— « Armand, » reprit-elle, « ne soyez pas triste. Je consens à tout ce que vous voulez. » Ces paroles, dites avec une voix profonde, celle d’une femme qui descend jusque dans le dernier repli de son cœur, parurent étonner le jeune homme plus encore qu'elles ne le touchaient. Il enveloppa Hélène de son singulier regard. Si la pauvre femme avait eu la force de l’observer, elle n’aurait pas rencontré dans ces yeux aigus cette émotion divine qui absout la faute de la maîtresse par la félicité de l’amant. C’était bien le même regard, méprisant et curieux à la fois, dont il avait contemplé tout à l’heure le groupe formé par Alfred et par Hélène. Mais cette dernière était trop confuse de ce qu’elle venait de dire pour garder le sangfroid d’une observation quelconque. Puis, comme elle était revenue se blottir aux genoux d’Armand et qu’elle se pressait contre sa poitrine, une expression nouvelle se peignit sur la physionomie du jeune homme, celle du désir presque enivré. Il sentait contre lui la beauté de ce corps si souple, il tenait dans ses bras ces épaules charmantes qu’il connaissait pour les avoir vues au bal, il buvait cet indéfinissable arôme qui flotte autour de chaque femme, et il appuyait sa bouche sur ces paupières qu’il sentait palpiter sous son b****r. — « Du moins seras-tu heureux ? » lui demanda-t-elle avec une sorte d’angoisse, entre deux caresses. — « Quelle question ? Mais tu ne t’es donc jamais regardée ? » fit-il, et il commença de lui vanter toutes les délicatesses de son visage, « tu n’as donc jamais regardé tes yeux, » — et il y traînait de nouveau ses lèvres, — « ta joue si rose, » — et il la flattait de la main, — « tes fins cheveux, » — et il les respirait comme une fleur, — « ta bouche aimée ? » — et il y posait la sienne. — A cette adoration de sa beauté qu’eût-elle répondu ? Elle s’y prêtait avec un sourire à demi égaré, abandonnée à ces caresses et à ces paroles comme à une musique. Cela faisait vibrer quelque chose de si intime et de si vague à la fois dans son être, qu’elle sortait de ces étreintes à demi brisée, comme morte. Ce n’était pas la première fois qu’elle se laissait aller ainsi à la douceur des baisers d’Armand. Mais si doux, si enivrants que fussent ces baisers, auxquels il lui était impossible de résister, à chaque fois elle avait trouvé la force de se dérober à des caresses plus hardies. Non, jamais, jamais elle n'aurait consenti, même si le danger d’une surprise n’eût pas existé, à succomber ainsi dans le petit salon, où les portraits de sa mère, de son mari, de son fils, lui rappelaient ce qu’elle était pourtant disposée à immoler. — Ah ! pas comme cela ! Et encore à cette minute, quand elle vit sur le visage d’Armand une certaine expression qu’elle redoutait tant, elle trouva le courage de s’échapper, et, assise de nouveau sur un autre fauteuil, prenant de ses mains qui frémissaient un éventail qu’elle ouvrit et referma, elle reprit : — « Je serai à toi demain, si tu le veux. » Armand parut se réveiller du passage d’ivresse où il venait de rouler. Il la regarda et elle eut de nouveau la sensation dont elle avait déjà tant souffert, celle d’un voile subitement tendu entre elle et lui. Qu’avait-elle dit cependant qui pût lui déplaire ? Elle pensa qu’il était blessé de ce qu’elle l’avait fui ; car, prononcer la phrase qu’elle venait de prononcer, n’était-ce pas se donner à lui d’avance, et comment lui en aurait-il voulu de désirer que leur bonheur eût un autre cadre que celui de sa vie de tous les jours ? — Mais il lui avait déjà répondu par cette question : — « Où veux-tu que je te retrouve ?… Chez moi ?… Je peux renvoyer mon domestique toute l’après-midi. » . — « Oh ! non, » répliqua-t-elle vivement, « pas chez vous… » Elle venait d’avoir la vision que d’autres femmes étaient venues chez Armand, ces autres femmes qu’une maîtresse nouvelle trouve toujours entre elle et celui qu’elle aime, comme la menace d'une comparaison funeste, comme une flétrissure anticipée de ses propres caresses, puisque l’amour est toujours pareil à lui-même dans ses formes extérieures… « Du moins, » songeait-elle, « que ce ne soit point parmi les mêmes meubles. » — « Voulez-vous, » interrogeait Armand, « que je demande à un de mes amis de me prêter son appartement ?… » Elle secoua la tête comme tout à l’heure. Elle entendait à l’avance la conversation des deux hommes. Elle était femme, et jusqu’ici honnête femme. Elle comprenait trop que sa façon d’envisager son propre amour ne ressemblait guère à celle qu’aurait l’ami inconnu auquel s’adresserait Armand. La passion, à ses yeux à elle, sanctifiait tout, même les pires égarements ; spiritualisait tout, même les plus ardentes voluptés. Mais lui, cet homme inconnu, que verrait-il là, qu’une aventure galante sur laquelle il plaisanterait ? Un frisson la secoua, elle regarda de nouveau Armand. Ah ! que les pensées de son aimé lui eussent fait horreur si elle avait pu les lire ! De Querne n'en était pas à sa première intrigue de ce genre, il s’en fallait de beaucoup ; et il ne croyait pas qu’elle en fût, elle, à sa première faiblesse. Elle lui avait bien dit qu’il était son premier amour, et c’était vrai. Mais quelle preuve donner de la vérité de ces serments-là ? Ce jeune homme avait trop menti lui-même et on lui avait trop menti pour que la défiance ne fût pas le plus naturel de ses sentiments. Il n’avait provoqué cette odieuse discussion sur le lieu de leur rendez-vous qu’afin d’étudier dans les réponses d’Hélène la trace des expériences amoureuses qu’elle avait traversées, et la seule curiosité le faisait insister sur ce sujet qui en ce moment étouffait de honte la jeune femme. Le scrupule qu’elle montrait de ne pas lui appartenir chez elle, lui semblait un calcul de volupté ; celui de ne pas lui appartenir chez lui, un calcul de prudence. Quand elle refusa d’aller dans l'appartement d'un ami : « Elle a peur que je ne prenne un confident, » se dit-il, « mais que veutelle ? » — « Si je meublais un petit appartement ?… » fit-il. Elle secoua la tète, quoique c’eût été là son rêve secret ; mais elle avait peur, si elle acceptait, qu’il ne vît là un désir de gagner du temps, et puis la nécessité, si leurs rendez-vous se donnaient toujours dans la même place, de subir l’attention des gens de cette maison, l’idée d’être la dame voilée dont on épie l’arrivée !… — Elle aurait pourtant consenti à cette combinaison, quoiqu’il s’y mêlât aussi une question d’argent dépensé, qui lui faisait horreur, si elle n’avait pas eu un autre sentiment encore, le seul qu’elle dit tout haut, en secouant sa tête à laquelle montait la fièvre : — « Ne me juge pas mal, Armand, comprends-moi plutôt. Je voudrais être à toi dans un endroit dont rien ne resterait ensuite… Voistu, cet appartement que tu meublerais pour moi, si jamais tu cessais de m’aimer, que deviendrait-il ? Vois, je ne peux pas en supporter l’idée, même maintenant. Ami, ne me fais pas tort, comprends-moi un peu. » Elle parlait ainsi, mettant à nu le côté profondément romanesque de sa nature et aussi la plaie secrète de son cœur. Quoiqu’elle ne se rendît pas un compte exact du caractère d’Armand, — caractère affreux de sécheresse sous des dehors tendres, car chez cet homme le divorce était absolu entre l’imagination et le cœur, — elle s’apercevait trop qu'il était tourné à mal interpréter les moindres signes. Elle voyait que la défiance naissait en lui avec une soudaineté presque maladive. Elle avait bien compris qu’il doutait d’elle, mais elle avait cru que ce doute venait uniquement de ses refus de lui appartenir. C’était pour cela qu’elle consentait à lui donner cette dernière preuve : « Il ne doutera plus, » songeaitelle, et cette idée seule lui faisait chaud à tout le cœur. Pourvu qu’il n’allât point lui imputer à crime ses réponses ?… Elle se leva pour aller à lui, et appuyée sur le dos de son fauteuil, elle lui entoura le front de ses mains : « Ah ! » dit-elle avec un soupir, « si je pouvais savoir ce qui se passe là ?… C’est un si petit espace, et c’est dans ce petit espace que sont tout mon bonheur et tout mon malheur. » — « Si tu pouvais y lire, » répondit le jeune homme, « tu n’y verrais que ton image. » — « J'y lirai demain, » dit-elle finement. — « Demain, » reprit-il avec un sourire, « mais l’endroit de notre rendez-vous ? Il ne reste plus que l’appartement meublé ou l'hôtel… » L’appartement meublé !… L’hôtel !… Ces mots firent tressaillir Hélène. Toutes les hontes de l’adultère lui paraissaient contenues dans leurs syllabes. C’était la montée en fiacre avec le sourire narquois du cocher, c’était l’entrée dans une de ces maisons dont le seuil a vu passer tant de femmes furtives et palpitantes ; c’étaient, comme cadre à son divin sentiment, des meubles ayant servi peut-être à des scènes semblables. Oui, mais c’était aussi quelque chose d’anonyme, d’impersonnel, d’à jamais étranger. Et puisque tout était souillure, cette souillure-là était la moindre. Elle était trop sûre de la délicatesse d’Armand pour penser qu’il pût la conduire dans un endroit où il fût allé avec d’autres. Elle aurait à supporter un dégoût personnel, mais rien qui touchât l’essence même de son sentiment. Ce fut donc avec une résolution courageuse qu’elle répondit à son ami : — « Aurez-vous le temps de trouver dans une matinée ? » — « Oui, » dit-il après un instant de réflexion, « je songe à une maison très convenable où un de mes amis anglais descendait toujours… Voyons, » continua-t-il, « je vous enverrai entre dix et onze heures des livres et un billet. Je vous y donnerai l’adresse de la maison et le numéro de l’appartement comme si vous m’aviez demandé cette adresse pour une de vos amies de province. Que cela ne vous empêche pas de brûler le billet tout de suite… Vous viendrez à l’heure que vous pourrez, je passerai toute l’après-midi à vous attendre, et, si vous ne venez pas, je ne serai pas fâché, je croirai que vous n’avez pas pu… » Elle l’écoutait avec un mélange de douleur et de ravissement, — de douleur, car il allait tant lui en coûter de tenir sa promesse ; de ravissement, car tout le soin qu’il prenait de lui marquer ces détails, au lieu de l’éclairer sur le cœur de cet homme, lui paraissait un signe de son amour, et leur causerie se prolongeait dans le calme salon, devant le feu qui achevait de mourir, jusqu’au moment où l'arrêt d'une voiture devant la porte annonça le retour d’Alfred.
Adieu, mon amour… » fit Hélène en prenant la main d’Armand et la lui baisant, comme cela lui arrivait quelquefois, par douce câlinerie ; et déjà elle tenait un ouvrage commencé quand Chazel entra. Il regarda tout de suite sa femme, en disant joyeusement : « Ouf ! » de son loyal et bon regard. Comme Armand le connaissait, ce regard qui n’avait pas changé depuis les jours de leur enfance, lorsqu’ils étaient tous les deux à l’institution Vanaboste, d’où ils suivaient les cours du lycée Henri IV ! La pension se trouvait située là-bas, derrière le Panthéon, au coin de la rue du Puitsqui-parle, aujourd’hui rue Amyot. Ce ne fut cependant pas le remords de tromper l’homme qu’il avait connu tout enfant qui causa soudain un malaise à de Querne. Ce fut de penser qu’Hélène trompait cet être si confiant. L’égoïsme masculin a de ces monstrueuses naïvetés. Un séducteur qui entraîne une femme, méprise cette femme de lui céder et oublie de se mépriser de la séduire. Alfred cependant avait pris les mains d’Hélène : « Je me suis consciencieusement ennuyé ce soir, que me donneras-tu en récompense ?… » demanda-t-il. Comme ce tutoiement lui faisait mal, à elle ! Comme elle aurait voulu crier à ce mari sans soupçons : « Ne voyez-vous pas que j’en aime un autre ? Laissez-moi m’en aller… Je ne veux plus vous mentir… » Mais, à deux chambres de là, un petit lit déployait ses rideaux blancs sous lesquels dormait son fils, son petit Henri. Pourquoi l’image de cette tête aux cheveux bouclés se trouvait-elle être trop faible pour l’arrêter sur le fatal chemin de l’adultère, et assez forte pour l’empêcher de suivre sa passion jusqu’au bout ? Elle entrevit cet enfant, tandis que son mari lui parlait. Elle ne songea pas à mépriser Armand de ce qu’il s’était fait aimer d’elle quoiqu’elle fût la femme d’un ami. Elle se méprisa elle-même de ne pas l’aimer assez, puisqu'elle n’aimait pas les souffrances dont il était la cause, et, soutenue par l’idée qu’elle faisait cela pour lui, elle eut comme un mouvement d’orgueil à tendre son front au b****r de son mari et à dire gracieusement : « Voilà bien les hommes, il faut les payer, et tout de suite, pour faire leur devoir ! »
Il était onze heures et demie lorsque Armand de Querne quitta la maison de la rue de La Rochefoucauld. Le vent avait balayé tous les nuages et le ciel était plein d’étoiles. « La belle nuit ! » se dit Armand ; « je marcherai jusque chez moi. » La course était longue, car il habitait dans le haut des Champs-Élysées, rue Lincoln. Il avait là, au second, dans une aile en retour sur un jardin, un appartement qu’il s’était amusé autrefois à meubler d’une manière curieuse et recherchée, avec toutes sortes de bibelots anciens. Mais depuis combien de temps ne lui arrivait-il plus de passer la soirée dans ce home ?… Il suivait le trottoir de la rue Saint-Lazare, qui, après avoir commencé tout étroite et mince, s’élargit tout d’un coup comme un fleuve grossi d’affluents, à partir de la place de la Trinité, lorsqu’elle a reçu coup sur coup le flot de passants et de voitures charrié par les rues de Châteaudun, de la Chaussée-d’Antin et de Londres. Les fiacres roulaient, les omnibus détalaient, la foule ondoyait. Parfois une fille se détachait d’un angle de porte et, avec des paroles obscènes, abordait le jeune homme qui l’écartait doucement de la main. Était-ce le contraste entre l’intimité du petit salon et l’infamie grouillante du trottoir ? Armand se sentait mortellement triste. Il ne pouvait s’empêcher de revoir en pensée le visage d’Alfred et celui d’Hélène, tout près l’un de l’autre. Était-il jaloux, cependant ? Non. Des images d’enfance lui revenaient, comme tout à l'heure, mais plus précises encore, qui lui montraient Chazel vêtu de l’uniforme des « Vanaboste », — une petite veste analogue à celle des Barbistes. Ils allaient toujours ensemble dans les rangs. Pauvre Chazel, il n’était pas riche ! Le directeur de la pension l’avait pris comme boursier, dans le but d’en faire un élève-réclame, une machine à gagner des prix de concours. Que de fois Armand avait payé pour lui au petit guichet où le concierge vendait aux élèves des confitures, des débris de marrons glacés, des éclairs et des crèmes parisiennes, — tablettes de chocolat garnies à l’intérieur d'une liqueur épaisse et trop sucrée ! Ils avaient fait toutes leurs classes ensemble depuis la quatrième, ensemble traversé les mauvais jours de la Commune, quand, revenus tous deux de leur province après le siège, ils s’étaient trouvés bloqués à Paris. Alfred était ensuite entré à l’École polytechnique. Était-il assez risible sous ce costume militaire, embarrassé de son épée, ne sachant comment poser son chapeau sur sa tête, toujours balafré de coups de rasoir maladroits, lorsqu’il venait les mercredis et les dimanches rendre visite à son ancien camarade, qui avait déjà passé la Seine et commencé de mener l’existence d’un jeune homme riche et sans métier !… Tandis qu’Alfred était à l’École des ponts, Armand voyageait. Il avait fait le tour du monde en compagnie d’un peintre amateur. A son retour il ne trouvait plus son ami à Paris. Les lettres entre eux devenaient rares. Auraient-ils su dire pourquoi ? Armand peut-être. Il n’y avait plus un point commun entre sa vie et celle d’Alfred. Ce dernier avait épousé Mlle de Vaivre. Ils étaient venus à Paris pour un petit voyage, et Armand se rappelait bien avoir été surpris délicieusement de la distinction d’Hélène qu’il s’était attendu à trouver gauche, prétentieuse et mal fagotée. Mais à cette époque il était occupé d’une autre femme, d’Aline, une fille entretenue pour laquelle il avait éprouvé le seul vrai sentiment dont il fût capable : une jalousie douloureuse et mélangée au délire des sens. Plus tard, quelqu’un lui avait parlé d’Hélène Chazel en lui racontant sur elle de vilaines histoires… Mais qui donc ? Un autre camarade, élevé, comme Alfred et lui, à la pension Vanaboste, le gros Lucien Rieume, et dans un de ces déjeuners en tête-à-tête, où l'ouverture du cœur accompagne habituellement celle des huîtres entre deux compagnons de collège ; et Lucien avait beaucoup bavardé, cordial, indiscret, intolérable, disant pêle-mêle ce qu’il savait sur tous les amis d’autrefois. Armand l’entendait encore qui, penché un peu en avant, l’œil allumé, la lèvre humide, ricanait: « Ce pauvre Chazel, il avait une tête à ça !… il paraît que sa femme lui en fait porter… on m’a dit le nom du Monsieur… Marades, Tarades, attends… de Varades… un officier d’artillerie… C’était la fable de Bourges, mon cher… il ne sortait pas de la maison… » Un malheur du caractère d’Armand voulait qu’il ne pût résister à la tentation de la méfiance. Lorsqu’on lui affirmait le mal, il en gardait une impression ineffaçable, il n’y croyait pas tout à fait, et cependant il y croyait assez pour que le soupçon, et un soupçon efficace, s’installât en lui. Quand, voilà dix mois, les Chazel étaient venus s’établir à Paris et quand Armand avait commencé de s'intéresser à Hélène, peut-être les scrupules de l’amitié ancienne auraient-ils été plus forts que son caprice de curiosité, si la phrase du gros Rieume ne s’était dressée devant son souvenir. Il s’était dit: « Vraiment, ce serait trop bête… » — mot criminel et qui sert aux hommes à se justifier de tant de lâchetés. Hélène n’avait pas tardé à lui montrer une sorte de passion qu’il avait attribuée à l’exaltation naturelle de la femme de province. « Je suis le premier Parisien qui lui fait la cour, » s’était-il dit encore, et comme elle avait une grâce charmante des gestes, une expression si douce du visage, quelque chose de si délicat tout ensemble et de si noble dans toute sa personne, il s’était complu à finir son éducation d’élégance, tout en songeant qu'elle serait une délicieuse maîtresse. Mais elle se refusait depuis des jours et des jours à devenir réellement cette maîtresse, et cette résistance l’avait piqué au jeu. Il s’était acharné à la réduire, en se souvenant de l’officier et en se disant que l’officier n’avait pas été le seul. Quelques conversations adroites avec Alfred lui avaient appris qu’à un moment Varades avait bien été le commensal de la maison ; n’était-il pas de la même promotion de polytechniciens qu’Alfred ? Armand n’avait plus eu de doutes, et il avait vu, dans les refus d’Hélène de lui appartenir, une simple coquetterie. Or, semblable sur ce point à tous les hommes qui ont en eux l'étrange morale des séducteurs, de Querne considérait la coquetterie chez la femme comme la justification des pires procédés. Enfin ce long siège aboutissait au résultat convoité. Mme Chazel lui avait accordé un rendez-vous pour le lendemain. Encore vingt-quatre heures et il aurait une nouvelle maîtresse, aussi désirable, aussi jolie que celles dont le souvenir flattait le plus l’amour-propre de sa mémoire. Pourquoi donc, au lieu d’être heureux, se sentait-il si mortellement triste ? Etait-ce le remords de sa trahison envers son ami ? Son ami ? Est-ce qu’Alfred était vraiment son ami ? Oui, cela était convenu entre eux et aux yeux des autres. Mais un ami, c’est un homme qui vous connaît et que l’on connaît, à qui l’on montre son cœur et qui vous montre le sien. Est-ce que jamais il irait conter une de ses espérances, une de ses joies, une de ses tristesses à cette machine à calcul qui s’appelait Chazel ? Est-ce que ce dernier lui avait jamais fait une confidence ? Tant mieux d’ailleurs, car elles devaient être d'une fière niaiserie, les idées de ce bon élève qui semblait prendre la vie comme une besogne de collège prolongée. C’était le collège qui continuait à les lier l’un à l’autre, et les souvenirs d’enfance. Leur enfance ?… Armand, qui tournait la rue Royale et gagnait les Champs-Élysées, se rappela soudain le défilé de la pension Vanaboste, le jeudi, et la promenade trois par trois, sous la surveillance d’un pauvre diable de maître d’étude qui cherchait à se dissimuler parmi les groupes pour avoir l’air d’un passant comme les autres et non pas d’un chien de cour chargé de garder un troupeau d’élèves. Et quel troupeau ! La plupart avaient le teint pâli, les yeux creusés, un appauvrissement énervé de tout l’être qui disait de secrètes débauches. Que d’ignominies et de bassesses dans ce monde où les plus âgés avaient dix-neuf ans, où les plus jeunes en avaient huit ! Entre les murs de la prison, comme entre les murs du grand lycée où ils se rendaient deux fois par jour, il n’était question que d’infâmes amours entre ces grands et ces petits.