III - Rouge perd !

977 Words
III Rouge perd !Dans les salons de jeux de Monte-Carlo, Mme Goulart promenait un visage réprobateur. Elle tenait les assistants pour de purs imbéciles, bien bons de perdre leur argent. Quant à elle, pas si bête ! Les Colembert marchaient dans son sillage, échangeant derrière son dos, de temps à autre, un regard complice. Gras et rose, les cheveux blond paille et une large barbe, son ventre en futaille cuirassé d’un gilet blanc, sur lequel s’épanouissait la double chaîne d’or de la montre, vêtu d’homespun moutarde, des souliers jaunes aux pieds, ces souliers américains qui font bosse et que borde un promenoir, le cousin Médéric se dandinait, content de l’excellente bouillabaisse dont il venait, à Beaulieu, de régaler la tante, et enchanté de la vie qu’il savourait pour ses surprises et son imprévu : la vie tantôt propice à ses desseins et tantôt bouleversée de catastrophes qu’il déchaînait par son audace et supportait avec flegme. Un zoologiste l’eût classé entre le commis voyageur et le bookmaker. Il avait le ton persuasif de l’homme qui vous agrippe le bras et se cramponne au bouton de votre habit. La tante subissait sa faconde, tour à tour conquise ou révoltée, et ne sachant si elle l’aimait ou l’exécrait. Mélanie Colembert, bouffie, rougeaude, hilare, sanglée d’une robe violette à revers rouges d’un goût riche et odieux, roulait des regards expressifs vers les tables chargées d’enjeux. Une ou deux fois par jour, son espoir enterrait la tante, sans méchanceté, mais parce que cette prévision lui semblait naturelle et conforme à l’ordre des choses. Crédule aux inventions admirables de son mari, associée à ses magnificences (auto au mois, palaces, bijoux et robes) et à ses dégringolades (l’autobus, les bouillons économiques et le garni pauvre), elle, aspirait au repos bien gagné d’une fin de vie prospère. Mme Goulart, cependant, arpentait la salle, et le ricochet de la bille virevoltant dans le cercle brouillé des couleurs l’attirait comme un aimant. Jouerait-elle ? Ne jouerait-elle pas ? Jouer, c’était le désaveu de ses principes, l’immoralité de Risquer son argent : oh ! pas grand-chose ; ce n’est pas elle qui lancerait les louis à la volée. Ne pas jouer, c’était perdre l’occasion, peut-être, d’un bénéfice immédiat. Ce gros monsieur, oui, là, venait de gagner un tas d’or. Il riait d’aise en bourrant ses goussets. Elle hésita, s’arrêta derrière la table et le gros monsieur. Colembert guettait cet instant. MADAME GOULART.– Il faut pourtant que je joue les cinq francs que cette sotte de Zoé m’a confiés. Oh ! elle va les perdre, c’est sûr ! Et ce sera bien fait ! COLEMBERT.– Où allez-vous les placer ? MADAME GOULART.– Elle m’a dit : sur le rouge. MADAME COLEMBERT.– Prenez plutôt les douzaines. MADAME GOULART.– Non. Elle m’a dit : rouge. Où ai-je fourré sa pièce ? C’était un Léopold. Et ça, c’est un Napoléon III. MADAME COLEMBERT.– C’est toujours cent sous. MADAME GOULART.– Oui ; Tenez, Médéric, je n’ai pas le bras assez long : placez les cent sous de Zoé, et allons-nous-en. COLEMBERT.– Voilà : sur le 27 ! MADAME GOULART. Vous êtes fou ! Un numéro plein ! Elle a dit : sur le rouge. COLEMBERT, avec certitude. – Le 27 va sortir. On entend la voix sacramentelle : « Rien ne va plus ! Et après un court silence d’angoisse, la voix proclame un chiffre que la tante Million n’entend pas, et d’autres mois que suit un va-et-vient d’écus, de louis, ratissés ou envoyés. COLEMBERT.– Vous avez gagné ! MADAME GOULART, stupéfaite. – Non ? COLEMBERT.– Si. MADAME GOULART.– Retirez vite ! COLEMBERT, péremptoire. – Je laisse. Le 27 va encore sortir ! MADAME GOULART.– Médéric, ne tentez pas la chance ! C’est déjà merveilleux que Zoé ait gagné avec une pièce de cent sous à moi, encore !… car elle était à moi, cette pièce. COLEMBERT.– Le 27 est ressorti. Je ramasse. Il dépose dans les mains frémissantes de la tante Million une petite poignée de pièces d’or. MADAME COLEMBERT.– Oh ! Médéric a toujours la chance quand il joue pour les autres ! Mme Goulart, fascinée, immobile, se penche vers la table. Elle épie tous ces visages attentifs, le regard fixe d’une jeune femme décalée, les pattes de crabe d’un vieil homme chauve ; sidérée d’émotion, la tentation de jouer et de gagner encore la tenaille. MADAME GOULART, qui referme son réticule. – Tiens ! la voilà, la pièce de Zoé, l’effigie de Léopold. Son regret est évident, son arrière-pensée transparaît. MADAME COLEMBERT.– Puisque vous avez joué avec votre pièce, le gain est vôtre. MADAME GOULART, dont le visage exprime une cupidité monstrueuse et ineffable. – Vous croyez ?… Peut-être ?… Il est certain que Zoé voulait que je joue sa pièce à elle. COLEMBERT.– Et pas une autre. MADAME COLEMBERT.– Et sur le rouge. Pas ailleurs. COLEMBERT.– Donnez. Je vais me conformer aux instructions de Zoé. Je place son Léopold sur le rouge. MADAME GOULART.– Cette pauvre Zoé… Est-il juste que ?… COLEMBERT, décisif. – Nous devons remplir notre mandat. Voilà, j’en étais sûr. Elle a perdu. MADAME GOULARD.– Elle n’a jamais eu de chance ! Chaque année, elle joue sa pièce de cent sous, et la perd. COLEMBERT.– Mais vous, vous avez la veine, je le sens, Confiez-moi un louis. MADAME GOULART, épouvantée. – Non, non ! COLEMBERT.– Mélanie vous l’a dit. Je gagne toujours pour les autres. MADAME GOULART, serrant son réticule sur son cœur. – Non, non, vous reperdriez. Allons-nous-en ! MADAME COLOMBERT.– Vous perdez peut-être une fortune. Quand Médéric a la veine ! COLEMBERT.– Oui, l’inspiration, Fiez-vous à moi. MADAME GOULART.– Allons-nous-en. La chance a tourné. COLEMBERT.– Ne me donnez rien. Voici un louis, à moi. Je vous le prête. Si vous gagnez, tout est pour vous, sauf mon louis que je me rembourse. MADAME GOULART.– Ah ! bon ! Comme cela. COLEMBERT, lançant son louis. – Les douze premiers ! Il a gagné et transporte son gain sur les douze derniers ! Il gagne et mise le tout sur les douze moyens. Encore gagné. MADAME GOULART, éperdue de joie et de crainte. – C’est trop beau ! C’est impossible ! Vous allez reperdre. Vous jouez comme un fou ! Ce n’est pas amusant. Risquez seulement cent sous à la fois ! COLEMBERT, magnifique. – Voulue voudriez pas ! Je mets sur un numéro plein. Il gagne. Nouveaux douzièmes. Il perd. Nouveau plein. Il gagne, laisse la somme et regagne. Hauts, bas, revers, triomphe. Mme Goulart, tour à tour rouge, verte, hagarde, les jambes molles, le souffle coupé, assiste à cette bataille d’un homme contre le destin. Elle risque de s’évanouir, quand Colembert, retiré du jeu et sa caisse faite, reprend son louis et lui tend le tas d’or et de billets. COLEMBERT.– Cinq mille sept cent vingt francs ! MADAME GOULART, s’en saisissant, éperdue. – Filons ! Filons ! Filons ! Sortie sensationnelle.
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