La marque de naissance-2

2013 Words
– Ouvre la porte du boudoir, Aminadab, et brûle une pastille. – Oui, maître, répondit l’aide en regardant alternativement la jeune femme toujours privée de sentiment. Ma foi ! ajouta-t-il mentalement, si elle était ma femme, je ferais bien passer cette marque-là. Lorsque Georgina reprit ses sens, elle respirait une atmosphère embaumée, dont les suaves émanations l’avaient ranimée. Elle se croyait le jouet d’un rêve. Aylimer s’était fait de cette salle enfumée, où ses plus belles années s’étaient consumées dans d’abstraites recherches, un séjour délicieux digne d’abriter une femme adorée. De magnifiques tentures, d’un goût exquis, cachaient sous leurs plis majestueux la nudité des murailles, et Georgina se croyait transportée dans une mystérieuse retraite, inaccessible aux mortels. Comme pour donner quelque poids à cette supposition, Aylimer avait supprimé le jour extérieur nuisible à son expérience, et l’avait remplacé par la douce clarté de plusieurs lampes d’albâtre remplies d’une huile parfumée. Il s’était agenouillé auprès de sa femme, qu’il considérait avec attention, mais sans inquiétude, confiant dans l’infaillibilité de son savoir. – Ou suis-je ? Ah ! je me souviens, dit-elle en portant instinctivement la main à sa joue. – Rassurez-vous, Georgina, et ne vous éloignez point de votre époux, car il se réjouit à présent de cette imperfection qui lui permet de remporter une nouvelle victoire. – De grâce, reprit la jeune femme, obligez-moi de ne la plus regarder ; je vois toujours ce mouvement d’horreur que vous n’avez pu réprimer à mon aspect. Afin de rendre à Georgina le calme nécessaire dans cette conjoncture, Aylimer se mit à exécuter quelques expériences curieuses. Il évoqua de gracieuses apparitions, fantômes aériens, pensées revêtues d’un corps diaphane, qui voltigeaient en se jouant autour du jeune couple et disparaissaient dans les zones de lumières projetées par les lampes d’albâtre. Bien qu’assez familière avec les phénomènes d’optique, l’illusion était parfois si complète que Georgina se prit à penser que son mari jouissait d’un pouvoir surnaturel sur le monde des esprits. À peine avait-elle eu le temps de former un désir qu’il était accompli, et les apparitions qu’elle avait mentalement évoquées flottaient vaguement indécises devant ses yeux ravis et confondus. C’étaient des scènes de la vie réelle, tableaux vivants et fantastiques, qui naissaient et s’évanouissaient avec la pensée qui les avait créés. Lorsque Georgina eut épuisé sa curiosité sur cette innocente fantasmagorie, Aylimer plaça devant elle un vase du Japon rempli de terre végétale, du moins à ce qu’il lui parut. Bientôt elle ne put retenir un geste de surprise on voyant apparaître le germe d’une plante, qui s’ouvrit pour laisser croître un faible pédoncule dont les feuilles se déployèrent graduellement, comme mues par un ressort caché, pour découvrir une fleur ravissante. – C’est magnifique, murmura la jeune femme, mais je n’ose toucher à cette fleur miraculeuse. – Cueillez-la sans crainte et respirez-en le parfum passager pendant qu’il en est temps encore, car, dans peu d’instants, elle va périr et ne laissera dans le vase qu’un peu de poussière et de graines d’ou naîtront des fleurs éphémères comme elle. En effet, à peine Georgina eut-elle touché la fleur qu’elle se flétrit. Ses feuilles se replièrent et noircirent comme si elles avaient été exposées à l’action d’une violente chaleur. – Le stimulant était trop fort, dit Aylimer. Pour effacer l’impression causée par l’avortement de cette expérience, il proposa à la jeune femme de faire son portrait au moyen d’un procédé chimique de sa propre invention, qui consistait à soumettre une plaque de métal parfaitement polie, à l’action des rayons solaires. Georgina se prêta volontiers à ce nouvel essai mais lorsqu’elle en vit le résultat, elle fut effrayée de ne trouver sur la plaque qu’une vague image de sa figure, tandis que l’infernale main se dessinait avec netteté sur son visage. Aylimer lui reprit brusquement le portrait des mains et le jeta, de dépit, dans une cuve remplie d’un acide corrosif. Cependant des pensées plus sérieuses vinrent bientôt effacer de son esprit cet échec mortifiant pour son amour-propre de savant, et le plonger de nouveau dans ses mystérieux calculs. De temps à autre il les quittait, le visage enflammé, brisé par la tension d’esprit, pour venir rassurer Georgina, en lui parlant des ressources infinies de la science. Aylimer racontait à Georgina l’histoire de ces patients chimistes qui, durant plusieurs siècles, cherchèrent avec une ardeur infatigable le dissolvant universel au moyen duquel ils pourraient isoler l’or des matières les plus communément répandues sur la surface du globe. Loin de traiter de fous ces précurseurs de la chimie moderne, Aylimer ne voyait aucune impossibilité à ce qu’on découvrit un jour cet admirable secret ; mais il avait soin d’ajouter que l’auteur d’une pareille découverte n’abaisserait jamais son génie à en tirer parti. Au reste, il prétendait avoir composé un élixir de longue vie, qui, supprimant la mort, causerait, s’il en divulguait le secret, un tel bouleversement dans l’univers, que l’humanité n’y trouverait, au lieu d’une éternelle félicité, qu’une nouvelle source de malheurs et de troubles. – Parlez-vous sérieusement, Aylimer ? demanda Georgina, fixant sur lui des regards effrayés. Il est terrible de posséder un pareil secret, ou même de penser qu’il appartient à un mortel. – Ne tremblez pas, mon amour, répondit son mari ; je n’en voudrais faire l’essai ni sur vous ni sur moi ; je voulais seulement vous prouver combien, en comparaison de pareilles découvertes, c’est peu de chose que d’effacer une petite marque sur votre visage. En entendant cette allusion à la fatale main, la jeune femme tressaillit comme si sa joue avait été effleurée par un fer rouge. Aylimer, cependant, retourna près de ses fourneaux. et, de la chambre où elle se tenait, Georgina l’entendait donner des ordres à Aminadab, dont la voix rude et rauque ressemblait plutôt au grognement d’un animal qu’à des accents humains. Après une absence de quelques heures, le chimiste revint auprès de sa femme, et, pour la distraire, lui fit passer en revue les curiosités de son laboratoire. Il lui fit voir entre autres une petite fiole remplie d’un parfum délicieux, dont quelques gouttes répandues dans la chambre l’imprégnèrent des plus suaves émanations. – Et cela, qu’est-ce ? demanda Georgina on désignant un petit globe de cristal contenant une liqueur transparente, jaune comme de l’or, c’est sans doute le fameux élixir de longue vie ? – Oui et non, répondit en souriant Aylimer, ce peut être si l’on veut l’élixir de l’immortalité, car ce liquide est de tous les poisons le plus subtil ; une goutte peut ranimer un mourant, cinq ou six gouttes le foudroieraient. Le respirer peut même, dans de certaines conditions, devenir mortel, et le plus grand roi du monde, entouré de ses gardes, périrait à l’instant, si je croyais sa mort utile au bien public. – Comment conservez-vous ici de pareils poisons ? demanda la femme avec horreur. – Vous ne craignez point que j’en fasse un usage coupable ? dit Aylimer ; mais sa bienfaisante influence l’emporte encore sur ses propriétés toxiques. Tenez, pour ne vous citer qu’un fait, quelques gouttes versées dans un verre d’eau en font une merveilleuse lotion qui peut enlever les rides les plus invétérées, et réparer des ans l’irréparable outrage. – Est-ce avec cette liqueur que vous allez me frictionner la joue ? demanda Georgina avec anxiété. – Non, répondit son mari ; cette eau n’agit que superficiellement, et votre cas demande une composition dont l’action soit plus intime. Chaque fois qu’il revenait auprès de Georgina, Aylimer s’enquérait minutieusement de ses moindres sensations : si la température à laquelle elle était soumise, si l’air qu’elle respirait ne lui étaient point désagréables, etc. Ces questions avaient évidemment un but, et la jeune femme s’aperçut qu’à son insu la cure avait déjà commencé, et qu’elle respirait au milieu d’une atmosphère particulière. Il lui semblait qu’à certains moments elle ressentait dans tout son être une sensation étrange, indéfinissable, voluptueusement douloureuse, et dont son cœur était le siège principal. Lorsque parfois elle jetait un regard craintif sur son miroir, et qu’elle voyait l’atroce petite main cramponnée sur son pâle visage, elle éprouvait pour ce stigmate un sentiment de répulsion dont l’horreur surpassait encore celle qu’il inspirait à son mari. Pour tromper un peu l’ennui de la solitude, Georgina s’amusait à feuilleter les livres qui composaient la bibliothèque scientifique d’Aylimer, empreints, pour la plupart, d’une sombre et terrible poésie. C’étaient de poudreux in-folios, œuvres aujourd’hui perdues des philosophes du moyen âge : Albert le Grand, Cornelius Agrippa, Paracelse et ce moine mystérieux, créateur de la tête prophétique. Tous ces hommes, à force d’arracher à la nature ses secrets avaient, il est vrai, devancé les lumières de leur siècle, mais ils étaient, par malheur, imbus d’une certaine dose de crédulité qu’ils n’eurent point de peine à faire partager à leurs ignorants contemporains. Peut-être s’imaginaient-ils avoir acquis, dans leurs vastes études, un pouvoir surnaturel. Le livre qui piqua le plus vivement la curiosité de Georgina fut un énorme registre, écrit tout entier da la main de son époux, et sur lequel il avait consigné les moindres expériences de sa carrière scientifique, détaillant soigneusement à chacune d’elles le but qu’il s’était proposé d’atteindre, la méthode qu’il avait employée et le succès ou l’avortement qui en avait été le résultat ; avec l’exposé des motifs auxquels on devait attribuer l’une ou l’autre issue. Ce livre était, en quelque sorte, l’histoire morale de cette imagination ardente et ambitieuse, plutôt qu’un relevé scrupuleux des travaux de toute sa vie. Aylimer rapportait tout aux causes physiques, mais il possédait au suprême degré l’art de les spiritualiser, et dégageait son esprit d’un matérialisme grossier par la profondeur de ses conceptions et la ferme croyance que le vil limon dont nous sommes formés est animé par ce principe intangible que l’on est convenu d’appeler l’âme. À mesure que la jeune femme avançait dans sa lecture, elle sentait son amour pour Aylimer se transformer en une sorte de respect mêlé de crainte, et, pour la première fois, la défiance était entrée dans son cœur. Elle ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’au milieu des plus grands succès de son mari, il s’était toujours trouvé quelque déception, et que jamais il n’avait complètement atteint le but qu’il se proposait. Il y avait toujours une tache dans ses plus beaux diamants. C’était, en résumé, le livre le plus décourageant qu’homme eût jamais écrit ; on y sentait à chaque pas la faiblesse et les défaillances de l’humanité ; c’étaient de tristes confessions pour la plupart, et dans lesquelles bien des hommes de génie, et je dis des plus grands, auraient pu reconnaître leur portrait. Ces réflexions affectèrent Georgina si profondément qu’elle laissa tomber son visage sur le livre ouvert et fondit en larmes. Son mari la surprit dans cet état. – Voilà ce qu’il en coûte de lire des livres de sorciers, dit-il en souriant pour cacher son trouble. Il y a dans ce livre, ma chère Georgina, des pages que je ne puis lire moi-même sans une grande tension d’esprit, et je crains que leur contenu, loin d’être pour vous une lecture instructive, ne soit une œuvre d’inquiétudes. – Il ne peut, mon ami, que me faire vous aimer davantage. – Attendez, pour cela, le succès, car je me sens encore indigne de tant d’affection. Mais si vous voulez me plaire, ma bien aimée, vous savez combien j’aime le son de votre voix ; chantez : il me semble que cela reposera mon cerveau fatigué. Ce désir était à peine exprimé que la voix pure et vibrante de la jeune femme vint, comme par enchantement, apaiser les pensées tumultueuses qui bouillonnaient dans le cerveau d’Aylimer. Après quelques instants de recueillement, il la quitta parfaitement calme, en l’assurant que le terme de sa réclusion approchait et que le succès de l’expérience n’était plus douteux. Il venait de s’éloigner lorsque Georgina se souvint qu’elle avait oublié de lui faire part d’un symptôme qui, depuis deux ou trois heures, avait éveillé son attention : c’était un trouble général dans le système nerveux, accompagné d’une sensation étrange à l’endroit où se trouvait la marque. Elle suivit donc son mari et, pour la première fois, osa pénétrer dans son laboratoire. Le premier objet qui frappa ses yeux fut un énorme fourneau, ardent et fiévreux ouvrier qui, d’après la suie dont il était encombré, semblait brûler depuis des siècles. Un appareil de distillation était en pleine activité, et tout autour de la chambre gisaient en désordre des tubes, des cornues, des creusets et les mille instruments en usage dans la chimie. Une machine électrique semblait prête à fournir le feu du ciel. L’atmosphère, d’une lourdeur excessive, imprégnée des miasmes qui s’exhalaient des appareils, la nudité de cette pièce aux murailles noircies et pavée de larges dalles, semblaient étranges à Georgina, habituée qu’elle était à la somptuosité de son élégant boudoir. Mais ce qui attira surtout son attention fut l’aspect de son mari. Aylimer était fort pâle, anxieusement penché sur son fourneau où il surveillait la distillation d’un liquide avec une inquiète curiosité, comme s’il en attendait le gage de son bonheur ou de son malheur éternel. Ce n’était plus ce maintien joyeux et dégagé qu’il affectait un moment auparavant ; l’homme avait cessé de se contraindre. – Attention, maintenant, Aminadab ! attention, machine humaine ! murmura-t-il ; un atome de plus ou de moins, et tout est perdu ! – Maître, dit tout bas Aminadab, voici madame. Aylimer, surpris, leva brusquement la tête ; il rougit et, s’élançant à sa rencontre, lui prit le bras avec violence.
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