I-1

2180 Words
Saint-Chély-d’Aubrac – 1960 Dans une cuisine modeste mais rutilante de propreté, où flottaient encore les effluves d’un copieux repas du dimanche, quatre jeunes filles se prélassaient, leurs tâches domestiques terminées. Le plancher balayé, la vaisselle lavée et rangée dans l’armoire, la longue table familiale essuyée et encore humide, elles pouvaient se permettre cette pause après l’effort, sans crainte d’être houspillées par la maîtresse de maison. Assises en rang d’oignons, Marie, Annie et Jeannine, trois amies, originaires du village, écoutaient religieusement Nicole. Cette invitée, installée en face d’elles et inconnue jusque-là, devisait sans discontinuer depuis le départ des adultes, une fois le déjeuner terminé. La narratrice scruta son jeune public attentif. —… J’irai encore plus loin ! Je parie qu’aucune de vous trois ne s’est jamais laissé caresser les seins, ni même embrasser longuement sur la bouche ! À dix-huit ans, la pulpeuse Nicole était sans doute experte, depuis déjà longtemps, en matière de caresses osées et de baisers goulus et pénétrants. Elle roula de gros yeux amusés en direction des trois candides adolescentes qui constituaient son auditoire captivé. Comme aucune affirmation ne vint contredire l’étonnante hypothèse avancée par la coquette citadine, celle-ci poursuivit sur un ton dédaigneux. — Mes pauvres enfants ! Alors vous ne savez vraiment rien de l’amour et des hommes ? Est-ce qu’à notre époque on peut encore croire une chose pareille ? Elle hocha la tête à plusieurs reprises et soupira, consternée par tant d’innocence. — Ma parole, vous êtes vraiment des oies blanches ! finit-elle par jeter avec une fatuité insolente. Marie Cayzac, d’un an sa cadette et fille unique de la maison, gigota sur sa chaise, en proie à une agitation qui en disait long sur son énervement. Piquée au vif par cette dernière réflexion si désobligeante, elle riposta, telle une insurgée, prenant ses amies à témoin. — Non mais, dis donc, cousine ! Ne nous prends pas de si haut, tu veux ! C’est pas parce que tu arrives de la ville que tu dois te sentir supérieure et nous traiter d’oies. Pas vrai, les filles ? Les deux autres, Jeannine Vernhes et Annie Delmas, également vexées par l’insulte à leur intelligence, opinèrent du bonnet. Nicole observa leurs sourcils rapprochés et leur front plissé de mécontentement, et elle fit la moue, songeuse. Après tout, il lui coûtait peu de se montrer conciliante avec ses nouvelles connaissances. — Bon, bon, tu as raison. Je m’excuse. Ce n’est sans doute pas de votre faute. Mais avouez pourtant qu’à votre âge vous êtes drôlement en retard ! Les gars de ce bled ne seraient tout de même pas tous des… ? Enfin ! Disons qu’ils ne doivent pas être très… entreprenants ! L’image affligeante d’un ramassis d’hommes efféminés, émasculés ou impuissants plana au-dessus d’elles. De mal en pis ! Outrée, Jeannine, la plus jeune du groupe, prit courageusement la parole. Cette jouvencelle fluette de quinze ans, habituellement effacée et, jusque-là, silencieuse devant ses aînées, sentait qu’on insultait à présent la gent masculine de son village et qu’on mettait en doute sa virilité. — Eh ! Dis donc ! Les garçons du pays et ceux de ta grande ville, c’est du pareil au même ! Qu’est-ce que tu crois ? C’est nous trois qui les obligeons à nous respecter ! Si on le leur permettait, ils nous embrasseraient et tenteraient même beaucoup plus que ça. D’ailleurs, on connaît certaines dévergondées qui ne leur ont pas résisté et qui pourraient en conter un brin sur eux… Y compris à toi qui, apparemment, es si savante ! Elle pencha la tête, gênée, et un frisson sensuel mais involontaire la parcourut. — Tu comprends, sœur Catherine nous a assez rabâché qu’on ne doit jamais céder au désir bestial des hommes, ni se laisser corrompre par leurs perversions… Du moins, jusqu’à notre nuit de noces. Évidemment, à partir de ce moment-là, pour être mère comme le prévoit et l’ordonne l’Église, on sera malheureusement bien obligées de les laisser faire ! Sa dernière remarque ne laissait rien présager de bien réjouissant dans cet acte d’amour matrimonial, redouté et pourtant tant attendu. C’était une citation directe et fidèle de leur ancienne institutrice. La pudibonderie de cette observation renvoyait l’image de l’agneau innocent livré à l’abattage et elle fit pouffer malgré elles les deux autres villageoises, moins soumises et moins crédules que leur cadette. Elles se rappelaient la mine dégoûtée, aux yeux exorbités, qu’affichait la scrupuleuse religieuse lorsque celle-ci abordait, avec les plus âgées, le sujet embarrassant des péchés de la chair et celui, parfois humiliant, du devoir conjugal des femmes. Leur rire détendit l’atmosphère. Les trois amies d’enfance s’étaient rassemblées dans la cuisine chez Marie pour y accueillir sa parente venue de la ville. Arrivée de Clermont-Ferrand le matin même, cette sensuelle et étonnante donzelle avait été expédiée dans ce village paisible par ses parents avec l’injonction formelle d’y passer l’été. Depuis qu’elles l’écoutaient relater ses expériences amoureuses, les trois adolescentes finissaient par se demander si la belle Nicole Fabre n’avait pas gravement péché et n’était pas tout simplement en exil à la campagne ! Elles grignotaient avec gourmandise les gâteaux apportés par cette invitée clermontoise et se délectaient non seulement de ces douceurs inhabituelles et raffinées, mais également des propos insolites que tenait cette jeune fille libertine au joli corps de femme. — Tu en as donc embrassé tant que ça, toi, des garçons ? interrogea négligemment Marie, intriguée plus qu’elle ne voulait l’admettre par cette conversation si audacieuse et si singulière. Nicole gonfla le buste, prête, de toute évidence, à raconter dans les moindres détails certaines de ses plus croustillantes aventures. Cependant, pour l’heure, les trois amies n’en apprirent pas davantage, car la mère de Marie venait d’entrer inopinément dans la cuisine. Silence radio ! D’un commun accord, rapide bien que silencieux, les quatre bavardes stoppèrent net une conversation que n’aurait pas du tout appréciée Mme Cayzac. — Alors, la souris de ville et celles des champs, vous faites plus ample connaissance ? Vous n’allez pas rester enfermées par ce beau dimanche ! Je suis sûre que Nicole serait heureuse de découvrir notre village. Allez donc vous aérer, b***e de pipelettes ! Elle les chassa gentiment à petits coups de torchon et, en ménagère économe, rangea le reste des gâteaux au fond d’un placard. Sous ses yeux bienveillants, Marie, Jeannine et Annie quittèrent la cuisine, suivies d’une Nicole peu réjouie d’aller marcher dans la campagne. Tout en haussant les épaules, soumises, elles partirent sans but précis. Du moins, elles allaient pouvoir parler sans contrainte. En ce jour de repos du Seigneur, le soleil brillait, déjà chaud pour un mois de juin, et l’air embaumait. À l’exception du pépiement des oiseaux dans les arbres et du babil des quatre promeneuses qui, par moments, ressemblait à un gloussement de poules, la campagne était déserte et silencieuse. Les adolescentes badinaient joyeusement en marchant, surtout Nicole, finalement heureuse d’être libre et loin de la présence des adultes. Leur promenade les avait peu à peu conduites sur les hauteurs du bourg. À l’instigation de Marie, elles quittèrent la chaussée à un endroit dépourvu d’arbres et, avec précaution, s’approchèrent au bord du précipice. Depuis ce point de vue, elles jouissaient du remarquable panorama d’un village en miniature. Au loin, les maisons de poupées arboraient leurs jolis toits de lauzes fines en arrondi qui rappelaient les écailles d’un poisson. De-ci de-là, on apercevait les roses grimpantes qui couraient le long de leurs façades et semblaient monter à l’assaut des gouttières. L’église, au clocher étonnant en forme de tour, dominait le centre de la bourgade. Depuis son parvis, des rues étroites et des chemins bordés de haies partaient en zigzag et menaient au petit cimetière et vers des fermes éparpillées sur les collines environnantes. À perte de vue, les parcelles boisées, de pâturage ou laissées en jachère tapissaient les terres en damier comme un ouvrage de couture aux multiples couleurs qu’on aurait jeté au sol. — Où sont les vaches ? demanda Nicole, apparemment peu sensible à cet admirable tableau bucolique. Elle scruta le paysage dans sa totalité et étouffa un bâillement. — On m’avait dit qu’il y en avait tellement par ici. J’en vois bien quelques-unes, là-bas autour des fermes, mais pas tant que ça ! Quand vient le printemps en Aubrac, vert pays d’élevage bovin, les bêtes quittent les étables et montent vers les gras pâturages des hauts plateaux. Cette bruyante et traditionnelle transhumance avait eu lieu à la fin du mois précédent et les vaches ne redescendraient que le 13 octobre pour la Saint-Géraud. Les trois amies expliquèrent à la citadine que les troupeaux des riches propriétaires étaient partis. Seuls les petits cheptels appartenant aux fermiers moins aisés restaient sur place dans leurs prés. — Mes parents n’en ont que huit et nous les gardons sur nos terres toute l’année, lui apprit Annie. Pas très loquace, celle-ci n’avait pas beaucoup participé à une conversation d’ailleurs dominée par Marie et Nicole. Avec Jeannine, elles se tenaient même un peu en retrait des deux cousines, sans doute intimidées par le papotage incessant de l’aînée. Annie saisit l’opportunité, dans l’accalmie qui suivit, pour poursuivre et annoncer à Marie qu’elle devait les quitter. À la différence de ses deux camarades, elle ne vivait pas au village mais dans un hameau éloigné. — J’en ai pour une bonne heure de marche, et, on a beau être dimanche, nos deux cochons attendent leur soupe ! Je suis partie ce matin pour aller à la messe et pour manger chez toi, mais maintenant mon travail m’attend. J’ai passé une belle journée. Merci de m’avoir invitée. Allez, à bientôt ! Elle embrassa amicalement les trois filles et, d’un pas résolu, elle se dirigea à travers champs, en direction de Régaussou, où se situait la modeste exploitation de ses parents. Sur son chemin, les fleurs sauvages de juin abondaient dans les fourrés et sur les talus, entremêlées, par endroits, avec les hautes herbes et les blés dorés. Annie respira à pleins poumons leur doux parfum. Elles se dressaient fièrement vers le soleil et n’attendaient que d’être cueillies : des pensées sauvages, chacune avec ce qui semblait être la frimousse malicieuse d’un lutin, de fragiles coquelicots écarlates et satinés, de fines centaurées d’un bleu délicat, des nuages blancs de marguerites, quelques hautes gentianes jaune citron éparpillées, çà et là… Le matin, en descendant au village, elle s’était dit qu’à son retour elle en cueillerait un gros bouquet pour sa mère. Mais les paroles de Nicole lui trottaient dans la tête et elle ne prêtait plus aucune attention à la foisonnante floraison printanière qui fourmillait à ses pieds. Tout en cheminant, elle se remémorait les rires étouffés de certaines camarades de classe pendant les cours de sœur Catherine. Malgré leur jeune âge, ces saines et robustes paysannes ne considéraient pas les ébats amoureux comme « bestiaux et dépravés », loin s’en fallait ! Par contre, ils étaient interdits et condamnés par l’Église, ça c’était certain ! De plus, si on en croyait la religieuse, ces mêmes gestes passionnés étaient également risqués, voire dangereux ! Car une fois cataloguée comme « fille facile », une adolescente en âge de se marier ne trouverait plus de mari – aucun garçon ne voulant épouser une traînée ! Annie soupira. À dix-sept ans passés depuis peu, elle avait beau être restée sage, pas un jeune homme ne se profilait à l’horizon. Il faut dire qu’elle avait très peu de voisins à Régaussou. Surtout dans la catégorie « jeune célibataire cherchant une fiancée » ! Après un haussement d’épaules résigné, elle accéléra le pas. Comme elle l’avait dit à ses amies, son travail l’attendait ! * * * Une fois leurs tâches dominicales achevées, Annie et ses parents s’étaient retrouvés dans la cuisine, presque silencieux, bien aises de souper et de se délasser. La soirée printanière semblait s’étirer sans fin, douce et paisible. Derrière la grange, même la volaille avait cessé son bruyant caquetage et s’était installée pour la nuit sur les perchoirs du poulailler. La porte de la maison était ouverte sur la cour ; on n’avait pas allumé la lampe. Il ferait encore jour à l’heure d’aller se coucher ! La vaisselle faite et le rugueux plancher balayé, les deux femmes se remirent à table auprès du père. Après avoir consulté l’almanach, Lucien Delmas alluma sa dernière cigarette de la journée. — Aujourd’hui, c’est la Saint-Léonce. Dans une semaine, ça sera la Saint-Jean. On est en plein dans les jours les plus longs. Avec l’arrivée des grosses chaleurs, prévues tôt cette année, on va avoir du pain sur la planche ! Les deux femmes, qui savaient lire entre les lignes, avaient vite compris qu’il songeait déjà aux corvées d’eau. Pénibles toute l’année mais davantage pendant l’été ! Les abondantes pluies hivernales ne viendraient plus remplir les barriques judicieusement placées sous les chenaux en châtaignier. Indispensable pour les arrosages quotidiens du vaste potager, pour abreuver les cochons et la volaille et pour couvrir tous les besoins de la famille, il fallait aller la chercher, cette eau tant convoitée ! À la différence des villageois établis dans la vallée, les habitants de ce hameau haut perché et isolé n’avaient toujours pas l’eau courante. Le maire avait promis qu’ils l’auraient « d’ici peu ». En bas, elle coulait déjà depuis quatre ans, fraîche et abondante, aux robinets ménagers et près des bâtiments agricoles ! Une manne providentielle, quasi miraculeuse, disaient certains anciens. Son arrivée avait changé la vie des sept cents âmes du pays. Les Delmas, par contre, tout comme leurs voisins immédiats, devaient mener boire leurs vaches à la source, deux fois par jour, toute l’année. En outre, il leur fallait ramener à la maison, plusieurs fois par semaine, un tombereau chargé de tonneaux remplis du précieux liquide. Sans parler des fréquents allers et retours d’Annie, avec un joug et des seaux. La source se trouvait à deux cents mètres. Toute une expédition ! Pareil pour l’électricité. On prévoyait de leur installer les lignes « très prochainement ». Il y avait si longtemps que le courant existait à Saint-Chély que les heureux habitants de la commune n’en faisaient même plus de cas. « Pour nous, c’est une autre paire de manches ! Loin des yeux, loin du cœur », maugréait le chef de famille, souvent découragé. Annie supposa qu’à présent son père allait sans doute lui ressortir ses recommandations habituelles : « Ne gaspille pas l’eau pour te laver si souvent les cheveux, et n’allume pas la lampe à pétrole dans ta chambre le soir pour lire tes romans-photos ! »
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