Éric
C’est Clara qui l’a dit, hier soir.
En rangeant les coussins du canapé.
En relevant les rideaux.
En regardant à peine Jade, plantée dans l’embrasure du couloir, un livre à la main.
— Demain matin, on prendra le petit déjeuner tous ensemble.
Sa voix était douce. D’une douceur chirurgicale.
Et moi, j’ai senti le sol se dérober.
Parce qu’il n’y avait aucune colère dans cette phrase.
Aucune jalousie.
Seulement une intention. Tranchante , parfaitement glacée.
Ce matin, Jade est déjà levée.
Elle est dans la cuisine, pieds nus, tee-shirt large, les cheveux relevés en un chignon lâche. Comme si elle était chez elle. Comme si tout lui appartenait. Même la lumière.
Elle m’a croisé dans le couloir. M’a souri.
— Bien dormi ? m’a-t-elle soufflé à l’oreille, avant de déposer un b****r invisible au coin de mes lèvres.
Je n’ai pas répondu. Parce que ma femme était dans la salle de bain. Parce que ma fille chantait dans sa chambre. Parce que mon corps, encore, portait l’empreinte de Jade et qu’un frisson m’a traversé malgré moi.
Nous sommes donc là.
Tous les quatre.
À table.
Dans cette cuisine que je connais par cœur.
Sauf qu’aujourd’hui, elle n’a plus la même odeur.
Pas la même température.
Parce qu’elle est là.
Jade.
Assise.
Entre Clara et ma fille.
À la place de mon frère, quand il venait déjeuner.
À celle de ma mère, quand elle passait quelques jours.
Mais surtout, trop près de tout ce que j’ai construit.
Et Clara laisse faire.
Elle verse le café. Coupe les tartines. Réchauffe les pancakes.
Parfaite hôtesse.
Parfaite ennemie.
— Tu veux du sirop d’érable, Jade ? demande-t-elle soudain, un sourire poli aux lèvres.
— Volontiers, merci, répond Jade, égale à elle-même. Calme. Mesurée. Comme si elle ne venait pas de passer la nuit avec le mari de la femme qui la sert.
Je baisse les yeux. Je mâche sans goût. Tout me semble flou.
Clara continue.
— Ma fille adore ça, le sirop. N’est-ce pas ?
— Oui ! Même que Papa dit toujours que je vais me transformer en crêpe un jour !
Elle rit.
Et Jade rit aussi.
Presque sincèrement.
Clara sourit.
Mais moi, je sens la corde.
Tendue. Invisible. Étouffante.
— Vous partez ensemble ce matin ? demande Clara sans lever les yeux de sa tasse.
— Oui, répond Jade à ma place. On a une réunion de coordination à 9h30. Ensuite, la conférence.
— C’est bien, les binômes efficaces.
Elle sourit. Encore.
— Vous avez répété hier soir ?
Je tousse.
Elle ne m’a pas regardé. Elle a juste déposé cette phrase comme une lame nue sur la nappe.
Jade, elle, prend une gorgée de café.
— On a évoqué quelques points… avant de dormir.
Et là, je lève les yeux. Je la fusille du regard. Mais elle, elle me fixe, impassible. Le menton haut. Les yeux clairs. Le front tranquille.
Clara, elle, sourit toujours. Mais ses doigts, eux, serrent la tasse un peu plus fort.
Ma fille rit à une bêtise de Jade. Elle la regarde avec une confiance déchirante.
— Tu peux venir me chercher à l’école ce soir ? demande-t-elle.
Et Jade, sans même me consulter :
— Si Papa veut bien, avec plaisir.
Clara s’essuie les mains sur un torchon. Lentement.
— Ce n’est pas toi qui disais qu’il fallait éviter les liens trop rapides avec les collaborateurs ? dit-elle à Éric, l’air de rien.
Je me fige.
Ma gorge est sèche. Mon ventre aussi.
— C’est vrai, dis-je. Mais c’est… temporaire. Exceptionnel.
Clara hoche la tête.
— Bien sûr. L’exceptionnel est parfois ce qui finit par durer.
Elle se lève.
— Vous devriez y aller. Vous allez être en retard.
Et cette fois, il n’y a pas de sourire.
Jade se lève.
Ma fille l’enlace.
Clara range , nettoie , sans bruit.
Quand je passe près d’elle, je veux l’embrasser. Ou au moins lui dire quelque chose.
Mais elle me regarde. Et me dit :
— Tu as une tache sur le col.
Je baisse les yeux.
Et c’est vrai.
Ce n’est pas du café.
C’est du rouge à lèvres.
Pas celui de Clara.
Elle le sait.
Elle ne dit rien.
Elle essuie la tasse de Jade.
Puis reprend sa vaisselle comme si de rien n’était.
Dans la voiture, Jade rit doucement.
— Tu crois qu’elle va me tuer dans mon sommeil ?
Je ne ris pas.
Je ne dis rien.
Je fixe la route. Le pare-brise encore embué.
Parce que ce matin, dans cette maison, quelque chose a changé.
Elle n’est plus “celle qu’on héberge”.
Elle est celle qui prend.
Et moi, je suis déjà trop loin pour revenir.