Chapitre 1-2

1854 Words
« Tiens bon mon garçon. » Sirus se laissa glisser jusqu’à ma hauteur avec prudence, ses talons ripant sur la paroi huileuse de la falaise. « Naïs, est-ce que ça va ? » me demanda-t-il en m’ouvrant les bras. Je secouai la tête sans regarder Sirus, les yeux désespérément arrimés à ceux de Seïs. Les mains de mon oncle se refermèrent sur mon dos et c’est seulement là que je sentis les brûlures sur mes reins. Je laissai échapper un sanglot. « Naïs, accroche-toi à moi. » Je nouai ma main libre autour de son cou plus par réflexe que par volonté. Mais lorsque je tentai de dégager la main que retenait Seïs, il ne voulut pas la lâcher. Ses doigts étaient fermement noués autour de mon poignet. « Seïs mon garçon, il faut la laisser… Lâche-la, elle ne risque plus rien. » La voix affectueuse de Sirus ne semblait pas l’atteindre. En posant les yeux sur ses doigts crispés autour de mon bras, Sirus comprit. Il me remonta sur la corniche avec précaution et stabilisa sa posture en agrippant une étroite saillie. Il me déplaça légèrement contre sa hanche, retira son bras de ma taille et s’assura que je le tenais fermement par la nuque. Mais à peine me lâcha-t-il que mes maigres forces me trahirent, et je tombai de tout mon long sur mon cousin. Une plainte s’arracha de ses lèvres lorsque je m’écroulai sur sa poitrine, lui coupant la respiration. Il haleta un moment, puis respira par saccades. Sirus s’assura que je ne risquais rien, puis s’escrima à détacher les doigts de son fils. L’un après l’autre. Seïs se laissait faire sans broncher. Il leva sa main valide avec raideur et frôla ma joue souillée de traces de larmes et de neige fondue. « Je te tiens », murmura-t-il. Je basculai la tête et enfouis ma figure dans son cou moite de sueur. Son bras valide s’enroula autour de mes épaules et ne s’en arracha que lorsque Sirus vint à bout de la poigne de son fils. Hector et son frère nous hissèrent à grand renfort de cris tandis que mon oncle plaçait avec prudence ses pieds sur la falaise. Enfermée entre les bras de Sirus, je regardai par-dessus son épaule le corps recroquevillé de Seïs sur la corniche. Mon cœur s’emballa à la vue de cette forme ratatinée sur elle-même. Il était incapable de bouger, étendu sur le dos, la tête tournée vers le vide, son bras blessé pendant par-dessus l’arête rocheuse. Je lâchai un hoquet d’effroi en regardant son épaule complètement déboîtée qui défiait le vide avec obstination. Je resserrai mon étreinte autour du cou de Sirus. Si tôt atteint le bord, des bras vigoureux me saisirent et me transportèrent loin de la falaise. Sirus ne perdit pas de temps et se précipita pour redescendre le long de la paroi. Je ne le vis pas remonter Seïs. Fer m’enveloppa dans un épais manteau de laine, me saisit dans ses bras et me ramena à la maison. Je ne gardai aucun souvenir de mon voyage de retour. Lorsque je me réveillai dans mon lit, il faisait toujours nuit et le vent ruait contre les volets. J’avais la bouche pâteuse et je mourais de soif. Je me redressai sur les coudes. Une violente douleur m’enveloppa aussitôt tout l’avant-bras jusqu’à l’épaule. Je me figeai, un cri muet mourant dans la gorge. Je battis des paupières un moment, m’habituant à la pénombre et à la douleur. J’examinai ma main bandée. Je tâtonnai du bout des doigts mes reins et rencontrai la texture rêche des bandages. Malgré la fatigue, je m’assis dans le lit et jetai un coup d’œil somnolent sur les volets fermés de la chambre. Enroulée dans plusieurs couvertures, je fixai les bûches craquant dans la cheminée. J’essayais de me rappeler ce qui m’avait réveillée en sursaut. J’avais fait un cauchemar où j’entendais Seïs crier. Un cri de rage et de douleur éclata brusquement dans toute la maison et me fit l’effet d’un choc électrique dans tout le corps. Je sursautai. Ce n’était pas un rêve. J’agrippai sans réfléchir le montant de l’échelle et l’enjambai. Je manquai de tomber lorsque ma main engourdie heurta le bois. Les hurlements de Seïs perçaient au-delà de la porte. C’était tout ce qui importait, pas la blessure qui me faisait souffrir, pas la fatigue, pas moi. Les deux mètres qui me séparaient de la porte furent pires que d’avancer dans des marécages. Je me soutins un instant contre la poignée, repris ma respiration. Puis, je poussai le vantail et m’enfonçai dans la pénombre du couloir. En arrivant sur le seuil de la cuisine, je me figeai net. Mes yeux s’agrandirent, horrifiés. Ma bouche s’ouvrit sans qu’aucun son ne puisse en sortir. Je me mis à trembler comme une feuille et les larmes roulèrent sur mes joues. Seïs était allongé sur la table de la cuisine. Teichi et Fer étaient tassés dans un recoin de la pièce et regardaient, médusés, leur jeune frère remuant et hurlant. Sirus, Athora et Parton, le guérisseur de Bois-de-Chêne, l’entouraient. Sirus appuyait d’une main ferme sur sa poitrine pour l’empêcher de gesticuler, mais plus il essayait de le retenir, plus Seïs semblait redoubler de force pour s’en dégager. Malgré le sang qui entachait tout le côté droit de son visage, il regardait, les yeux exorbités, les doigts jaunâtres du guérisseur se refermer autour de son épaule. Il hurlait. Ses jambes gigotaient dans tous les sens en cherchant à se relever. Du sang dégoulinait de ses lèvres. Le col de sa chemise ainsi que sa gorge étaient maculés de taches brunes. « Non ! hurla-t-il avec une énergie qui me stupéfia. Lâchez-moi… Lâchez-moi… » Sa voix mourut et le fit tousser. « Seïs, arrête de bouger. On doit le faire », intima Athora, bouleversée. Elle posa une main douce sur son front, mais il la bombarda d’un regard volcanique qui, sur le coup de la stupeur, la fit reculer d’un pas. « Seïs, écoute ta mère… enjoignit Sirus. Tu dois nous laisser faire. Tu vas perdre ton bras si tu t’obstines. » Seïs secoua la tête avec entêtement. Il tenta d’arracher son épaule des doigts du guérisseur. Or, son bras retomba mollement sur la table sous ses yeux dépités. « Ce sera rapide », déclara Parton d’un ton qui se voulait rassurant. Le guérisseur était un brave et honnête habitant de Macline d’une soixantaine d’années, qui s’était battu contre les armées du Renégat dans sa prime jeunesse. Il fallait toutefois convenir que s’il ne manquait pas de courage, il était un piètre menteur, car ni Seïs, ni moi ne fûmes dupes un instant. « Allez vous faire foutre ! » hurla mon cousin en remuant de plus belle. Sirus le regarda, abasourdi. Il fronça les sourcils et, sans plus d’égards, appuya lourdement sur la poitrine de Seïs pour l’empêcher de bouger. « Si tu veux perdre ton bras, grand bien te fasse, mais je ne te laisserai pas gâcher ta vie… » Il se tourna vers Parton et d’une voix qui ne prêtait à aucun commentaire, il ajouta : « Allez-y. » Seïs, désarçonné, regarda son père avec des yeux ronds, puis tourna la tête vers le guérisseur, qui appliquait avec minutie ses doigts le long de son bras. Il bredouillait quelques mots dans sa barbe, d’ancestrales formules dans la langue des anciens. « Non, gémit Seïs, non, non, non… non… » Sa voix monta dans les aiguës et se rompit piteusement. Il voulut remuer, mais la main de son père lui interdit de bouger. « Prends une profonde inspiration, Seïs », lui conseilla Parton. Seïs ne parut pas l’entendre. Il fixait son membre sans force gisant sur la table. Les larmes souillaient son visage et la peur lui faisait roussir les joues. « Prêt ? » Parton ne posait la question que pour la forme. Seïs n’y répondit pas. Ses yeux s’agrandirent à tel point qu’ils déformèrent tout son visage en un masque de terreur. Quand le guérisseur tira d’un coup sec et remboîta l’os dans son articulation avec un bruit cassant, aucun son ne franchit ses lèvres. Sa bouche s’ouvrit largement et le cri resta dans sa gorge. Tout son corps se contracta, puis retomba mollement sur la table. Ses yeux vissés au plafond étaient si révulsés qu’il semblait mort. Un flot glacé de panique coula sur mes épaules et me frigorifia. Je me ruai dans la cuisine, bousculai Athora qui me regarda avec surprise, et grimpai sur le banc. Je posai la main sur sa joue brûlante. Sirus voulut me tirer en arrière, mais sur un geste de sa femme, il recula. « Seïs ? Seïs ? Réponds-moi… » À mes côtés, le guérisseur palpait son épaule sans se soucier de ma présence. « Seïs ? » Je sanglotai, effrayée devant la figure pâle de mon cousin. « Je vais bien, Naïs », marmonna-t-il après un moment d’une voix pâteuse, sans tourner la tête, comme si son corps tout entier était paralysé de douleur. Je tressaillis lorsqu’il ajouta : « Retourne te coucher. » Je le considérai, effarée. « Mais... » Il tourna la tête vers moi et un frêle sourire flotta sur ses lèvres : « Retourne te coucher… s’il te plaît. » Je battis en retraite. Je hochai la tête et descendis du banc en grimaçant au contact du bois sur mes genoux meurtris. Athora m’attrapa aussitôt dans ses bras et me ramena dans ma chambre. « Ne t’inquiète pas, Naïs, me dit ma tante en me recouchant. Il te rejoindra dans un instant. En attendant, tu dois dormir, reprendre des forces et tu pourras ainsi veiller sur lui une fois que tu iras mieux. J’opinai d’un air incrédule en songeant qu’il m’avait chassée de la cuisine. « Seïs est presque un homme, m’expliqua Athora en rabattant les couvertures, et les hommes n’aiment pas quand on les voit faibles ou vulnérables. Ils aiment nous faire croire qu’ils sont toujours les plus forts, prêts à affronter des dragons ou déplacer des montagnes. » Elle s’interrompit et déposa un b****r sur ma joue. « Seïs est orgueilleux, ajouta-t-elle en souriant, il n’aime pas que sa petite cousine le voie dans cet état. Comment pourrait-il la protéger autrement ? » Son sourire s’élargit à cette pensée. Elle sauta de la dernière marche de l’échelle du lit superposé, puis s’éloigna après m’avoir adressé un petit signe de la main. « Bonne nuit, Naïs. Repose-toi. » Elle referma la porte derrière elle, étouffant les bruits qui provenaient de la cuisine, et, à mon corps défendant, je me laissai aspirer par le sommeil. On transporta Seïs dans son lit aux prémices de l’aube. En ouvrant les paupières, j’aperçus les premiers rayons de lumière filtrer par les fissures des volets. Je fis mine de dormir et ne bougeai pas lorsque des yeux se posèrent sur moi et inspectèrent mon lit. Dès que j’entendis la porte se refermer, je me redressai et descendis l’échelle. Seïs dormait à poings fermés sous un monticule de couvertures qui semblait l’écraser. Son visage était scarifié sur le front, la joue droite ainsi que la lèvre inférieure étaient crevassées. La croûte ensanglantée sur son front lui lézardait le sourcil. Elle était d’un étrange aspect, en forme d’épée avec une lame longue et courbe qui lui descendait jusqu’à la tempe. Je n’osai pas m’approcher de peur de le réveiller. Je m’apprêtais à remonter dans mon lit lorsqu’il ouvrit subitement les yeux et me fixa. « Où vas-tu ? » Sottement, je levai les yeux sur l’échelle et regardai mon matelas. Un fragile sourire se posa sur ses lèvres. Il tira d’un geste mal assuré sur ses couvertures et libéra une place à ses côtés. « Tu vas pas arranger ta main si tu fais de l’escalade. » J’acquiesçai en lui rendant son sourire et me glissai sous les draps. Il rabattit la courtepointe sur nous deux et renfonça la tête dans son oreiller. Il bâilla avec bruit et chercha une position convenable. « Tu n’as pas froid ? me demanda-t-il. — Non… plus maintenant… Tu as mal ? — Plus maintenant. » Il se coucha en chien de fusil et saisit ma main dans la sienne. À son contact, des frissons s’égayèrent sur mes reins. Seïs me regardait, les yeux mi-clos. Et même si j’étais jeune à l’époque, tout ce que je pensais, c’était que j’étais là où j’avais toujours voulu être.
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