La marque de naissance-3

1102 Words
– Pourquoi venez-vous ici ? N’avez-vous plus confiance en moi ? Pourquoi venir jeter au travers de mon œuvre la fatale influence de votre marque maudite ? Sortez. – Non, mon ami, dit Georgina avec une fermeté dont on ne l’aurait jamais crue susceptible ; vous n’avez pas le droit de vous plaindre, vous m’avez méconnue en me faisant un mystère de votre inquiétude et de l’anxiété avec laquelle vous surveillez le cours de cette expérience. Vous m’avez mal jugée, mon cher mari ; dites-moi quels risques j’ai à courir, et ne doutez point de ma fermeté, car mon salut m’est moins précieux que votre bonheur. – C’est impossible, dit Aylimer avec impétuosité vous ne savez pas ce que vous demandez là. – Je suis soumise à tout, reprit-elle avec calme, et prête à prendre le breuvage que vous me donnerez, de même que je prendrais, sans hésiter, une coupe empoisonnée si c’était votre main qui me la présentât. Adorable créature, fit Aylimer profondément ému. Je ne connaissais pas encore toute la noblesse de votre âme. Puis donc que vous le voulez savoir, apprenez que cette marque n’est point superficielle comme je l’avais cru dans le principe. Je vous ai déjà soumise un traitement externe assez énergique pour l’effacer, si elle n’était aussi profondément incrustée. Une chance de salut nous reste encore ; si elle vient à manquer, nous sommes perdus. – Pourquoi donc hésitiez-vous à me le dire ? demanda Georgina. – Pourquoi ? fit Aylimer avec hésitation, c’est qu’il y a du danger. – Du danger, mon ami ? mais il n’y en a qu’un pour moi, c’est que cette horrible main ne puisse s’effacer. Ainsi, quoi qu’il puisse advenir, achevez l’expérience. – Alors, dit tristement Aylimer, regagnez votre boudoir, chère âme ; dans un moment tout sera terminé. En disant ces mots, il la conduisit jusqu’au seuil du laboratoire, en lui prodiguant les marques d’une respectueuse tendresse ; puis il revint aussitôt à ses fourneaux. Lorsqu’il se fut éloigné, Georgina tomba dans une profonde rêverie. Elle éprouvait, quoi qu’elle en eût, une sorte d’admiration pour cet amour si délicat et si pur de son mari, qui la voulait sans défaut, telle qu’il l’avait rêvée, et ne pouvait souffrir dans l’objet d’un culte enthousiaste l’ombre d’une imperfection. Un sentiment si noble dans son apparente folie lui semblait mille fois préférable à cet amour vulgaire qui l’eut acceptée telle qu’elle était, en conservant une arrière-pensée qui lui semblait, à elle, une profanation, un crime de lèse-idéal. Elle désirait avec ardeur qu’un seul instant, au moins, il lui fût permis de satisfaire cette soif de perfection, la plus haute conception de son époux, dût-elle après payer de sa vie cette ineffable satisfaction. Son esprit dégagé des terreurs de l’humanité, avait pris un majestueux essor et planait dans les régions éthérées. Le bruit des pas d’Aylimer la tira de sa rêverie ; il arrivait, tenant à la main une coupe de cristal à moitié remplie d’un liquide incolore et transparent comme de l’eau de source. Il semblait plus pâle encore que d’habitude. – La préparation de ce breuvage, dit-il en répondant à un regard de sa femme, a parfaitement réussi. Il doit être infaillible, ou la science n’est qu’un mot. – Je suis entièrement décidée, répondit Georgina, à tenter ce dernier moyen ; peut-être, si j’étais plus clairvoyante, aurais-je lieu de trembler, comme peut-être aussi ma confiance serait absolue si j’avais votre science ; mais la mort n’a plus rien qui m’effraye : je suis préparée. – Pourquoi ces affreux pressentiments ? reprit Aylimer voulez-vous voir un des merveilleux effets de cette liqueur ? Regardez. Dans une élégante jardinière végétait un géranium pourpre, dont les feuilles jaunies attestaient l’état maladif ; le chimiste versa quelques gouttes de liquide sur la terre qui l’entourait, l’eau resta un moment à la surface, puis, s’infiltrant lentement, eut bientôt disparu, ne laissant sur le terreau qu’une faible trace de son passage. Un instant après, lorsque l’humidité eut pénétré jusqu’aux racines, elle vit les feuilles reprendre leur fraîcheur première, et la plante se redressa brillante et pleine en apparence d’une sève vigoureuse. – Je n’avais pas besoin de cette expérience, dit la jeune femme ; donnez-moi ce verre, votre parole me suffit. – Bois donc, chère femme, s’écria l’heureux savant dans un fervent enthousiasme. Elle vida rapidement le verre et le rendit en souriant à son mari. – La délicieuse liqueur ! dit-elle, on dirait l’eau de quelque céleste source ; en un instant elle vient d’apaiser la soif qui me dévorait. Maintenant, ami, j’ai besoin, je le sens, d’un peu de calme. Laissez-moi reposer, j’éprouve une sorte d’engourdissement, mes sens ébranlés appellent le recueillement, de même qu’aux derniers baisers du soleil les fleurs reforment discrètement leur corolle. Elle prononça ces derniers mots avec lenteur et comme si l’énergie qui avait jusque-là soutenu son courage faisait place à un affaissement général. Elle inclina son beau front et s’endormit. Aylimer s’assit auprès d’elle, surveillant son sommeil avec une poignante émotion, mitigée pourtant de cette indomptable curiosité de savant, qui dans chaque fait voit un phénomène et dans chaque créature un sujet. Aucun symptôme ne lui échappait ; une légère rougeur, un soupir, un tressaillement imperceptible, tout était minutieusement observé et successivement décrit sur ce fameux registre qui contenait sa vie de savant. Bientôt, frissonnant de crainte et d’espoir, il osa fixer la main fatale, et, mû par un irrésistible désir, la couvrit pour la première fois de ses lèvres ardentes, comme pour lui faire un solennel adieu. Georgina, bien que profondément endormie, fit un mouvement, et ses lèvres murmurèrent une douce remontrance. Aylimer, confus, reprit sa surveillance. Au bout de quelques instants, il constata que la marque de naissance, très visible un moment auparavant sur la mate pâleur de Georgina, s’effaçait insensiblement et perdait peu à peu sa netteté primitive. Ainsi l’arc-en-ciel, après une pluie d’orage, déploie le prisme éclatant de ses sept couleurs qui pâlissent bientôt, se confondent et disparaissent. – Par le ciel ! je ne la vois plus, dit Aylimer avec ravissement. Il écarta les rideaux qui masquaient la fenêtre ; une franche clarté envahit la chambre, il regarda sa femme : la petite main avait disparu. En même temps un strident éclat de rire lui révéla la présence d’Aminadab. – Ah ! vile créature de fange, dit-il avec une joie frénétique, que tu m’as bien secondé cette fois ! La matière et l’esprit ont fait leur devoir. Ris, bête brute, ris, tu le peux maintenant, Ces exclamations réveillèrent Georgina, qui se regarda dans un miroir que son mari lui présentait. Un sourire céleste erra sur ses lèvres, lorsqu’elle reconnut l’absence de cette marque si fatale à son bonheur ; cependant elle tourna vers son mari un regard plein d’une poignante anxiété. – Mon pauvre Aylimer ! murmura-t-elle. – Pauvre, non pas, mais riche de bonheur et d’orgueilleux amour, trésor sans pareil, telle que je l’avais rêvée. – Mon pauvre Aylimer, répéta la jeune femme avec une inflexion plus tendre, vous m’avez noblement aimée ; ne vous reprochez donc point d’avoir, dans une conception sublime, involontairement rendu à la terre ce corps qui lui appartenait. Aylimer, mon bien-aimé, je me meurs ! Il n’était que trop vrai ; la main mystérieuse avait attaqué le principe de la vie ; elle était le lien caché qui l’unit à sa dépouille mortelle : à peine ce signe de l’imperfection humaine eut-il disparu que Georgina laissa échapper son dernier soupir. Le rire grossier d’Aminadab ébranlait encore les voûtes, comme si l’esprit de la terre se fût réjoui de sa victoire.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD