La marque de naissance-1

2005 Words
La marque de naissanceVers la fin du siècle dernier vivait un savant naturaliste qui, peu de temps avant l’époque où commence notre récit, avait fait une expérience sur une affinité morale un peu plus attrayante que l’affinité chimique. Il avait un jour laissé son laboratoire aux mains d’un praticien, lavé sur ses doigts la trace des acides et des réactifs de toute nature, et enfin persuadé une ravissante créature de devenir sa compagne. Dans ce temps-là, alors que la découverte récente de l’électricité et des importants phénomènes qui s’y rattachent semblait donner à l’homme le don des miracles, il n’était point rare que l’amour de la science et celui de la femme rivalisassent de profondeur et d’absorbante énergie. De puissants esprits mettaient leur intelligence, leur génie, leur cœur même à la recherche de l’inconnu, dans l’orgueilleux espoir que le philosophe, vainqueur un jour dans sa lutte avec la matière, parviendrait à saisir la secret des causes efficientes et deviendrait créateur à son tour. Nous ne savons trop si notre chimiste avait une tette confiance dans le futur pouvoir de l’homme sur la nature ; cependant il s’était dévoué sans réserve à ses études scientifiques, et trop entièrement pour qu’une autre passion pût l’en détourner. Son amour pour sa jeune femme aurait donc été subordonné à la soif de la science, si, par un singulier phénomène psychologique, il n’avait fait de cet amour même un des objets de ses expériences, et par là rendu plus forte sa passion dominante. Un jour, très peu de temps après leur mariage, Aylimer s’assit en regardant sa femme d’un air assez embarrassé, et, après un long silence indiquant la peine qu’il avait à entamer le chapitre, il finit par lui dire : – Georgina, est-ce qu’il ne vous est jamais venu à l’idée de faire disparaître cette marque que vous avez à la joue ? – Non, répondit-elle en souriant ; mais, s’apercevant du sérieux avec lequel son mari lui adressait cette question, elle se prit à rougir : à vous dire vrai, continua-t-elle, on m’a bien souvent répété que c’était un agrément, une sorte de grain de beauté, et j’ai toujours pensé qu’il valait mieux la laisser dans cet état. – Ce serait peut-être vrai pour une autre figure, ma chère Georgina, reprit le mari, mais jamais pour la vôtre. Vous êtes sortie si parfaite des mains de la nature, que cette petite tache, qu’on balance à appeler défaut ou beauté, me choque absolument comme une marque visible de l’imperfection humaine. – Vous choque, monsieur ? s’écria Georgina visiblement offensée ; pourquoi m’avez-vous enlevée d’auprès de ma mère ? Comment pouvez-vous aimer ce qui vous choque ? Afin d’expliquer le sens de cette conversation, il convient d’apprendre au lecteur que la jeune femme avait, au milieu de la joue gauche, une marque singulière qui paraissait imprimée entre la chair et l’épiderme. Cette marque affectait une teinte cramoisie qui disparaissait presque sous les roses de son teint, et même on ne la pouvait distinguer lorsque le sang lui montait au visage ; mais si, par une émotion quelconque, elle venait à pâlir, la marque semblait une fleur de pourpre sur un tapis de neige, comparaison que son mari ne manquait jamais de faire. Elle présentait la plus grande ressemblance avec une main humaine mais, à vrai dire, une main de pygmée. Les amoureux de Georgina avaient accoutumé de dire qu’à l’heure de sa naissance une petite fée avait posé sa main sur son mignon visage, et que l’empreinte en était restée comme un témoignage du don qu’elle lui faisait de régner sur les cœurs. Bien des soupirants évincés eussent payé de leur vie le privilège d’appuyer leurs lèvres sur cette marque mystérieuse. D’autre part, des gens mal intentionnés – il est vrai que c’étaient des personnes de son sexe – affirmaient que la main de sang, comme elles s’obstinaient à l’appeler, détruisait toute la beauté de Georgina et la rendait presque hideuse ; mais autant aurait valu dire que ces veines bleuâtres qu’on voit courir sous l’épiderme marmoréen des statues de Carrare peuvent enlaidir une Vénus. Les observateurs appartenant à la moins belle moitié du genre humain n’en admiraient pas moins la radieuse beauté de la jeune fille ; mais ils pensaient parfois en eux-mêmes que, si elle était leur femme, ils feraient tout pour faire disparaître cette marque, afin qu’il y eût au monde un exemple vivant d’une beauté parfaite et sans défaut. Peu de jours après son mariage, Aylimer s’aperçut qu’il était dans ce cas. Si sa femme eût été moins belle, il eût pu sentir son affection s’accroître par la gentillesse de cette petite menotte, tantôt vaguement dessinée, tantôt disparaissant tout à fait, ou devenant d’un rouge intense, lorsque la moindre émotion précipitait les battements de son cœur. Mais au lieu d’y voir une perfection, Aylimer y voyait, au contraire, un défaut de jour en jour plus intolérable. C’était, selon lui, le signe fatal que la nature imprime sous la forme qu’il lui plaît, et d’une manière indélébile, à toutes ses créatures comme pour indiquer que, soumises à la loi commune, elles sont périssables, ou que leur perfection ne peut être atteinte qu’à force de labeur et de peine. La main de pourpre semblait l’empreinte fatale de la mort, qui, lente mais inévitable, saisit un jour ou l’autre dans ses griffes l’être le plus parfait comme le plus vil pour les réduire en une même poussière. Peu à peu, à force de creuser ce sujet plein d’amertume, Aylimer finit par considérer la marque de naissance comme le symbole visible du lien secret qui rattachait sa céleste compagne à la douleur et à la mort, et cet imperceptible signe lui causa bientôt plus de trouble et d’horreur que jamais la beauté de Georgina n’avait apporté de plaisir ses sens ou à son imagination. Dans les moments, hélas trop rares où il croyait goûter un bonheur sans mélange, – assurément en dépit de lui-même, – il revenait sans en avoir conscience sur ce triste sujet, qui, dans le principe à peu près insignifiant, devint à la fin le centre de toutes ses pensées. Lorsque l’aurore venait se jouer dans les plis de ses rideaux et l’arracher au sommeil, son premier regard était pour la gracieuse figure de Georgina, où s’étalait la maudite marque ; et lorsque, le soir, assis côte à côte, ils devisaient auprès du foyer, ses yeux se portaient encore à la dérobée sur la joue de sa femme, ou il croyait voir, à la clarté vacillante de la flamme, le spectre de la main sanglante, stigmate éternel de l’objet de son adoration. Georgina tressaillit involontairement sous le regard de son mari, dont un seul coup d’œil suffisait pour changer les roses de son teint en une pâleur mortelle, sur laquelle ressortait la main de pourpre, comme un bas-relief de rubis sur le marbre de Paros. Un jour que l’ombre du crépuscule dissimulait en s’épaississant la tache de sa joue, la pauvre femme osa la première aborder résolument ce triste propos. – Vous souvenez-vous, mon cher Aylimer, dit-elle avec un faible sourire, avez-vous souvenir d’un songe que vous eûtes la nuit dernière, à propos de cette odieuse main ? – Non, pas le moins du monde, répondit Aylimer avec précipitation. Je puis bien, ajouta-t-il en cachant son émotion sous une froideur apparente, je puis bien en avoir rêvé, car avant de m’endormir j’y avais fortement songé. – C’est ce qui est arrivé, se hâta de dire Georgina, craignant que ses sanglots mal comprimés ne l’interrompissent. – En effet, j’ai le vague souvenir d’un rêve affreux. – Comment avez-vous pu l’oublier ? – Il vaut mieux, je crois, ma chère, ne point nous appesantir sur ce sujet. – Pardon, mon ami, réunissez bien vos souvenirs, il faut vous rappeler ce rêve. Triste état que celui de notre âme, lorsqu’elle est obsédée par les sombres fantômes du sommeil, effrayants précurseurs des mystères de la mort. Aylimer se rappelait son rêve. Il lui avait semblé qu’en compagnie de son aide Aminadal, il essayait d’enlever la marque de naissance, mais, à mesure qu’il enfonçait l’instrument, la main semblait fuir le tranchant de l’acier, se réfugiant toujours plus avant, jusqu’à ce qu’elle eût atteint le cœur de Georgina, où elle s’était cramponnée avec une telle violence qu’il avait dû employer la force pour l’en arracher. Lorsque ce rêve se fut représenté à son esprit dans ses moindres détails, Aylimer se sentit instinctivement coupable envers sa femme. Souvent un rêve nous dévoile plus nettement l’état de notre esprit que la réflexion ne le pourrait faire durant l’état de veille. Il ne s’était pas encore rendu un compte exact de l’influence exercée sur lui par cette idée dont la persistance menaçait de le poursuivre jusqu’à ce qu’il eût satisfait son irrésistible envie. – Aylimer, reprit solennellement la pauvre Georgina, je ne sais ce qu’il nous en coûtera pour faire disparaître cette marque fatale, peut-être me laissera-t-elle quelque difformité incurable, peut-être aussi a-t-elle une secrète relation avec le principe de mon existence. Enfin il n’est même pas certain que vous puissiez effacer ce signe dont l’empreinte s’est gravée sur mon visage dans le sein maternel. – J’ai beaucoup réfléchi sur ce sujet, interrompit le chimiste, et la réussite de cette expérience ne me semble pas douteuse. – S’il y en a la moindre probabilité, répondit la jeune femme, essayez quel que soit le risque à courir, le danger ne me saurait égayer ; tant que cette marque me rendra pour vous un objet de répulsion, la vie ne pourra m’être qu’à charge, et je ne saurai la regretter. Enlevez-moi cette odieuse main, ou prenez ma vie. La nature n’a plus de secrets pour votre génie, et le monde est témoin des merveilles que vous avez accomplies. Comment ne pourriez-vous enlever une tache que mon ongle suffit à couvrir ? Est-ce donc une entreprise au-dessus de vos forces, et votre science est-elle impuissante à vous donner le calme et à rendre la raison à votre malheureuse femme ? – Noble et chère créature, s’écria Aylimer à la fois ému et ravi, ne doutez plus de mon pouvoir. Sachez donc que j’ai fait dans ce but d’immenses recherches et pénétré les arcanes de la science. Je suis certain de rendre cette pauvre joue immaculée comme sa sœur, et plus adorable mille fois, puisque c’est par elle que j’aurai triomphé de la nature dans son œuvre la plus parfaite. Pygmalion, au premier soupir de Galatée, n’a pu ressentir un bonheur égal à celui qui m’est réservé. – Ainsi, voilà qui est résolu, dit Georgina, souriant doucement ; ne m’épargnez pas, Aylimer, dût cette marque se réfugier jusqu’à mon cœur. Son mari la remercia par un b****r. Le lendemain, Aylimer instruisit sa femme de la marche qu’il voulait suivre, sans rien lui cacher des expériences délicates et de la surveillance assidue que réclamait l’opération projetée. Pendant la durée du traitement et pour en assurer le succès, Georgina devait s’abandonner au repos le plus absolu. Ils s’enfermèrent dans un vaste appartement où se trouvait le laboratoire témoin des belles découvertes qui, durant sa studieuse jeunesse, avaient mérité au chimiste l’admiration du monde savant. C’est là que, penché sur ses livres, le front pâli par l’étude, il avait trouvé les lois qui régissent les courants atmosphériques, sondé les profondeurs de la terre et entrevu les richesses qu’elle cache dans son sein. Là il avait deviné l’origine des volcans, ces cheminées naturelles du globe, et suivi d’un regard assuré le cours souterrain des sources qui jaillissent, tantôt pures et limpides, tantôt chargées des corps les plus divers et douées des plus merveilleuses propriétés. C’est dans ce discret asile qu’il avait étudié la structure du corps humain, et tenté de découvrir les mystérieux procédés au moyen desquels la nature combine tant d’éléments différents pour en former l’homme, son chef-d’œuvre. Mais il avait depuis longtemps abandonné cette recherche suprême, après avoir reconnu, comme tant d’autres, que notre mère commune, bien qu’elle paraisse travailler au grand jour, se contente de nous montrer des résultats et tient secrets ses procédés de fabrication. Elle nous permet d’entretenir et de réparer, mais non de créer nous-mêmes. Aylimer se mit donc à l’œuvre, non plus mû par des espérances chimériques, mais pour se livrer à des expériences purement physiologiques de nature à le guider dans des soins qu’il allait donner à sa femme. Georgina était tremblante et glacée lorsqu’elle franchit le seuil du laboratoire. Son mari s’efforça de sourire en la regardant ; mais il fut tellement frappé de la rougeur de la marque, dont sa pâleur doublait l’intensité, qu’il ne put retenir un mouvement de répulsion. La jeune femme s’évanouit. – Aminadab ! Aminadab ! cria-t-il en frappant du pied avec violence. À cette voix impérative, on vit sortir de l’appartement un homme de petite taille, aux formes athlétiques, dont les cheveux incultes encadraient un visage brûlé par le feu des fourneaux. Ce gnome était depuis de longues années le seul aide d’Aylimer dans ses travaux scientifiques : ponctuel, exécutant avec une précision mécanique les expériences minutieuses, bien qu’absolument incapable d’en comprendre la marche ni l’objet. Avec sa force herculéenne, sa chevelure en désordre, son visage noir et son air stupide, il était le symbole de la nature physique, dont Aylimer, avec sa figure pâle et intelligente, représentait l’élément immatériel.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD