II

1960 Words
IILe domaine de Rosmadec, propriété du baron de Pelveden, était situé dans le pays de Cornouaille, à une demi-lieue de la mer sauvage qui battait les côtes granitiques creusées de grottes profondes, de gouffres insondables où, les jours de tempête, se précipitaient avec furie les flots démontés. Les terres de Kériouët lui faisaient suite, dans la direction des montagnes Noires. Elles étaient de peu d’étendue et assez pauvres. Mais Mme de Kériouët veillait elle-même à leur culture et en tirait un revenu suffisant pour ses besoins, limités à une nourriture frugale, à des vêtements datant de vingt ans et à un train de maison très simplifié. Elle passait pour une bonne femme, assez serviable. Mais il n’y avait pas de pire langue à dix lieues à la ronde. Elle recueillait avidement tous les racontars et les transformait, les déformait de telle sorte que la meilleure réputation sortait de là déchirée, méconnaissable. Depuis trois ans, elle avait pris chez elle une nièce devenue orpheline. Françoise d’Erbannes était la filleule du baron de Pelveden, ami de son père où tous deux vivaient à la cour. Élevée en province par une aïeule austère, elle n’avait jamais connu le monde, son luxe et ses plaisirs. Mais depuis l’adolescence, elle aspirait secrètement vers lui avec une ardeur qui devenait fiévreuse, à mesure que les années passaient. Maintenant, elle atteignait vingt ans et se demandait avec désespoir quel époux elle trouverait, dans cette solitude, pour l’enlever à une existence abhorrée et lui donner ce qu’elle rêvait. Les plus proches logis nobles étaient le château de Rosmadec et celui de Ménez-Run, appartenant au duc de Rochelyse, marquis de Trégunc, qui n’y résidait jamais. À Rosmadec, il y avait bien Gaspard de Sorignan, neveu de la baronne et pupille de son mari. Mais ce jeune homme de dix-neuf ans n’avait qu’une petite fortune et, de plus, semblait peu ambitieux. Néanmoins, Mlle d’Erbannes s’était appliquée à lui tourner la tête, à chaque occasion où ils s’étaient trouvés en présence. Elle y avait bien vite réussi. Gaspard était un excellent garçon, franc et quelque peu naïf encore, et ce n’avait été qu’un jeu pour Françoise de le prendre au piège d’un savant mélange de coquetterie et d’ingénuité. Mais quand Gaspard, sans vouloir écouter les observations de sa tante, avait avoué à M. de Pelveden son désir d’épouser Mlle d’Erbannes, il s’était heurté à une opposition formelle. Le baron n’entendait pas que son pupille prît pour compagne une fille pauvre qui, en outre, affectait de mépriser les occupations ménagères et ne songeait qu’à s’admirer elle-même... En quoi, d’ailleurs, le tuteur n’avait pas tort. Mais sa manière tranchante et sardonique irrita secrètement le jeune homme et fit germer en son âme la révolte. De son côté, Mme de Kériouët, avertie par son voisin et ami, avait déclaré à sa nièce que jamais elle n’autoriserait un mariage de ce genre, en premier lieu parce que M. de Sorignan était huguenot et, ensuite, à cause de sa maigre fortune. Françoise feignit de se ranger aux raisons de sa tante. Il existait en elle un grand pouvoir de dissimulation et un esprit d’intrigue déjà développé. En outre, les scrupules l’embarrassaient peu. Au fond, elle ne tenait pas du tout à épouser Sorignan et n’avait vu dans ce mariage que le moyen d’échapper à ce qu’elle appelait « ce sépulcre de Kériouët »... Mais une autre idée se formait en son esprit et, quand elle l’eut mûrie, elle en fit part à son soupirant, qui l’adopta avec enthousiasme. Le projet était celui-ci : ils fuiraient tous deux, gagneraient Paris et iraient demander l’hospitalité au comte de Lorgils, cousin de Gaspard. Là, ils ne se marieraient... du moins, Françoise le disait. Mais elle pensait : « Nous verrons, une fois là-bas... Sortons d’abord d’ici. » Le plan n’était pas sans péril. Si les jeunes gens étaient rattrapés, ils pourraient s’attendre à un sévère traitement. Mais une fois à Paris, le danger, pensaient-ils, serait conjuré, M. de Lorgils devant facilement obtenir la protection du roi au cas où M. de Pelveden chercherait à les poursuivre de sa colère. Cet après-midi d’octobre, à l’heure même où le baron entrait dans la chambre de sa femme, Mlle d’Erbannes sortait du manoir de Kériouët, d’un pas flâneur qui devait faire supposer à sa tante, au cas où celle-ci l’apercevrait, qu’elle allait faire une simple promenade. Elle prit la route qui conduisait aux marais de Saint-Guénolé. Mais elle n’alla pas jusque-là Bientôt, elle s’engagea dans un chemin creux et arriva à un menhir que couvraient de leur ombre deux vieux noyers. Un jeune homme était là, assis à terre près d’un cheval qui broutait. Il se leva d’un bond et accourut vers Françoise. – Enfin !... Comme vous avez tardé ! Une légère moue de dégoût souleva la lèvre fine et rose de la jeune fille. – Figurez-vous, Gaspard, que ma tante a exigé que j’assistasse à la confection d’un certain pâté de lapin dont, en mourant, elle me fera la très grande faveur de me léguer la recette !... Pouah ! je déteste ces sortes de besognes ! Gaspard jeta un regard de compassion sur la main longue et blanche qu’il venait de b****r avec ferveur. – Vous n’êtes pas faite pour elles, ma belle Françoise ! Ah ! J’espère que bien vite je pourrai vous donner la position brillante pour laquelle vous êtes née ! – Je l’espère aussi. Mais nous avons des moments difficiles à passer, avant d’en arriver là. Elle fit quelques pas et s’assit sur un tronc d’arbre couché à terre, en invitant Sorignan à prendre place près d’elle. Le jeune homme obéit avec empressement et lui saisit de nouveau la main, en attachant un regard de tendre admiration sur le visage au teint clair, aux traits irréprochables, dont les yeux d’un gris bleuté lui souriaient câlinement. – Voyons, Gaspard, qu’avez-vous décidé pour notre départ ? Comment vous procurerez-vous un cheval pour moi ? – Je le prendrai dans les écuries de Rosmadec. Comme mon oncle a la disposition de mon revenu, il se payera là-dessus, ainsi que je le lui écrirai d’ailleurs, quand je serai à Paris. Il a du reste assez rogné sur mon entretien pour que je n’aie pas de scrupules à agir de cette façon... Quant à l’argent pour le voyage, je le demanderai à ma tante, qui m’a dit un jour : « Si tu te trouvais dans un grand embarras pécuniaire, préviens-moi, car je conserve de côté une petite somme que j’ai pu soustraire à la rapacité du baron. » – Mais quelle raison donnerez-vous à Mme de Pelveden ? – Eh bien ! comme je ne puis lui apprendre que je vais m’enfuir avec vous, – car, cela, elle ne l’accepterait pas – je ne lui parlerai que de moi, de ma résolution d’échapper à la tyrannie que fait peser sur moi M. de Pelveden. C’est une chose qu’elle comprendra et approuvera. Depuis longtemps, elle déplore l’inaction que m’impose mon oncle, sous prétexte que, si j’entre à l’armée, ce sera dans le parti protestant, pour combattre le roi. En réalité, ce despote veut continuer de me tenir sous sa férule. En outre, il serait probablement bien fâché d’avoir à me servir les revenus de ma terre de Monterneau. – Évidemment. Il juge que ses mains crochues n’ont jamais assez raflé... Est-il vrai qu’il a été autrefois en grande faveur près de la reine mère ? – Je l’ignore. Il ne parle jamais du passé, pas plus que ma tante. Une lueur mauvaise brilla dans le regard de la jeune fille. – Oh ! Mme de Pelveden !... Si l’on en croit ma respectable tante, elle n’a pas été précisément un modèle à proposer aux jeunes personnes. La tête blonde de Gaspard se redressa, en un mouvement d’indignation. – Quoi ! cette vieille pie au bec empoisonné oserait s’attaquer à la réputation de ma noble, de mon excellente tante ? – Allons, allons, ne vous emportez pas ! dit Françoise d’un ton conciliant. Vous savez bien qu’il ne faut guère croire aux racontars de Mme de Kériouët. D’un geste caressant, elle posait sa main gauche sur celle de Sorignan qui tenait toujours la droite. Nulle, comme elle, ne savait allier la réserve à la coquetterie, pour le plus grand malheur du pauvre Gaspard, complètement dominé par cette habile créature. – ... Dites-moi, maintenant, à quel jour nous fixerons notre départ ? Gaspard hocha la tête, en prenant une mine embarrassée. – C’est que... je ne sais trop encore... Ma tante paraît de plus en plus malade et il serait malséant de la quitter en cet état. Les fins sourcils blonds de la belle Françoise se rapprochèrent, et la voix tout à l’heure caressante prit une intonation sèche pour riposter : – En ce cas, nous pourrons peut-être attendre longtemps ! Mme de Pelveden est malade depuis des années et il n’est pas impossible qu’elle en vive plusieurs autres... – Oh ! non. Pauvre tante, elle est très mal, je vous assure... et je ne voudrais pas que mon départ fût pour elle une cause d’émotion ou d’ennuis avec son mari. – Vous venez de dire tout à l’heure qu’elle approuverait ce départ. – Oui, mais elle tremblera pour moi, tant qu’elle saura que je n’ai pas échappé à la poursuite des gens que le baron ne manquera pas de lancer contre moi. Françoise se leva lentement, comme pour mieux faire remarquer la souplesse, l’élégance de sa taille mince et bien prise. – À votre aise ! Mais prenez garde, monsieur de Sorignan, que vos tergiversations n’aboutissent à faire manquer tout notre plan. Or, vous savez ce que nous risquons : moi, l’internement dans un couvent et, vous, la peine capitale, ou tout au moins de longues années de geôle pour l’enlèvement d’une fille mineure. En outre, je ne vous cache pas que cette attente, cette incertitude ont le plus douloureux effet sur mes nerfs. Je ne mange plus, je perds le sommeil et, en vérité, peut-être n’aurai-je plus dans quelque temps la force d’accomplir un tel voyage ! Le frais visage de Gaspard frémit un peu, ses yeux bleus s’emplirent d’une émotion inquiète. – Serait-ce possible, ma chère mie ?... En ce cas, il faut en effet partir le plus tôt possible ! Je rentre ce soir à Rosmadec et, dès demain matin, je parlerai à ma tante. Sans quitter la physionomie dolente qu’elle venait de prendre, Mlle d’Erbannes recommanda : – Surtout, ayez soin de ne pas lui laisser deviner que je pars avec vous ! Comme vous le disiez tout à l’heure, elle ne voudrait pas entendre parler de cela... d’autant plus que je la soupçonne de ne pas m’avoir en grande sympathie. Gaspard baissa les yeux d’un air gêné, en répliquant : – Mais non, vous vous trompez... Je vous assure que... Françoise l’interrompit, avec un léger haussement d’épaules : – Allez, je sais à quoi m’en tenir, mon pauvre Gaspard. Je devine qu’elle a essayé de vous détourner de moi. Fort heureusement, elle n’a pas réussi, car vous m’êtes toujours très attaché... n’est-ce pas, mon ami ? Un caressant regard s’attachait sur Sorignan. Celui-ci mit un genou en terre et couvrit de baisers la main que lui abandonnait la belle Françoise. – Vous savez bien que je suis à vous ! Que je suis votre dévoué et amoureux serviteur. Une lueur où l’ironie se mêlait à la satisfaction glissa entre les cils blonds demi-baissés. – Oui, je le sais, cher Gaspard, dit une voix douce et tendre. Aussi vous ai-je donné toute ma confiance et tout mon cœur. Allons, relevez-vous et convenons des derniers arrangements pour ce départ. – Il vous suffira de vous tenir prête, à partir de demain, et de venir chaque jour voir ici, dans la cachette du menhir, si j’y ai déposé un mot vous donnant le jour du départ et les indications nécessaires... Car il est plus prudent que nous ne nous revoyions pas. M. de Pelveden est méfiant et pourrait me chercher noise si je faisais encore une absence comme celle-ci. – Où pensez-vous me donner rendez-vous ? – J’aimerais que ce fût au bois de Trelgoat, si vous ne trouvez pas la distance trop longue ? Je serais là avec les chevaux, dès minuit, afin que nous ayons déjà fait du chemin quand, au jour, on s’apercevra de notre disparition. – Très bien... Et maintenant, vous retournez à Rosmadec ? – Je vais d’abord passer chez le vieux Covarec, pour y prendre les canards que je devrai présenter à mon oncle, comme preuve que j’ai bien fréquenté les marais de Saint-Guénolé. Puis je m’en irai tout droit sur Rosmadec, pour y arriver avant la nuit noire. – Eh bien ! au revoir, mon ami. Elle lui tendit de nouveau sa main, puis s’éloigna... Au bout de quelques pas, elle se détourna et envoya un b****r au jeune homme qui la suivait d’un regard extasié. – À bientôt, ma bien-aimée ! cria Gaspard. Et il demeura immobile jusqu’à ce que la forme svelte, la tête fine coiffée de cheveux blonds eussent disparu à un tournant du sentier. Alors, il sauta sur son cheval et s’éloigna dans la direction opposée à celle qu’avait prise Mlle d’Erbannes.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD