PROLOGUE

843 Words
PROLOGUE Je méritais mon sort. La mort pour les traîtres. Qui aurait pensé qu’elle viendrait de là ? Je me tenais au bord du précipice ; le sang coulait le long de ma hanche, noir, brûlant. Mon sabre gisait à mes pieds, au milieu des cadavres. Elle était là, devant moi, si belle, si majestueuse, si délicieusement cruelle. Je sentis à peine la lame s’enfoncer. Tout juste une brûlure comme une piqûre d’insecte. Je ne sentis pas la douleur quand je basculai en arrière, pas plus que les cailloux s’enfoncer dans mon dos lorsque je heurtai le sol. Je ne voyais qu’elle. Ses longs cheveux noirs dissimulant ses larmes. Et une ombre au-dessus de son épaule. Alors, le trou s’ouvrit, sans fond, sans fin. Sombre. Tellement sombre. Le vide m’absorbait et s’infiltrait par tous les pores de ma peau. Je ne ressentais plus rien hormis la peur elle-même. La peur brute, sans fard, sans limites. Elle en devenait presque tactile, délirante et dangereusement insidieuse. Les souvenirs m’échappaient. Ils s’effilochaient comme les pans d’un tissu dont on tire le fil peu à peu. Je cherchais, je tâtonnais, mais je ne me souvenais de rien. Il ne me restait désormais plus qu’une silhouette à peine gravée dans les reflets de ma mémoire. Quel était son nom ? Je ne l’entendis pas. Elle cria et je tendis l’oreille de toutes mes forces et je tendis la main vers la sienne dans la lumière, mais je continuai de tomber dans le trou et je n’entendis pas son nom. Derrière elle, une ombre gigantesque s’étirait comme une toile d’araignée. « Arrête, criai-je à pleins poumons, ne la touche pas. » L’homme, derrière elle, ne m’écouta pas. Ses bras se déroulèrent autour de ses épaules telles des lianes. Pourquoi ne bougea-t-elle pas ? Qui était-il ? Bon sang ! L’espace se défit entre elle et moi. Le trou devint si profond que sa silhouette s’estompa lentement. Bientôt, je ne verrai plus rien. Ni son regard lancé vers moi, ni ses larmes qui tombaient avec moi, ni les bras de cet homme derrière elle qui s’étendaient. Je ne verrai rien hormis la mort. L’obscurité se déploya. Son cri se perdit. Oh ! Shaolan, dis-moi que tu ne l’as pas tuée. Qui es-tu ? Pourquoi ton nom me reste-t-il alors que ton visage n’est plus que cendres ? Qui es-tu pour que je te pleure ? Le trou se dévida et je perdis des parcelles de moi-même en chutant. Combien de temps s’écoula depuis que j’étais tombé ? Combien de jours, de mois, d’années ? Me réveillerai-je jamais ? Peu importe les ans, a-t-elle dit, avant que je ne bascule dans les abîmes. Peu importe les ans qui nous séparent. Que voulait-elle dire ? Je fermai les yeux, haletant. Le souffle me manquait. Ma mémoire se disloquait. Au fond du trou, je ne saurai plus qui je suis. Mon nom s’éteignait déjà. Rappelle-toi encore un peu. Fais un effort. Tu dois t’en souvenir… Shaolan, tu es le seul nom qui me reste désormais. Je ne veux pas l’oublier. Pas lui. Jamais. Qu’il me suive dans les abîmes ou dans les cieux. De la lumière au fond du trou. Était-ce seulement possible ? De la lumière qui perçait dans les ténèbres, rouge sur un fond gris acier. Elle me brûlait les yeux. Ma mémoire s’évapora alors que j’étais attiré vers elle. La douleur crût dans ma poitrine à mesure que je m’approchais de cette clarté. J’allais mourir. Peu importe les âges qui nous séparent, je te retrouverai… Je heurtai le sol si durement que j’eus l’impression que tous mes os se brisaient. Le sang envahit ma bouche. L’air acide balaya mon visage, et le ciel, strié de rouge, de noir et de gris métallique, se matérialisa au-dessus de ma tête. Mes paupières papillonnèrent. Garder les yeux ouverts devenait trop pénible. Ma fin devait-elle manquer à ce point d’honneur ? Ai-je failli ? Qui m’a tué ? L’Autre Côté semblait terne. Était-ce ceci le monde des morts ? Je ne pouvais ni bouger, ni tourner la tête pour observer. Je pouvais seulement fixer le ciel et la montagne qui perçait les nuages, telle une flèche. Elle semblait déchirer la voûte céleste en deux. Le sang dans ma bouche devint pâteux et des bulles éclatèrent aux coins de mes lèvres. Je voulus l’essuyer, mais ma main refusa de bouger. Je ne sentais plus la douleur. La fin devait être proche à présent. Lorsqu’on ne ressent plus la douleur, c’est que la mort vous enlace déjà. J’humectai mes lèvres d’un coup de langue et fermai les yeux. J’avais besoin de me reposer. Peut-être que si j’y parvenais, je recouvrerais un peu de mes forces. Pour la retrouver. « Te voilà enfin. » La voix me transperça jusqu’au fond de la poitrine. Mes cheveux se hérissèrent sur ma nuque. J’ouvris péniblement les paupières et cherchai l’origine de cette voix sortie d’outre-tombe. Un homme se tenait à quelques pas de moi, agenouillé, talons contre fesses sur un monticule dont je ne parvenais pas à saisir la structure. Trop loin toutefois pour que je puisse distinguer les traits de son visage, hormis les deux yeux phosphorescents qui luisaient comme ceux d’un chat. « Ça fait longtemps que je t’attends. — Qui êtes-vous ? » réussis-je à balbutier. Je crachai du sang. Sa chaleur se répandit sur ma poitrine. « Tu ne t’en souviens pas. Tu le sauras un jour. Maintenant, tu dois mourir. » Un nuage grossit au-dessus de ma tête, devint noir, immense, se gonfla en rouleaux comme la houle d’un océan. Puis, soudain, il fondit sur moi à une telle vitesse que j’eus à peine le temps d’un cri, à peine le temps de me souvenir encore un peu.
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