I-4

2001 Words
— Tu ne le sais peut-être pas, mais la fête votive de Saint-Chély va avoir lieu dimanche prochain ! Cette année, elle coïncide à deux jours près avec la foire du mois d’août, alors, tu penses bien…, on pourra se voir et s’amuser pendant des heures ! Il y aura des jeux, des marchands, des colporteurs, plein de choses à acheter et à manger et, bien sûr, un bal sur la place ! Mes parents y descendront certainement. Alors, peut-être qu’à un moment je pourrai finalement te les présenter… Enfin, si tu le veux bien, proposa timidement la jeune fille. — Oui, pourquoi pas ? On verra comment la journée se déroule, répondit André sans grand enthousiasme. Cette rencontre avec les parents d’Annie représentait un événement important. C’était le genre d’engagement officiel qu’il ne se sentait pas encore prêt à assumer, ni même à affronter. Les pères, dans leur rôle de protecteur, se méfient toujours des mauvaises graines de l’Assistance ! Ils posent des questions tellement embarrassantes : « D’où venez-vous ? Savez-vous qui étaient vos parents ? Quelles sont vos intentions envers ma fille ? Quel est votre métier ? Quelles sont vos aspirations ? » Un interrogatoire en bonne et due forme, comme disent les policiers. * * * Le premier dimanche d’août, Saint-Chély célébrait la fête de Notre-Dame-des-Neiges… Une étonnante contradiction ! À plus de 800 m d’altitude, pendant de longues semaines au creux de l’hiver froid et morne, il est vrai que le village était recouvert de cette poudreuse scintillante. Mais qui se souvenait, à présent, de l’épais manteau blanc, dont les pans avaient éclairé les nuits sans lune et étouffé les bruits des pas ? L’été ardent régnait, à l’apogée de sa splendeur et dans tout l’éclat de ses lumineuses couleurs jaunes et dorées à la Van Gogh ! Comme chaque année, la journée de fête débuta par une messe. Dans l’euphorie des réjouissances, même les hommes y assistèrent ! Une fois de plus, M. le curé eut la joie de voir l’église Saint-Éloi se remplir. Pour un village si modeste, l’édifice gris, sans prétention aucune, représentait néanmoins un trésor architectural. Avec ses quatre chapelles latérales, son maître-autel sculpté, son retable et ses nombreuses statues, il ressemblait, au premier abord, à beaucoup d’autres lieux de culte, mais là s’arrêtait la comparaison. De même que certains temples protestants d’Allemagne ou de Hollande, l’humble église de campagne pouvait, elle aussi, se vanter de posséder deux étages d’admirables tribunes en bois réservés aux hommes. À une époque lointaine et de plus grande ferveur, cette astuce avait sans doute permis de faire entrer tous les fidèles. Actuellement, moins souvent remplie, l’ancienne construction si originale convenait à merveille à certains jeunes et fieffés coquins qui affirmaient qu’ainsi, haut perchés et en retrait, ils pouvaient en toute discrétion lorgner les décolletés des femmes assises au rez-de-chaussée. En ce jour de fête, loin des considérations masculines, bassement futiles et corporelles, M. le curé avait préparé un sermon de circonstance sur la moisson, à l’intention de ses nombreuses brebis. Depuis la chaire ouvragée, il fustigea d’abord d’un regard lourd de reproches les inévitables retardataires, puis il s’éclaircit la gorge et s’adressa à l’ensemble de ses ouailles. — Mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, vous venez de terminer un travail des plus éprouvants. Néanmoins, la moisson abondante, mise à l’abri dans vos granges, est là pour couronner de succès votre dur labeur et celui de vos gens. Avant d’aller célébrer cette manne venue du ciel, vous vous êtes d’abord rendus dans notre église en bons chrétiens pour remercier le bon Dieu à qui, ne l’oubliez jamais, vous devez tout. Je vous en félicite, car, vous le savez, c’est Lui qui vous a donné une terre fertile. C’est Lui qui vous a envoyé la chaleur du soleil. Il vous a épargné les maladies comme le mildiou, et la voracité des insectes ravageurs. C’est Lui qui a tempéré les pluies, éloigné la grêle et calmé le vent. Mais, comme le rappelle saint Jacques, chapitre 5, verset 4 : « Où est le salaire des ouvriers qui ont moissonné vos champs et duquel ils ont été frustrés par vous ? Les cris de ceux qui ont moissonné sont parvenus aux oreilles du Seigneur… » Pour paraphraser cette épître dans un français plus usuel : avez-vous été justes envers vos ouvriers ? Car à eux aussi vous devez beaucoup et sans eux vous n’auriez pas réussi à engranger vos récoltes ! Tout d’abord, les avez-vous rémunérés comme il se doit ? Combien de travailleurs agricoles, dans notre pays, vivent encore dans des conditions déplorables avec des salaires insuffisants, voire même de misère ? Dans un autre contexte, de très jeunes gens et jeunes filles, placés chez vous en toute confiance, loin des leurs, ont trimé à vos côtés dans les champs, en plein soleil, dans le bruit et la poussière des engins, sur les aires autour de la batteuse et des bœufs, et dans les granges où règne une chaleur étouffante. Mais, une fois libres, loin des bras salvateurs du clergé et de leurs parents, dans l’obscurité et la douceur des nuits d’été, quand les tentations sont multiples et que le démon rôde, beaucoup parmi eux se sont égarés. Ils ont oublié les enseignements de notre sainte mère l’Église, ils ont cédé à la tentation et se sont retrouvés en état de péché mortel ! J’entends en confession des aveux de jeunes à peine sortis de l’enfance, qui font dresser les cheveux sur la tête ! Vous, leurs patrons, avez-vous la conscience tranquille ? Avez-vous été de bons maîtres paternels et vigilants ? Méritez-vous, aujourd’hui, de festoyer et de faire bombance ? Songez à tout cela, mes frères, et, en votre âme et conscience, faites les comptes de vos bénéfices et de vos dettes. Quelles sont les parts qui reviennent à Dieu et à vos moissonneurs ? Que leur accorderez-vous en remerciement ? À Lui, seulement une messe occasionnelle ? À eux, seulement quelque bien modeste rétribution ? Ou bien leur réserverez-vous votre gratitude, d’une façon plus digne de votre foi ? Pour remercier le bon Dieu, assistez dorénavant, je vous en conjure, à la célébration du culte chaque dimanche sans exception ! Pour remercier vos jeunes journaliers, offrez-leur d’abord un juste salaire, mais aussi et surtout, veillez toute l’année sur leur âme fragile et sur leurs mœurs. Guidez ces agneaux dans le droit chemin afin qu’ils n’enfreignent pas la loi du Seigneur ! Leurs parents vous ont fait confiance ! Comportez-vous comme des chefs de famille et des guides spirituels pour cette jeunesse placée sous votre responsabilité et sous votre toit. Elle est trop souvent dévoyée par Satan ! Quelques gamins facétieux et téméraires avaient bravé le courroux de leur père ; ils avaient ricané en entendant « état de péché mortel » et « le démon rôde », car ils avaient saisi l’allusion à l’acte de chair. Des sourcils haussés, un coup de casquette ou même une torgnole bien placée les avaient rapidement ramenés à un silence plus respectueux. Dans l’ensemble, l’homélie avait été assez bien accueillie. De nombreux paysans savaient pertinemment ce qui se passait, le soir venu, sur les tas de foin parfumé de leurs granges. N’avaient-ils pas fait la même chose dans leur jeunesse ? Pourtant, certains – et ils se seraient fait abattre plutôt que de l’admettre – avaient tout de même désapprouvé, dans leur for intérieur, les paroles bien intentionnées du prêtre. « Faudrait-il aussi que je torche mes ouvriers et que je les borde dans leur lit chaque nuit ? S’ils ont envie de courir la gueuse, est-ce que c’est à moi de les en empêcher ? » s’étaient demandé un ou deux des agriculteurs les mieux lotis. Une heure plus tard, lorsque le Ite, missa est retentit, l’assistance enfin libérée se regroupa sur le parvis pour les brèves salutations habituelles entre voisins et amis. Ce fut ensuite la ruée vers les cafés. Annie quitta discrètement ses parents et se faufila à travers la foule compacte en scrutant les visages, sans toutefois apercevoir celui qu’elle cherchait avec tant d’impatience. Où était donc passé André ? Elle avait cru le voir de dos, il y avait peu, parlant avec un inconnu devant l’église, mais, quand l’homme se retourna, elle constata qu’il s’agissait d’un autre. Dépitée, elle rejoignit Marie, Nicole et Jeannine à la terrasse d’un café, sur la place de la mairie, au cœur de la fête. Dès la sortie de la messe, ces dernières s’étaient précipitées et avaient joué des coudes pour obtenir cet emplacement de choix. Afin de marquer une journée si exceptionnelle, les quatre filles s’étaient vêtues de leurs plus beaux atours. Marie arborait une nouvelle robe blanche à jupon amidonné et froufroutant, achetée la veille à Espalion. Elle exhibait fièrement ses jambes gainées de bas nylon et ses premières chaussures à talons hauts. Contrairement à leur amie, Jeannine et Annie avaient mis leur robe coutumière du dimanche. Pour l’occasion, l’une s’était parée d’un joli collier de verroterie, l’autre portait une belle chaîne et une croix en or offertes par sa marraine. Un peu honteuses, elles tentaient de cacher leurs mollets nus, leurs socquettes blanches et leurs souliers plats sous la table. Nicole, en véritable oiseau de paradis à côté de ces tristes sarcelles d’été, attirait le regard admirateur des badauds comme un aimant attire la limaille. Moulée dans une robe vert acidulé, cintrée et largement décolletée, qui épousait parfaitement ses formes opulentes et que n’aurait pas dédaignée Ava Gardner, on lui aurait donné cinq ou six ans de plus. C’était la seule du groupe à être maquillée. Sa tante avait fait grise mine en la voyant partir ainsi, fardée et provocante, mais elle s’était gardée de lui faire des reproches. En revanche, son expérience de la vie l’avait fait veiller scrupuleusement à ce que sa propre gamine soit modestement habillée et à ce que son visage frais ne porte aucune trace de maquillage. Les gens jugeaient si rapidement une jeune fille en se fiant uniquement aux apparences ! Pour faire durer la consommation – et leur argent de poche – le plus longtemps possible, les amies sirotaient leur diabolo du bout des lèvres. Elles bavardaient peu, distraites, chacune dans l’expectative, sans jamais quitter des yeux la foule grouillante et inhabituelle éparpillée sur la place. Une brise éthérée gonflait les jupes plissées des femmes et les robes légères des demoiselles. Elle fit onduler les nappes et les bords festonnés des parasols publicitaires, et elle expédia au loin un paquet de prospectus jaunes et roses laissés par inadvertance sur une table. Les cris des forains, vantant chacun leur produit, concurrençaient le son d’une cabrette et d’un accordéon venant d’une terrasse voisine. Après un grésillement dans le haut-parleur flambant neuf, la voix rocailleuse du maire retentit, annonçant un premier gagnant de la tombola. Le brouhaha confus rendait les conversations difficiles. Imperméable à cette ambiance festive, Nicole rêvait de faire une rencontre qui la sortirait de son ennui. Elle rejeta avec une langueur étudiée ses longues mèches ondulées, observant à la dérobée le résultat éventuel sur le visage des mâles à proximité. Marie, elle aussi, espérait se faire remarquer dans sa nouvelle tenue de dame et elle se trémoussait sur sa chaise, excitée comme une puce. Quant à Jeannine, elle regardait attentivement un groupe de jeunes gens qui baguenaudaient dans les alentours, en évaluant ses chances auprès de ces hypothétiques cavaliers…, mais ils étaient plutôt occupés à reluquer le décolleté de Nicole. Elle se demanda si celui qu’elle admirait secrètement, le chef de cette b***e bruyante d’adolescents, l’inviterait plus tard à danser. Annie scrutait la foule en effervescence et ne pensait qu’à André. Où était-il donc ? Elle s’était levée ce matin-là avec une sensation bizarre dans le ventre…, des fourmillements dans l’estomac et une énorme boule dans la gorge. Une vague prémonition l’opprimait. Un événement important la guettait, tapi dans l’ombre, elle en avait la certitude ! Quelque chose de fâcheux allait se produire. Plus le temps passait et plus sa nervosité augmentait. Certains voisins, par souci d’économie, rentraient à la maison prendre un repas sur le pouce avant le début du bal. D’autres, venus de plus loin, comme les Delmas, grignotaient devant les stands proposant des fromages et des jambons régionaux ou bien ils s’offraient un casse-croûte dans un des cafés. Les parents d’Annie, après avoir pris l’apéritif avec des amis, vinrent la chercher sur la petite estrade devant l’établissement. Les trois autres filles partirent manger, elles aussi. Marie et sa cousine vivaient en haut du village, près du café Rouillac. Jeannine habitait à quelques pas plus bas, près d’un des lavoirs. Elles prévoyaient un retour rapide. Lucien, Germaine et Annie pénétrèrent dans la salle et commandèrent du pain, un plat de charcuteries et des boissons au bar, avant de se frayer un passage jusqu’à une table inoccupée et minuscule, vers le fond. Lucien, bon enfant, s’arrêta en route un bref instant pour saluer des connaissances venues des Cambrassats, un hameau éloigné. Germaine posa sa main sur l’épaule de sa fille et elles avancèrent en se faufilant entre les tables. — Alors, t’es contente d’être là ? murmura la mère, dès qu’elles furent installées de leur mieux dans le bistrot bondé.
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