Non.
Vlad tend des serviettes à Rose.
— Si une telle information était connue, Grigori serait mort. Il a vraiment fait n’importe quoi à Saint-Pétersbourg.
Je jette un regard plein d’espoir à Rose.
Elle hausse les épaules en essuyant ses mains.
— Si Vlad ne le sait pas, moi non plus, dit-elle. Je ne connaissais Raspoutine que de réputation.
Je pousse un soupir de déception et c’est alors que mon sentiment de danger revient, avec plus de force qu’avant.
Rose plisse le front et Vlad lève un sourcil interrogateur.
Je dois paraître aussi pâle que ce que je me sens.
— J’ai un mauvais pressentiment, dis-je doucement, et mon téléphone sonne encore, comme en réponse à ma réaction.