Chapitre 1-1

2045 Words
« Naïs, allez, dépêche-toi, ricana Seïs en me regardant me dépêtrer dans la neige. — J’fais de mon mieux ! » maugréai-je. Je remis mon capuchon, qui était tombé dans ma chute, et repris la route. Seïs attendit que je le rejoigne avant de poursuivre l’ascension d’un coteau qui prenait des allures de montagne avec la neige. « Il fait froid », me plaignis-je, en frictionnant mes bras de bas en haut. Seïs baissa la tête et grogna : « Je sais. Dépêchons-nous. » Il leva le nez vers les nuages de plus en plus épais et ajouta : « Le temps se gâte. » Le sentier sylvestre était sinueux, constellé d’ornières, et grimpait des pentes sèches avant d’atteindre la maison de Point-de-Jour. À cause de la neige, on hésita sur le chemin à prendre ; tout autour de nous se ressemblait : des chênes par milliers, dépouillés de leur feuillage, des buissons recouverts de neige et rien n’indiquait la route. Seïs s’arrêta à la croisée d’un sillon qui filait entre les arbres et pointa du doigt les rochers qui se découpaient à quelques mètres. « Les falaises de Farfelle. En passant par là, on devrait gagner du temps plutôt qu’en contournant la rivière. » J’opinai et considérai le chemin, la main plaquée en paravent au-dessus de mes paupières afin de me protéger des flocons. Une brume nivéenne et ténue s’élevait de la terre et coulait entre les arbres battus par les vents. Je pris une profonde inspiration, pas très rassurée par le brouillard naissant, avant de m’engager derrière Seïs. Le sentier montait le long d’une pente paisible pendant environ cinq cents mètres et se poursuivait sur un plateau semé de chênes et d’érables. Les falaises de Farfelle s’ouvraient sur un paysage aussi escarpé qu’envoûtant. Le chuintement de la rivière Belle-de-nuit nous parvenait de la vallée en contrebas et, de là où nous étions, nous dominions toute la forêt et ses étendues de blanc. Une profonde lumière, en dépit des nuages, se réfléchissait sur la neige et devenait presque aveuglante. Le sentier des falaises avait sans doute l’avantage d’être un raccourci, il avait aussi l’inconvénient de nous exposer au vent. J’étais frigorifiée. Je devais retenir ma capuche pour qu’elle ne tombe pas sans arrêt sur mes épaules. Mes cheveux étaient collés d’humidité. Seïs exhalait de petites fumées blanches à chaque expiration et clignait des cils pour en décoller la glace et chasser les flocons de neige. Des plaques rouges coloraient ses joues, comme s’il avait pris un méchant coup de soleil, et il s’essuyait le nez toutes les deux minutes avec la manche de sa chemise pour l’empêcher de couler, l’air de rien. « Naïs, arrête de traîner, fit-il lorsqu’il me vit pincer le lobe de mes oreilles pour tenter de leur redonner vie. Et fais attention où tu mets les pieds, bon sang ! » Il me désigna un nid de poule gros comme une marmite et m’attrapa sèchement par la main avant que je ne m’écroule dedans. « On est presque arrivés ? » demandai-je en me raccrochant à sa main. Seïs embrassa d’un vaste regard le surplomb et hocha la tête. « Derrière cette crête », dit-il, en désignant l’éminence qui pointait au bout du sentier. Je tordis la bouche en une grimace de déception et lui lançai un regard plein de reproches. « Quoi ? On a gagné du temps, grommela-t-il. On en serait encore à chercher le ponton pour traverser la rivière à l’heure qu’il est. Dans un quart d’heure, on sera à la maison. Maintenant, avance. Il fait rudement froid. » Le vent nous mordait le visage de plus en plus âprement et s’infiltrait sous les étoffes. Seïs ne portait pas de gants. Son capuchon en laine pendait sur ses épaules et il s’obstinait à ne pas vouloir s’en protéger la tête. « Quoi encore ? s’exclama-t-il lorsque je m’arrêtai une nouvelle fois au milieu du sentier. — Ça me gêne. Attends… Je sens plus mes doigts. » J’arrachai ma main de la sienne, ôtai mon gant et frottai vigoureusement tout le côté gauche qui était engourdi et irrité à cause de la laine raidie par l’humidité. « Naïs, ce que tu peux être agaçante, dépêche-toi. On va finir congelés si tu continues. » Je lui adressai un regard mauvais et m’apprêtai à remettre mon gant lorsqu’un bruit insolite résonna dans la vallée, recouvrant jusqu’aux bourrasques du vent. Je levai la tête vers Seïs, étonnée. « Qu’est-ce que c’est ? » Il haussa les épaules d’un air faussement nonchalant tout en jetant des coups d’œil inquiets autour de nous. « J’en sais rien. Restons pas là. » Il ne me laissa pas le temps de remettre mon gant. Il m’attrapa par la main et m’entraîna sur le sentier. Ses doigts étaient glacés et gercés sur les extrémités. Il ne s’en plaignait pas et, d’ailleurs, il semblait n’y accorder aucune importance. « Attends, mon gant… mon gant. » Il ne m’écouta pas. Le bruit sec claqua de nouveau. C’était le même craquement que lorsque Seïs cassait la glace à coups de pierre dans le lit de la rivière. « Naïs, avance. » Sa voix angoissée me coupa tout désir de protestation. Je me blottis contre lui et me calai tant bien que mal sur son pas. Le bruit s’amplifia, se gonfla en écho contre les falaises. Il gronda avec une telle vigueur que Seïs s’immobilisa net à mes côtés, les yeux exorbités. Il se retourna lentement vers le sentier. Je l’imitai. Nos empreintes s’enfonçaient profondément dans la neige. Le bruit prit de l’ampleur ; il tonnait et paraissait rouler sur nous comme une bête lancée en pleine charge. Seïs baissa les yeux sur le sentier et vit, comme moi, la fissure dans le sol. Il tourna la tête avec un calme feint et planta son regard dans le mien. « Naïs… » Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. La neige s’affaissa brusquement sous nos pieds et nous avala comme la gueule béante d’un animal. Tout bascula très vite. Des coulées de neige s’abattirent au-dessus de nos têtes en même temps que nous dégringolions la paroi de la falaise. Je hurlai. Les rochers pointus me râpèrent le dos et un lambeau de chair s’arracha de mon avant-bras. Du sang gicla sur mon visage, mais ce n’était pas le mien. Puis, tout s’arrêta. Le temps lui-même sembla se suspendre. Je mis quelques instants à recouvrer mes esprits. Une douleur atroce m’engourdissait tout le bras droit. Du sang continuait de couler le long de mon coude et gouttait dans le vide. Je baissai les yeux et regardai d’un œil fixe la rivière Belle-de-nuit, qui serpentait en dessous, rompue de glace. De gros blocs de pierre ensevelis de neige perçaient par endroits le cours d’eau et grevaient sa surface lisse, telles des dents pointues. Les maelströms grondaient sous la glace, assourdissants, et semblaient tout emporter dans son lit vers le fleuve El-Kassen. Je relevai péniblement la tête et étouffai un sanglot en apercevant Seïs couché sur le dos, le long d’une étroite corniche, le visage éclaté contre le rocher. Du sang maculait abondamment son front et l’aveuglait en s’accrochant à ses cils. Il battait des paupières pour en chasser les gouttelettes. La grimace atone qui restait figée sur son visage me terrifiait. Son regard semblait lancé à la recherche d’un grappin de conscience auquel se raccrocher. Et pourtant, rien à part sa main nouée autour de la mienne ne me retenait de la chute vertigineuse qui m’attendait s’il me lâchait. Les larmes me piquèrent les yeux et se répandirent rapidement le long de mes joues. « Seïs ! » appelai-je. Il ne me répondit pas. Je crus un instant qu’il était inconscient. Je levai sur lui un regard éperdu et vis qu’il me fixait d’un œil aussi humide et apeuré que le mien. Par réflexe, je tentai d’agripper son poignet de ma main libre. Ses muscles se contractèrent et une grimace agita son visage. Il gémit. Sa bouche se tordit. Je cessai aussitôt de bouger. Sa voix me parvint en un murmure erratique : « Ne bouge pas, Naïs… Je t’en prie… Ne bouge pas. » Les yeux embués de larmes, j’eus toutes les peines du monde à ne pas hurler. Le bras de Seïs qui me retenait au-dessus de la rivière tremblait ; ses ongles s’enfonçaient dans ma main et se perdaient dans la douleur qui envahissait déjà tout mon bras. « Ne bouge pas », répéta-t-il à mi-voix. J’étais aussi immobile qu’une robe suspendue à une corde à linge en pleine tempête. Les rafales se gonflaient et charriaient des flocons de neige de plus en plus gros. Le bruit du vent entre les falaises ressemblait à un cri lourd et abject, et semblait vouloir m’attraper les chevilles pour m’entraîner au fond du gouffre. Les nuages ne cessaient de s’assombrir au-dessus de nos têtes. Je grelottais de froid. Ma pelisse se soulevait comme une cloche autour de mes jambes et l’air me piquait rageusement la peau. Le vent me poussait tantôt à droite, tantôt à gauche. Seïs étouffait des gémissements qui me transperçaient de peur. « Je vais tomber, sanglotai-je. Seïs… je vais tomber. » Mes yeux s’abaissèrent sur le vide noir et profond qui s’étendait sous mes talons. « Non... Je te tiens… Ne bouge pas. » Je hochai la tête et, les yeux braqués dans les siens, je me raccrochai à cette main. Je perdis toute notion de temps. Je luttais pour ne pas m’endormir de la même manière que Seïs combattait pour ne pas me lâcher. D’une voix tiraillée de douleur, il fredonnait un chant égrillard qu’il avait dû surprendre en ville, dans une taverne. Je me concentrai tant bien que mal sur les paroles. « Tu vas quitter ta bonne mère… pour t’en aller… dans un boxon. Je ne te retiens… pas ma chère, si c’est là… ta vocation… Suis bien les conseils… de ta mère… avant toi, je fis ce métier… Tu n’as jamais… connu ton père… C’était peut-être tout le quartier… » Il se tut, ferma les yeux et les rouvrit aussitôt avec une mine étonnée. Il s’endormait ou perdait connaissance. Je voyais poindre des hématomes aussi gros qu’un poing sur sa joue et son menton. Tout le côté droit de sa figure disparaissait dans une mare de sang qui avait cessé de s’égoutter de la corniche. « Seïs ! » Sa voix résonna comme un écho d’elle-même. « Oui… — Chante encore… Ne t’arrête pas… s’il te plaît... » Il cligna des paupières. Une petite goutte de sang tomba sur la paroi lorsqu’il ouvrit de nouveau la bouche pour parler. « Je suis fatigué, Naïs », m’avoua-t-il. Les larmes montèrent une nouvelle fois à mes yeux. « Je n’arrive pas à me souvenir d’autres… chansons. » Je reniflai bruyamment. Mon nez coulait, mais je n’osais pas l’essuyer de peur de lui faire mal. « J’ai peur, sanglotai-je. — Je sais… mais… je te tiens… Je ne te lâ-che-rai pas… Je te le pro-mets. » Sa voix était saccadée et quand il reprit la parole, le vent en faisait vibrer les mots : « C’est drôle... J’ai fait un… cau-chemar la nuit der-nière. — En quoi c’est drôle ? — Ben… j’ai rêvé que… que je tombais dans un trou noir… que je ne voyais… pas le fond… et quand j’arrêtais de… tomber… » Il s’interrompit, toussota et cracha le sang accumulé dans sa bouche. Il tenta de reprendre sa respiration. « … j’étais dans une va-llée, au milieu… de… de rien… » Il fut coupé par une bourrasque qui me fit valdinguer dans tous les sens comme une girouette. Seïs laissa échapper un cri caverneux qui m’épouvanta. Pourtant, sa main, au lieu de s’ouvrir, se referma avec plus de force sur la mienne et me broya les doigts. « SEÏS ! NAÏS ! » Le cri que poussa Sirus me submergea d’un soulagement sans pareil. Je levai des yeux paniqués vers les hauteurs enneigées d’où tombaient, par intermittence, des paquets de flocons. J’aperçus la tête brune de Teichi penchée vers le précipice. « Papa, papa ! Ils sont là… ils sont là… » Des pas lourds résonnèrent jusqu’à nous en dépit des bourrasques. « Seïs, Naïs, vous allez bien ? cria Sirus, mais il n’attendit pas la réponse. Fer… cours à la maison tout de suite ; ramène des cordages. Dépêche-toi. » Je ne vis pas Fer, pas plus que je ne l’entendis répondre, mais j’étais certaine qu’il détala à toute vitesse vers Point-de-Jour, au-delà de la crête que nous avions manquée de peu. « Tenez bon les enfants », hurla mon oncle. J’apercevais leur ombre au-dessus de nous. Ils nous parlaient, hurlaient pour couvrir le bruit des rafales. Ni Seïs, ni moi n’avions le courage de leur répondre. Nous concentrions notre énergie sur le frêle arpent de roche qui nous raccrochait tous deux à la vie. « Naïs…bredouilla Seïs, les yeux humectés de larmes et de sang. — Oui ? — J’ai mal. » Mon cœur oublia de battre un instant. « Ton père est là », bafouillai-je, ne sachant quoi répondre d’autre pour le réconforter. Il fit quelque chose qui s’apparenta à un hochement de tête hésitant. Puis, la ride sur son front se durcit. « Tenez bon les enfants », nous criait toujours Sirus. J’ignore combien de temps s’écoula avant qu’il descende enfin le long de la paroi, solidement arrimé à une corde de chanvre retenue par Hector Pâtis et son cadet. Tous nos voisins avaient prêté main-forte à Sirus et Athora pour nous retrouver dans la tempête. Sirus descendit en quelques bonds le long de la falaise et, lorsqu’il parvint à la hauteur de Seïs, posa, avec une extrême vigilance, les pieds sur la petite corniche. « Seïs, tu m’entends ? » demanda Sirus en le regardant d’un œil angoissé. Une grosse ride se découpait entre ses sourcils froncés. Ses yeux brillaient d’inquiétude à la vue du sang qui s’épanchait sur la saillie. Seïs voulut parler, mais je crus qu’il allait s’étouffer avec son sang. Il en cracha sur la roche sous les yeux effarés de son père. Une recrudescence de terreur me saisit et mes doigts se crochèrent involontairement dans la peau de Seïs qui gémit.
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