Chapitre I
IFrancis Le Gall baîlla à s’en décrocher la mâchoire, s’étira de tout son long, sans la moindre discrétion, sous le regard amusé de l’inspecteur Paul Guével.
Le type qui venait de sortir, après avoir déposé plainte, lui disait quelque chose. Il était convaincu de l’avoir déjà rencontré quelque part.
L’individu en question, un homme de quarante-cinq ans, était domicilié à Saint-Pabu, une commune pas très éloignée de Plouguerneau, sur la côte des Abers où lui-même résidait, fait qui le confortait dans son impression. Il haussa ses épaules massives, le chassa de ses pensées et décida d’aller s’offrir un expresso agrémenté de quelques biscuits, son péché mignon. Goguenard, Paul Guével comprit immédiatement son intention en le regardant, en catimini, ouvrir le tiroir dans lequel il cachait un paquet de galettes de Camaret.
— Ah ? Ah ? Le hamster a son petit creux ? plaisanta-t-il.
Francis Le Gall ne répondit pas et se contenta de grimacer un sourire entendu, accompagné d’un long clin d’œil amical.
*
A l’étage, les mains croisées dans le dos, Patrick Massart, songeur, laissait traîner un regard désabusé par la fenêtre entrouverte de son bureau du commissariat Colbert.
La rue du même nom écoulait un maigre flux de véhicules. En ce début de lundi après-midi, le calme régnait sur Brest.
Banalement, il observa l’homme qui se dirigeait vers la grille. Parvenu sur le trottoir, celui-ci marqua le pas, projeta son regard à droite puis à gauche, fouilla les poches de sa veste et alluma tranquillement une cigarette.
C’est à cet instant précis que survint une moto de forte cylindrée, montée par deux silhouettes vêtues de cuir et casquées de noir. La scène se déroula en moins de dix secondes. L’engin freina brusquement à hauteur de l’entrée. Médusé, soudain en proie à un effroyable pressentiment, Massart filma le passager. Sa main droite, gantée, surgit de son blouson, prolongée par une arme qui cracha le feu dans une détonation sèche. Atteint en pleine tête, l’homme s’effondra aussitôt, le corps projeté en arrière sous l’effet de l’impact. Une large flaque de sang inonda aussitôt le trottoir.
Le pilote de la moto ne se fit pas prier pour redémarrer en trombe.
Moins de trente secondes plus tard, Massart déboulait sur les lieux. Déjà, des passants horrifiés, alertés par le coup de feu, s’étaient groupés autour du corps immobile, ensanglanté, formant une foule grossissante contenue par des policiers en tenue parmi lesquels Francis Le Gall qui, les poings sur les hanches, s’exclama :
— Ben merde alors… Patrick, je viens de prendre sa déposition !
Massart s’agenouilla, évalua le flux carotidien. Il n’y avait plus rien à faire.
*
Rentré de Lorient en fin d’après-midi, le commissaire Marc Simonet, patron de Colbert, affichait sa tête des mauvais jours.
Nerveux, il tirait de courtes et fréquentes bouffées d’un de ses éternels havanes, ce qui eut très rapidement pour conséquence d’enfumer le bureau à outrance et d’engendrer une atmosphère tout juste supportable. Il toussota dans son poing fermé.
Plus flegmatique, Patrick Massart réfléchissait, les yeux scotchés au plafond, plongé dans un insondable abîme de réflexions.
— Inouï ! Je suis suffoqué, déclara Simonet. Un meurtre, en plein jour, à notre porte ! Bon dieu, mais où va-t-on ? Incroyable ! Ils ne reculent devant rien…
Massart quitta son plafond, l’air grave. Il abandonna son fauteuil et se mit à arpenter la pièce. En entrant, un quart d’heure auparavant, il avait noté qu’en l’absence du commissaire, quelqu’un en avait profité pour venir effectuer un sérieux travail de rangement sur le large bureau, traditionnellement encombré d’un fatras indescriptible. Désormais, des piles de dossiers plus ou moins bancales laissaient apparaître quelques emplacements libres.
Probablement l’initiative de Carine, la jeune femme du rez-de-chaussée, dont Simonet appréciait la bienveillance.
Très observateur, le commissaire repéra le malaise de Massart et se leva à son tour pour aller ouvrir la fenêtre.
— La moto vient d’être retrouvée près de l’église Saint-Martin, informa l’inspecteur. Pas les casques, ni les blousons, ni les gants. Ces éléments peuvent parler facilement, quand ils ont été portés. L’engin sera moins causant, j’en ai peur… Nos experts vont le passer au peigne fin, mais je suis sceptique. Je doute qu’il nous renseigne beaucoup. Du vrai boulot de professionnels, Commissaire. Ils ont pensé à tout. Ils ont même conservé l’arme du crime. Cependant, pour cette dernière, l’expertise de la balle nous fournira son curriculum vitae… La moto a été volée ce matin à Plabennec. Son propriétaire a signalé sa disparition à la gendarmerie locale. Bien sûr, pas de trace des meurtriers. Évaporés. Ils sont passés entre les mailles du filet et sont parvenus à échapper aux multiples contrôles que nous avons mis en place tous azimuts. Se sont-ils séparés ? Ils devaient avoir prévu des sacs afin d’y planquer les affaires potentiellement compromettantes pour eux… Ou alors, on peut imaginer qu’ils avaient laissé une voiture à disposition, afin de protéger leur fuite, près de l’endroit où ils ont abandonné la moto, après leur coup. Facile de disparaître en ville. Nous avons affaire à des malins, des malfrats très dangereux et très organisés… Et comme il nous est impossible d’arrêter et fouiller chaque véhicule, je crains qu’il nous soit très difficile de leur mettre la main dessus… En tout cas, ça risque d’être long en investigations…
Simonet s’empara d’un nouveau cigare, le fit tournoyer entre ses doigts, puis se ravisa. Il le replaça dans la boîte en bois avant de claquer sèchement le couvercle. Il soupira :
— Quel était le motif de la plainte de ce pauvre type, exactement ?
— Oh ! Un truc banal. Le destin s’acharne, parfois. Il téléphonait rue Jean-Jaurès lorsqu’un individu dont il a fourni le signalement, le lui a littéralement arraché de l’oreille ! C’est Francis qui l’a reçu. Il habite, ou plutôt, il habitait Saint-Pabu. Nous possédons donc son pedigree complet.
Simonet se caressa le menton.
— Hum. Le procureur nous charge d’élucider les raisons de ce meurtre ignoble, ou plus exactement, de cette… exécution, pour employer un terme plus approprié. La préméditation ne fait aucun doute. Vous allez vous y coller immédiatement, Massart…
L’inspecteur haussa les sourcils et se mordit la lèvre supérieure. Marc Simonet remarqua cette réaction et s’empressa de poursuivre :
— Oui, je sais, vous êtes surbooké ! Mais vous laissez tout tomber à partir de cette heure. Prigent prendra le relais de ce qui vous occupait. C’est dans ses cordes.
Patrick Massart acquiesça d’un léger mouvement de tête. Il était hors de question d’aller contre la décision de Simonet. De toute façon, il n’en avait pas l’intention.
Sa seule préoccupation résultait seulement du fait que, perfectionniste jusqu’au bout des ongles, il aimait aller jusqu’au terme des affaires qu’on lui confiait. Avec ce meurtre, il était contraint de passer la main sur ses enquêtes en cours, mais ne laissa rien paraître de ses sentiments.
— Pas de souci, Commissaire. Laissez-moi seulement la fin de la journée, pour transmettre à Prigent les infos concernant mes dossiers…
— Cela va de soi. Parfait ! Carte blanche, Massart. A vous de jouer, termina Simonet en lui tendant la main. Vous avez déjà de la matière à explorer avec les références de ce pauvre gars. Vous savez donc par où commencer vos recherches…
L’inspecteur quitta le bureau. Il consulta sa montre. Pratiquement vingt heures. La soirée s’avançait, mais sa journée n’était pas finie. Il composa un numéro sur son portable.
Madame Massart et leur petit Kevin allaient, une fois de plus, devoir dîner sans lui…