I-2

2005 Words
Il tira une dernière bouffée de sa cigarette, signe qu’il était bientôt l’heure d’aller se coucher. Elle prit une décision audacieuse, se racla la gorge et se lança. — Je sais que vous vous êtes connus dès votre enfance, maman et toi, mais quel âge aviez-vous quand vous vous êtes embrassés la première fois pour de vrai ? Je veux dire, avec passion, en amoureux. Ses paroles firent l’effet d’un coup de canon tiré dans la quiétude de la cuisine. Son père ouvrit de grands yeux étonnés. Surprise, sa mère la dévisagea d’un air effaré, la bouche béante. — Ben quoi ? Je n’ai pas dit de gros mots ni de paroles scandaleuses ! C’est juste pour savoir. Vous êtes mes parents, après tout. Il n’y a pas de mal, non ? Elle les considéra avec espoir, mais néanmoins avec une certaine appréhension. C’était la première fois qu’elle évoquait un sujet aussi sensible avec eux ! Ses mains croisées sur la table, le buste tendu en avant, elle attendait une réponse. Visiblement, cela avait de l’importance pour la gamine. Son père toussota et, la mine penaude, jeta un regard en coin à son épouse, souriant mais embarrassé. Celle-ci rougit et baissa les yeux comme une jeune fille. — Ma parole, tu en as de drôles de questions tout à coup ! Germaine risqua un coup d’œil vers son mari et vit le regard de celui-ci, gêné, mais néanmoins amusé. — Eh bien, j’avais ton âge, ou un peu plus, et ton père en avait dix-neuf. C’est bien ça, Lucien, non ? Il hocha la tête. Ses yeux se plissèrent malicieusement et il observa attentivement sa surprenante progéniture. De lui voir le visage si sérieux, il eut un sourire de gamin honteux. — À vrai dire, il y avait déjà un bail que j’en mourais d’envie ! Pourtant, avant qu’elle me laisse faire, il m’a fallu lui rappeler qu’après tout on allait se marier dans l’année ! Sa femme lui décocha une bourrade dans les côtes et il éclata de rire devant son embarras. — Au fait, reprit-il, pourquoi cette question si indiscrète ? On n’a pas pour habitude de déballer nos petits secrets, comme ça, à table. Et surtout avec notre fille. N’oublie pas ce que disaient les anciens : « Parler d’amour en public, c’est semer des graines de coquettes… Vous récolterez des cocus ! » Alors, explique-nous ce qui se trame là-dessous. Y aurait-il un freluquet que tu envisages d’embrasser… avec passion, comme tu dis ? — Mais pas du tout, voyons ! Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Et qui voudrais-tu que j’embrasse ? Le taureau ? Je ne sors jamais. Il ne se passe jamais rien ici ! Je n’ai même pas de petit ami ! De toute façon, il n’y a pratiquement pas de garçons de mon âge dans ce coin perdu. Je vais probablement mourir vieille fille dans ce trou avant même d’avoir connu l’amour ! Germaine et Lucien hésitaient entre le rire et la colère. Ils lui demandèrent ce qui avait bien pu déclencher de telles réflexions déplaisantes à propos de leur foyer. Alors, pêle-mêle et d’un trait, elle leur raconta l’arrivée de Nicole et ses révélations sur la vie à la grande ville, le cinéma, les bals, le maquillage et les bas en nylon, la nouvelle musique venue des États-Unis, ses sorties avec des garçons – tout ce qu’elle-même ne connaîtrait sans doute jamais ! Peu habitués à ce genre de langage, ils se sentirent désemparés. Surtout qu’à cet instant, comme pour clore l’incident, Annie baissa la tête sur ses bras repliés et se mit à sangloter. Déconcertée devant ce chagrin inhabituel, Germaine avança la main et tapota doucement les cheveux de sa fille. Machinalement, Lucien écrasa son mégot entre ses doigts, récupérant les quelques brins de tabac qu’il remit soigneusement dans sa blague. Il haussa les épaules. Ce sujet dépassait l’entendement du brave agriculteur. Lui et sa femme étaient nés à Régaussou et ils y avaient trouvé l’amour et le bonheur. Un bonheur, certes modeste, fait de bien simples plaisirs ! Si, dans leur jeunesse, ils avaient eu parfois des états d’âme, ils n’avaient jamais pu s’en ouvrir à leurs propres parents qui, d’ailleurs, auraient été abasourdis d’être abordés de la sorte. Ils s’étaient donc contentés de leur humble existence et avaient fait avec. Lucien se dit qu’il fallait désormais vivre avec son temps : les mœurs, et apparemment les jeunes, avaient changé ! Peu après, ils partirent se coucher et, jusqu’à une heure avancée de la nuit, Annie entendit ses parents murmurer dans leur chambre. Dans les jours qui suivirent, et à plusieurs reprises, les Delmas l’envoyèrent au village, sous un prétexte ou un autre. Était-ce dû à cette soirée et aux propos désespérés qu’avait tenus leur fille ? « Descends donc m’acheter encore quelques pelotes de cette laine bleue chez Mme Brouzes. Prends aussi deux kilos de sucre à l’épicerie. Il va falloir commencer les confitures de fraises, et le caïffa* ne passera que jeudi prochain. » Un matin, chose inouïe, impensable, comme si elle venait seulement d’y songer, sa mère avait nonchalamment rajouté : « Tiens, pendant que tu es en bas, passe donc voir ton amie Marie Cayzac et sa cousine. Invite-les au café pour boire une limonade avec toi ! Cela te changera les idées ! » Les femmes en général, et les jeunes filles en particulier, avaient peu l’habitude de fréquenter les cinq cafés du village. Pourtant, comme s’en était aperçu Lucien, les mœurs changeaient. En cette année 1960, à l’aube d’une encore timide mais inéluctable libération de la femme, il n’était plus rare de voir une volée de jeunettes s’abattre sur un des établissements, surtout pendant la période estivale. Le temps de se désaltérer d’une limonade ou d’un diabolo fraise, elles s’installaient discrètement, souvent au fond de la salle, avant de repartir en riant vers leurs occupations ménagères ou leur travail dans les champs. Généralement, les hommes, en maîtres absolus des lieux depuis des lustres, ne voyaient pas d’un bon œil cette invasion féminine. « Des donzelles dans un troquet ! On aura tout vu ! » Mais comme l’avait fait judicieusement remarquer une gamine à son bougon de grand-père : « Pépère Henri, on ne fait aucun mal, voyons ! Et, en plus, vous êtes là pour nous surveiller. » Le vieillard s’était rendu à l’évidence. Il n’y avait là, en effet, pas de quoi fouetter un chat. Assise au bistrot avec ses nouvelles amies, à un point stratégique près de la fenêtre, Nicole s’ennuyait à mourir. Quelques regards rapides et discrets jetés autour d’elle lui avaient suffi pour évaluer la clientèle. Elle avait pris son parti : les occasions de faire d’intéressantes rencontres ici semblaient bien maigres, voire nulles. Dépitée, elle hocha la tête. Toutefois, elle redressa légèrement le torse pour mieux faire pointer sa poitrine généreuse, secoua d’un geste voluptueux son épaisse chevelure et observa à nouveau la salle à la dérobée. On ne sait jamais si un homme vous contemple ! Elle sirota son diabolo menthe avec application. Une sortie, quoique sans éclat, demeure néanmoins une sortie. C’était mieux que de traîner à la maison où elle risquait de voir sa tante lui coller une corvée sur le dos ! À travers ses longs cils baissés, elle examina les consommateurs appuyés au comptoir. À ses côtés, Marie et Annie papotaient, indifférentes à la présence masculine et au brouhaha ambiant. Nicole écouta leur conversation distraitement, néanmoins suffisamment pour saisir qu’elles parlaient chiffons, et elle reprit son étude en soupirant. Elle avait rapidement enregistré que la moyenne d’âge des personnes présentes était élevée et que celles-ci n’offraient pas un grand intérêt. Des agriculteurs pour la plupart ! Il y avait aussi deux hommes qui s’entretenaient des cours du bétail en vrais maquignons, quelques commerçants et ouvriers qui passaient se rincer le gosier avant de reprendre le travail et plusieurs vieux qui se tapaient une interminable partie de belote. Beaucoup fumaient et l’ambiance était décontractée et bruyante. Deux femmes seulement figuraient parmi les clients. Elles bavardaient, légèrement à l’écart. Ces fermières, la couperose, comme la quarantaine, bien avancée, étaient attablées devant un thé d’Aubrac. À cet âge vénérable, elles n’étaient plus des concurrentes ! Une gamine boutonneuse et aux seins plats, à la mine insignifiante, s’activait au service. Sans hésitation, Nicole décida que celle-là aussi entrait dans la catégorie « hors concours » et qu’elle ne représentait donc aucun danger, elle non plus. Un garçon, à l’allure de grand benêt, s’occupait du bar. Elle le classa au rang des « puceaux, enfants de chœur »… Une quantité négligeable, à ignorer. La patronne, vêtue de noir, assise droite comme un i sur son haut tabouret, tenait la caisse avec un œil perçant qui notait tout. Elle avait les lèvres fines et serrées, des yeux en fente de tirelire et le menton en galoche. Vu son habillement, et surtout son regard dur et sévère, la jeune fille jugea qu’il devait s’agir d’une veuve et d’une vraie bourrique. À éviter ou à surveiller de près ! Soudain, à travers l’épais voile de fumée bleue, Nicole remarqua un individu qui, faute de mieux, paraissait offrir des possibilités. Celui-ci semblait fixer leur table avec insistance. L’appréciation de la citadine fut rapide : de vingt à vingt-cinq ans, robuste, pour ne pas dire en léger surpoids, un visage commun et peu gracieux, les cheveux coupés trop courts, de taille très moyenne… En ville, elle ne l’aurait pas regardé deux fois. Cependant, dans ce village, une belle brune comme elle ne pouvait pas se permettre de faire la difficile. Pour attirer son attention, elle lui adressa un sourire charmeur et un regard plein de promesses. En sourdine, elle se pencha vers ses camarades et se renseigna. — Qui est ce quidam, accoté au bar, qui n’arrête pas de lorgner par ici ? Ma parole, j’ai l’air de drôlement l’intéresser ! Les deux amies se retournèrent vivement et scrutèrent dans la direction indiquée. — Celui-là ? Penses-tu ! Ce n’est que Pierre Rouillac, le fils de la patronne, expliqua Marie en pouffant. C’est un timide et en plus un taiseux. Que je sache, il n’est jamais sorti avec quelqu’un de sa vie. Remarque, à moins qu’une gazelle du désert ne l’ait dépucelé pendant son service militaire en Algérie… Il ne saurait pas quoi faire d’une fille, de toute façon ! Attends, on va rigoler ! Elle fit de grands gestes dans sa direction en s’esclaffant d’un rire chevalin et sonore. Deux anciens, penchés sur leurs cartes à la table voisine, froncèrent les sourcils, contrariés d’avoir été déconcentrés dans leur partie par ce hennissement nerveux. Depuis l’arrivée de Nicole, le vocabulaire et le comportement de Marie avaient subi des transformations. L’influence de sa cousine s’exerçait fâcheusement sur elle. Annie se fit la réflexion que les parents de son amie ne remercieraient pas leur nièce s’ils s’en apercevaient ! Voyant qu’on lui faisait signe, il n’en fallut pas plus au jeune timoré pour qu’il se décide à traverser la salle et à les aborder. Après une rapide poignée de main à Nicole et un b****r sommaire à Marie, il se détourna d’elles et les ignora. En revanche, il embrassa affectueusement Annie sur les joues et la serra dans ses bras…, un tantinet plus longuement que nécessaire, estimèrent les cousines in petto. — Bonjour, Pierre. Tu es revenu ! Cette fois, c’est donc la quille ? s’enquit l’heureuse élue, visiblement contente de le revoir, elle aussi. Rouge de confusion, il s’éclaircit la gorge et se frotta la tête récemment dégarnie par les bons soins d’un des « coiffeurs » sadiques de l’armée française. — Oui, je… viens d’être démobilisé. Marie prit les devants et l’invita à s’asseoir avec elles. Il obtempéra, les yeux rivés sur Annie. Il n’ajouta rien à la conversation qui suivit, si ce n’est pour répondre succinctement aux quelques questions aimables que celle-ci lui posa par politesse. Puis il leur offrit une deuxième consommation et s’éclipsa. Sa mère l’appelait. En la suivant, il disparut dans la cuisine derrière le bar. Nicole se fit l’amère réflexion que, si elle-même avait envisagé de se mettre ce balourd dans la poche, elle avait inexplicablement et lamentablement échoué. Malgré sa bouche rouge et humide à souhait et ses jeux savants de sourires aguichants, entrecoupés de battements de cils papillonnants, ce grand dadais semblait lui préférer une des deux cruches qui lui servaient de repoussoir ! — Eh bien, Annie ! On peut dire que tu as un ticket ! Ce type est raide dingue de toi ! assura-t-elle avec un brin de jalousie après le départ de l’ancien soldat. On voit bien qu’il meurt d’envie de t’embrasser. — Mais tu rigoles, non ? s’écria Marie, horrifiée. Annie et Pierre sont comme frère et sœur depuis des années. Si jamais Annie l’embrassait, ce serait un cas d’inceste. Je te jure ! En plus, elle n’en voudrait pas, de ce garçon ! Pas plus qu’aucune autre fille du village, d’ailleurs. Ce fada n’a jamais rien à dire, tu n’as pas remarqué ? Il a ce regard stupide qu’ont les moutons de mon père ! De plus, sa mère l’appelle et il accourt comme un toutou ! — Ne parle pas de Pierre comme ça ! lui intima Annie avec humeur. Il est peut-être timide, mais il est brave et pas bête du tout ! Qu’est-ce que tu veux ? Ce n’est pas sa faute si, depuis qu’elle est veuve, sa mère l’a toujours couvé. Elle a dû s’apercevoir qu’il nous parlait et cela ne lui aura pas plu. Le pauvre a beau avoir vingt-deux ans, elle lui met toujours le grappin dessus !
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