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André Marciac, un garçon de ferme, quitta le bureau de poste sans se hâter, les mains dans les poches, la casquette crânement penchée sur un œil, et il se dirigea vers le café le plus proche. D’une des cabines des PTT, il venait de téléphoner à Espalion pour demander au vétérinaire de monter de toute urgence à l’exploitation « du Marques ». Connaissant d’expérience le comportement hautain et peu pressé de ces messieurs en costume-cravate et belles chaussures, André savait qu’il disposait largement du temps nécessaire pour aller boire un verre, voire deux. Cette heure volée à son patron ne le faisait pas culpabiliser outre mesure. C’était de bonne guerre. N’était-il pas resté dans la grange jusqu’à minuit passé, auprès de la pauvre Rousselle ? Arrivé devant la porte du bistrot, il fut hélé par une nouvelle connaissance, un ouvrier qui sortait des jardins d’en face et qui descendait la rue. Sans s’arrêter pour autant, André se retourna et lui lança un mot doublé d’un geste amical en réponse à son salut. Annie quittait le café. Elle aussi se retourna pour adresser un dernier geste d’adieu à ses amies, encore assises près de la fenêtre. Le choc frontal fut rude et inévitable. André poussa un juron, Annie cria de douleur. Ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre, déconcertés par cette entrée en matière. Devant le comique de la situation, il leur sembla qu’il valait mieux en rire. Ce qu’ils firent en se massant chacun la tête.
— Ben, dis donc, tu as la caboche dure, toi ! gémit Annie.
— Et toi…, me semble que tu as la cafetière en béton !
Comme elle descendait les quelques marches, il fit volte-face et lui emboîta le pas.
— Attends, ne te sauve pas comme ça ! Je vais peut-être avoir besoin des premiers secours. C’est que… tu m’as fait très mal !
Il exagéra sa faiblesse et fit mine de s’affaisser contre elle.
— Ma parole, tu ne manques pas de culot ! C’est plutôt à moi de me plaindre !
Ils se jaugèrent d’un regard espiègle, avec un sourire en coin, et ils s’apprécièrent mutuellement. Elle se dit qu’elle n’avait jamais vu un si beau garçon. Lui s’aperçut que cette gamine avait de magnifiques yeux brun doré, un minois rose et frais, et, surtout, qu’elle avait un corps gracile et, ma foi, bien appétissant. D’autorité, il s’empara de son panier et, tout en marchant à ses côtés, il entama un dialogue destiné à la faire rire.
— Je m’appelle André, ce qui, d’emblée, paraît un prénom bien trop ordinaire pour un gars aussi spécial que moi. Mais, au moins, il a le mérite d’être facile à retenir. Remarque, si jamais tu venais quand même à l’oublier, il existe plein de mots qui me décrivent parfaitement : élégant, intelligent, magnifique, beau comme un dieu, séduisant, splendide, intéressant… La liste est longue ! Oh ! J’oubliais : modeste, discret, humble… Tu vois ? Tu ne risques pas de m’oublier.
Comme prévu, elle éclata de rire, étonnée par ce langage inusité chez les jeunes gens qu’elle avait jusqu’alors rencontrés.
— Autant te le dire tout de suite, poursuivit-il sur un ton plus sérieux, je suis un gars de l’Assistance et j’ai déjà traîné dans pas mal d’endroits avant d’atterrir ici. Je viens de débarquer, il y a à peine un mois, ce qui explique que je ne t’avais encore jamais vue. Sinon, tu parles, je m’en serais souvenu !
Ils débouchèrent sur la place de la mairie, où jouait, en hurlant, une nuée de gamins en culottes courtes. D’un coup de pied magistral, André envoya leur ballon au loin. Les gosses coururent pour le récupérer. Le calme revenu, il demanda à Annie où elle se rendait d’un pas si déterminé.
— Je remonte chez moi, à Régaussou, pour dîner.
Du menton, elle indiqua vaguement les hauteurs, devant eux, de l’autre côté de l’église.
— C’est une ferme ? Je travaille par là aussi, à l’exploitation du Marques.
— Non, c’est un hameau reculé, à une heure d’ici.
— Ah ! mince ! Moi qui aurais aimé te raccompagner chez toi ! Malheureusement, j’attends le vétérinaire d’un moment à l’autre pour une de nos vaches et je dois rester dans les parages.
Lorsqu’ils parvinrent à un embranchement du chemin, elle reprit timidement la parole.
— Je crois que c’est ici que nos voies se séparent ! Toi, tu dois descendre par là et moi je vais prendre ce sentier qui monte vers les bois et qui me conduira vers ma maison. J’ai l’habitude de couper à travers champs au lieu de suivre la route, c’est beaucoup plus court.
Elle tendit la main vers son panier.
— Attends ! Bon sang, t’es vraiment si pressée ? Tu t’appelles comment, au fait ?
— Delmas… Annie Delmas.
— Eh bien, écoute-moi, Annie Delmas. J’aimerais te revoir. Qu’est-ce que tu fais, là-haut dans ta ferme ?
— Je m’occupe de la volaille et du potager.
— C’est tout ?
— Mais non, voyons ! Je prépare la soupe des cochons, je garde les vaches aux prés, j’aide aussi ma mère à la cuisine et au ménage, je fais des lessives et des corvées d’eau…
— Oui, bon, je vois que tu es bien occupée.
— Ma mère m’a même appris à faire le pain et à tricoter des bas !
— Mais, apparemment, tu descends bien au village de temps en temps ? Je me trompe ?
— En effet, je descends une ou deux fois par semaine. Surtout le dimanche pour aller à l’église.
— Eh bien, voilà ! On se voit dimanche prochain après la messe ? Qu’est-ce que tu en dis, toi ?
Elle rosit de plaisir et hocha la tête, sans toutefois oser répondre…, mais, pour André, son visage ébloui en disait long ! Il plissa les yeux de satisfaction et, fier comme un Gascon, il lui appliqua d’office un b****r sonore sur chaque joue. Après un dernier signe amical de la main, il s’éloigna, de la démarche assurée d’un jeune conquérant, vers la ferme de ses patrons. Quand il eut disparu au bout du chemin, Annie agrippa sa gorge d’une main tremblante et respira profondément. Elle étouffait ; l’air lui manquait ! Elle se dit qu’elle avait sans doute retenu sa respiration depuis le moment de leur rencontre ! Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine et elle fut prise de vertige. Elle s’aperçut avec étonnement que la brise lui remplissait à présent les poumons d’un nouveau et doux parfum qui la fit frémir. Les arbres, l’herbe et les roses autour d’elle se mirent à dégager une odeur cent fois plus puissante que de coutume. Le soleil de juin, haut dans le ciel mais pourtant encore timide, lui brûla subitement la peau de mille feux. Transportée par une joie indicible, elle soupira d’aise devant ces phénomènes surprenants. C’était donc cela, le fameux « coup de foudre » ?
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Comme prévu par l’almanach, l’été et les chaleurs suffocantes étaient arrivés en avance et s’étaient installés au pays depuis de longues semaines. Fort heureusement, les foins fournis et odoriférants, si abondants cette année, avaient été coupés et rentrés au sec sans subir les effets dévastateurs de la grêle ou de l’orage. Quant à la précieuse moisson dorée de blé, d’avoine, de seigle ou de sarrasin, elle était amassée dans des montagnes de sacs, empilés à l’abri eux aussi. Les granges étaient pleines à craquer, jusque sous leurs toits ! Elles exhalaient une agréable odeur de miel et de fleurs séchées. Le soleil, qui s’infiltrait par les interstices de leurs murs en planches mal jointées, éclairait des millions de particules poussiéreuses en suspension qui voltigeaient dans l’air étouffant. À la vue de cette belle récolte, désormais protégée des intempéries, les agriculteurs, tributaires du climat et toujours sur le qui-vive, pouvaient respirer, rassurés. Ils tiendraient tout l’hiver ! Les quelques grains de céréales oubliés au sol dans les champs dénudés feraient le bonheur des oiseaux et des rongeurs.
Depuis peu, on avait vu apparaître, par-ci par-là, dans certaines des exploitations les plus prospères du pays, un petit nombre d’engins agricoles, venus d’outre-Atlantique pour la plupart. Comme de grands volatiles tropicaux, ces machines s’étaient posées sur les champs blonds et ambrés ; rouges, vertes ou orange, elles se distinguaient de loin par leurs vives couleurs brillantes. Ce phénomène, nouveau et inquiétant pour une partie des paysans, avait engendré de multiples polémiques dans les cafés. Était-ce le début d’une nouvelle ère moderne et florissante à l’américaine ou plutôt la fin d’une époque ancestrale ? Dans un avenir proche, les McCormick, Harvester, John Deere ou Massey Ferguson allaient-ils épargner des heures de labeur aux fermiers aveyronnais ou mettraient-ils au chômage des centaines d’ouvriers agricoles ? Forcément les deux à la fois, c’était évident ! C’est du moins ce qu’affirmait André Marciac, du haut de ses dix-sept ans. « Ces tracteurs, ces faucheuses et ces moissonneuses-batteuses motorisés, Dieu merci, ne rentrent pas facilement dans les petites parcelles entourées de haies et de murs en pierre qu’on a par ici. Mais, tôt ou tard, obligés de fournir un meilleur rendement, nos fermiers les plus modestes devront mieux s’équiper. Chez les notaires ou les banquiers, tous des rapaces, ils obtiendront de lourds emprunts et s’endetteront pour de longues années en achetant ces machines. Ils seront alors contraints de renvoyer la plupart de leurs garçons de ferme, devenus inutiles. Ceux qui ne voudront pas ou ne pourront pas s’acheter ces engins modernes, eh ben, ils seront forcés de vendre leurs terres à de riches exploitants. Oh, je ne dis pas que ça se passera demain ! Mais dans quelques années, oui. Et pas tant d’années que ça, tu verras ! Des gars comme moi, qui n’ont pas de terres et pas d’argent pour s’en acheter, ma foi, il faudra qu’ils changent de métier ! »
Lui et Annie s’étaient vus, après la messe, chaque dimanche de l’été, et, ce jour-là, comme à chaque fois, elle l’écoutait, émerveillée par ses connaissances. Comment un jeune orphelin, élevé par l’Assistance publique, avec seulement un brevet en poche, pouvait-il en savoir autant ? Elle lui posa la question.
— Comme je te l’ai dit en juin, au tout début de notre rencontre, j’ai pas mal bourlingué et discuté à droite et à gauche ! lui répondit-il avec un soupçon de suffisance.
Encouragé par le regard admiratif de la jeune fille, il lui apprit qu’il n’avait pas toujours été valet de ferme. D’abord embauché comme apprenti forgeron à Brive-la-Gaillarde, il avait quitté son patron pour entrer chez un menuisier à Rodez. Confiné dans l’un comme dans l’autre de ces deux ateliers bruyants où volaient d’asphyxiantes poussières de charbon ou de la sciure de bois, insatisfait et malheureux, il s’était laissé séduire par l’appel de la montagne et du grand air et avait atterri dans un buron. Dans ce poste reculé d’estivage en Aubrac, de la fin mai à la mi-octobre, on l’avait pris à l’essai comme roul, un emploi habituellement destiné aux gamins de douze à quinze ans, qui commencent dans l’activité. Sous les ordres du bédélier qui s’occupe des veaux, il était devenu le préposé de très nombreuses corvées sans jamais pouvoir traire les vaches comme le pastre, ni aider à fabriquer le fromage, ce travail important et spécialisé étant réservé exclusivement au cantalès, le chef ouvrier du buron.
— Moi qui rêvais d’air pur et d’espace, j’ai été servi ! Là-haut, au milieu des estives, entouré de plus de quatre-vingts vaches et de leurs veaux, tout l’été sans voir un chat, à part mes trois camarades…, j’ai pas rigolé tous les jours ! Le propriétaire, un richard qui n’a jamais foutu les pieds au buron, nous faisait distribuer la bouffe au lance-pierres : des patates, du lard, un bol de lait après la traite et, le dimanche, un morceau de tome fraîche ou de fourme ! Et puis, où crois-tu que je créchais ?
— Ben, dans une chambre pour les ouvriers, j’imagine ?
— Tu rigoles ! Dans la baraque même où on fabriquait le fromage, pas loin des bêtes, à l’étage, dans le foin des veaux, sur une paillasse. Et, avec ça, debout aux aurores ! Tu parles qu’après une telle expérience je n’ai pas eu envie d’aller voir ce type à la foire d’Aubrac pour me louer et renouveler mon contrat ! De toute façon, ils sont voués à disparaître, les burons. De trois cents qu’il y en avait dans la région en 1900, aujourd’hui il n’en reste plus que soixante-dix ! Maintenant, ils ne sont plus les seuls à fabriquer le fromage, là-haut dans les montagnes ; on en fait aussi dans de grandes laiteries. N’empêche que le vieux buronnier en chef était content de moi. À la fin de la saison, il m’a trouvé du travail comme commis, dans la vallée, en remplacement d’un gars tombé malade. Ensuite, quand le type est revenu, on m’a envoyé ici, au Marques.
— Tu t’y plais ?
— On va dire que c’est correct. On ne mange pas avec les patrons et nos repas sont loin d’être les mêmes que les leurs, mais c’est convenable. Il y a une chambre aménagée derrière la grange, pour trois hommes, bouviers ou garçons de ferme à tout faire, comme moi. On a un robinet d’eau froide pour se laver et des cabinets sous les arbres un peu plus loin. Je m’entends bien avec mes camarades, et mes patrons sont satisfaits. Je ne suis pas bien payé, mais j’ai un peu de liberté.
André avait discrètement retrouvé son amie, comme d’habitude dans un lieu peu passant, et ils flânèrent à travers la campagne tout en bavardant. Une fois de plus, c’est l’adolescent qui, le plus souvent, prit la parole. Il était heureux de relater en détail ses multiples et pittoresques expériences. Les autres gars du village n’en avaient sûrement pas autant à raconter ! Jeune fanfaron égocentrique, il se dit avec fierté que la brave petite buvait ses paroles ! Cela le mettait de bonne humeur. En franchissant le pont des Pèlerins, en bas du village, il fit des ricochets dans l’eau de la Boralde et, l’espace de quelques instants, il redevint un gamin fripon. Ils prirent le chemin de Régaussou et ils arrivèrent là où ils se quittaient d’ordinaire, devant le grand pin, à cent mètres de la maison d’Annie. À la demande d’André, elle ne l’avait pas encore présenté à ses parents et ne leur avait même pas parlé de lui.