IIIDans la matinée du lendemain, Gaspard, en remontant de la salle où la vieille Corentine venait de lui servir une tasse de lait, croisa Bérengère dans l’escalier.
– Bonjour, petite ! dit-il amicalement, en lui caressant la joue du bout des doigts. Tu vas me donner des nouvelles de ma tante, ma mignonne Bérengère ?
Les beaux yeux couleur de violette se couvrirent d’une ombre d’angoisse, la voix au timbre pur et doux trembla en répondant :
– Mme la baronne n’est pas bien du tout... Et elle a l’air si triste, si préoccupé ! Tout à l’heure, elle m’a dit : « Quand tu verras M. de Sorignan, préviens-le qu’il vienne près de moi, car j’ai à lui parler le plus tôt possible. »
D’une main nerveuse, Gaspard se mit à tirer sa petite barbe blonde, taillée en pointe, selon la mode de l’époque.
– Ma pauvre tante !... Quel malheur ce sera pour nous, Bérengère, quand elle nous aura quittés !
Un frisson agita les épaules amaigries de la fillette. Très bas, elle répéta :
– Oh ! oui, quel malheur !... Pour moi surtout !
– Oui, que deviendras-tu, ma pauvre petite, avec ce grigou de baron qui est toujours si dur pour toi ?
Une sincère compassion apparaissait dans le regard de Gaspard. Le neveu de la baronne s’était toujours montré bon et affectueux pour l’enfant charmante que Mme de Pelveden avait, autant que possible, protégée contre l’inexplicable animosité de son mari. Il la traitait en petite sœur et, plus d’une fois, lui avait procuré un léger supplément de nourriture pris sur sa propre part, cependant peu copieuse elle-même.
Un sanglot s’étouffa dans la gorge de Bérengère.
– Je ne sais pas... Dieu aura pitié de moi et me défendra contre lui... Allez vite, monsieur, près de Mme de Pelveden. J’ai compris qu’elle vous attendait avec impatience.
La baronne reposait dans son grand lit à colonnes drapé de violet foncé. Gaspard, qui ne l’avait pas vue depuis deux jours, fut douloureusement frappé du changement qui s’était fait en ce visage pourtant déjà si altéré auparavant par les lents ravages de la maladie.
– Vous voilà, mon enfant !... Bérengère m’a appris hier que vous étiez rentré à la nuit.
– Oui, madame, en rapportant trois belles paires de canards sauvages.
Le jeune homme s’approchait du lit et baisait respectueusement la main qui se tendait vers lui.
– J’espère que Corentine vous les accommodera mieux que la dernière fois... Asseyez-vous, Gaspard, et causons un peu.
Elle se tut un moment, les yeux mi-clos ; puis, quand le jeune homme eut pris place sur un siège, elle reprit de sa voix toujours haletante :
– La mort est proche pour moi... Non, n’essayez pas de protester. Je la sens prête à me saisir, un jour ou l’autre, soudainement... et j’en remercierais Dieu si, après moi, je ne laissais Bérengère et vous... Parlons de vous d’abord, Gaspard. Vous savez que j’ai toujours souhaité vous voir embrasser l’état militaire, qui convenait à vos goûts et vous aurait préservé de la pénible oisiveté où vous languissez dans ce triste Rosmadec. Mais, pas plus aujourd’hui qu’auparavant, M. de Pelveden n’en veut entendre parler.
– Je le sais bien ! Aussi ai-je résolu de passer outre... et de m’enfuir.
Mme de Pelveden eut un long tressaillement.
– Vous enfuir ! Où ?
– Je gagnerai Paris, j’irai demander l’aide de mon cousin de Lorgils. Par M. de Joyeuse, j’obtiendrai la protection du roi contre M. de Pelveden...
– La protection du roi ? Pensez-vous qu’il l’accordera à un huguenot, mon enfant ?
– Eh bien ! s’il me la refuse, je me réfugierai près du roi de Navarre, avec l’appui de M. d’Aubigné, que connut et estima mon père.
– Je n’ose essayer de vous dissuader... L’existence, ici, deviendrait intenable pour vous. Mieux vaut donc courir les risques de ce départ... Mais, pour cela, il vous faut de l’argent...
Elle s’interrompit un moment, étouffée par l’oppression. Puis elle étendit la main vers une armoire de chêne décorée de fort belles sculptures et de ferrures ciselées.
– Ouvrez-la... Dans le bas, il y a un petit coffre... Apportez-le-moi.
Gaspard obéit. La malade prit un trousseau de clefs sous son oreiller et ouvrit le coffre de bois précieux, dans lequel se trouvaient de riches bijoux et un petit sac de soie rouge. Mme de Pelveden, dénouant la cordelière qui le fermait, montra à son neveu qu’il était plein de pièces d’or.
– Prenez-le. C’est tout ce que vous aurez pour le moment de mon héritage, car M. de Pelveden va tâcher de retenir autant que possible les biens qui m’appartiennent et qui doivent légitimement revenir au fils de mon frère... Avez-vous idée de partir bientôt ?
– J’aurais voulu que ce fût le plus tôt possible... Mais il m’en coûterait beaucoup de vous quitter en cet état de santé...
– Ne vous occupez pas de moi, mon pauvre enfant. Déjà, j’ai un pied dans la tombe... Oui, puisque vous y êtes décidé, partez bientôt... Maintenant, cachez cet argent et remettez ce coffre à sa place.
Gaspard fit glisser le sac dans une poche de son pourpoint et alla reporter le coffre dans l’armoire... Mme de Pelveden, tout à coup, paraissait comme saisie d’une absorbante pensée. Elle ne répondit pas d’abord quand Gaspard, revenant près du lit, lui baisa la main en disant avec émotion :
– Ah ! madame, comme je voudrais pouvoir vous prouver mon ardente reconnaissance !...
Puis, après cette longue réflexion, elle dit soudainement :
– Et si je vous demandais de me la prouver ?
– Combien vous me rendriez heureux ! s’écria Gaspard avec élan. Dites, madame ! dites vite de quelle manière cela me serait possible ?
– Approchez-vous davantage... Ma voix est faible... et d’ailleurs je me méfie de Corentine, qui rôde toujours pour tâcher de rapporter à son maître ce que les uns et les autres disent et font... Gaspard, vous savez avec quel mépris, quelle dureté le baron traite cette chère petite Bérengère ? Vous êtes-vous demandé ce qu’elle deviendrait quand je n’y serai plus ?
– Ah ! certes oui ! Pauvre enfant, je crains qu’elle ne vous survive pas longtemps !... Hélas ! je ne puis lui être utile...
– Voilà qui vous trompe. Vous le pouvez peut-être.
M. de Sorignan regarda sa tante avec une vive surprise.
– De quelle manière ?
– En l’emmenant dans votre fuite.
Gaspard ne put contenir un sursaut de stupéfaction.
– En l’emmenant dans ma fuite ?... Et qu’en ferais-je ?
– Le couvent des Bénédictines d’Auvalles, dont ma cousine de Fauchennes est prieure, se trouve sur votre passage, à quelques kilomètres de Blois. Vous la confierez en passant à notre parente, pour qui je vous donnerai une lettre.
– Mais... mais je ne vois pas la possibilité.
Mme de Pelveden se méprit sur la cause de cette perplexité si visible sur la physionomie du jeune homme, car, en ce moment, Gaspard songeait à l’autre voyageuse qui devait l’accompagner. Elle dit vivement :
– Je sais bien que ce serait une difficulté de plus pour vous. Mais vous avez de l’affection pour la pauvre petite et je songeais que peut-être...
Il protesta :
– Je ne pense pas à moi, croyez-le, madame, et un peu plus de danger en perspective ne serait pas pour m’arrêter. Mais un tel voyage, pour cette enfant assez délicate...
– Elle a une grande force morale... et d’ailleurs, ici, elle ne tarderait pas à périr de privations. Mieux vaut donc lui faire courir le risque de cette fuite... Vous pourriez la prendre en croupe. Pour moins attirer l’attention, elle se vêtirait en jeune garçon. Il y a les vêtements du petit Loquidec, qui était à peu près de la même taille qu’elle...
Puis, tout à coup, une idée lui venant, elle murmura :
– Il est vrai que si le baron vous fait poursuivre, et si l’on vous rejoint, vous serez accusé de l’avoir enlevée... On en profitera pour vous châtier rudement.
– Oh ! madame, peu importe ! Je ne regarderai pas à cela pour essayer de sauver cette pauvre petite Bérengère !
Il songeait en même temps : « Ce sera alors de deux enlèvements qu’on pourra m’accuser... Et pendant que j’y suis, tant pis, je peux bien courir ce nouveau risque pour complaire à ma tante et tenter de mettre Bérengère en sûreté. »
Il reprit, continuant de s’adresser à la malade qui attachait sur lui un regard plein d’angoisse :
– Ainsi donc, c’est entendu, j’emmènerai cette mignonne et je vous promets de faire tout mon possible pour qu’elle arrive saine et sauve au couvent de Mme de Fauchennes.
La main de la baronne s’étendit et saisit celle de Gaspard.
– Merci, mon bien cher enfant ! Que Dieu vous récompense de votre bon cœur !... Tout à l’heure, je vais donner mes instructions à Bérengère. Puis, dès que vous aurez fixé le jour de votre départ, dites-le-moi.
– Mais Bérengère ne peut quitter Rosmadec tant que vous êtes si malade ?
– Il le faudra pourtant. Oh ! ce sera dur, car elle m’est très attachée, pauvre petite. Mais je lui ferai comprendre qu’il vaut mieux ne pas attendre... Et d’ailleurs, d’un moment à l’autre, Dieu peut me retirer de ce monde.
Elle garda un moment le silence, puis demanda :
– Avez-vous fait vos adieux à Mlle d’Erbannes ?
Une vive rougeur monta au teint clair de Sorignan.
Heureusement pour lui, il se trouvait placé à contre-jour et, d’ailleurs, la vue de la malade n’avait plus l’acuité habituelle.
– Mais oui, madame, je les ai faits hier.
– Et j’espère que vous partez libre de tout engagement à son égard.
– Certes.
L’affirmation mensongère passa difficilement entre les lèvres du jeune homme. Gaspard éprouvait de la honte et de la souffrance à tromper cette mourante qui l’avait en affection. Mais le beau visage de Françoise, ses regards caressants s’imposaient à sa pensée, en étouffant le remords.
Mme de Pelveden dit avec effort, car la respiration devenait pour elle de plus en plus difficile :
– Mieux vaut l’oublier, Gaspard. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, cette jeune fille est une coquette ambitieuse et sans cœur... Maintenant, laissez-moi, mon enfant. Mais revenez ce soir vers cinq heures. J’aurai d’ici là parlé à Bérengère et nous pourrons alors convenir de tout.
En quittant sa tante, Gaspard, très ému et préoccupé, se heurta au bas de l’escalier à M. de Pelveden qui revenait d’une tournée dans ses terres.
– Eh ! attention donc, sot garçon que vous êtes ! grommela-t-il. Votre cervelle se trouve-t-elle dans la lune, que vous ne pouvez m’apercevoir en plein jour ?
Gaspard riposta :
– Je songeais à ma tante que je viens de voir et qui m’a paru très mal.
– Depuis le temps qu’elle est très mal, nous avons vu couler bien de l’eau dans la rivière... Il paraît que vous avez rapporté d’assez beaux canards ? m’a dit Corentine. Sont-ils nombreux dans les marais ?
– Très nombreux.
– Eh bien ! vous y retournerez ces jours-ci. Voilà une nourriture économique, dont il faut profiter... Mais ayez soin de ne pas pousser plus loin, de ne pas chercher à revoir cette petite Françoise qui ne peut faire une femme pour vous.
– Je n’en aurais garde, monsieur, puisque Mme de Kériouët et vous tenez à nous empêcher d’être heureux.
M. de Pelveden ricana :
– Heureux !... Ah ! oui, vous le seriez, avec la belle Françoise ! Dans peu de temps, vous m’en diriez des nouvelles ! Ah ! ah ! heureux, avec une coquette de cette espèce ! Vous n’êtes qu’un sot, monsieur de Sorignan, de ne pas vous en apercevoir.
Là-dessus, le baron tourna le dos à son neveu et commença de monter pesamment l’escalier.
Gaspard, secrètement furieux, se dirigea vers la porte qui menait aux communs. Ah çà ! qu’avaient-ils donc tous contre sa bien-aimée Françoise ? Sa tante elle-même, si indulgente pour lui, témoignait à l’égard de Mlle d’Erbannes d’une singulière prévention... Mais, en vérité, ils avaient tous beau faire, jamais ils n’arriveraient à le détacher d’elle !
Dans un coin de la cour, Bérengère était assise, occupée à plumer des canards. Gaspard s’approcha et, remarqua aussitôt qu’elle grelottait, dans cette fraîche matinée, sous sa robe usée, élimée jusqu’à la trame.
– Pourquoi fais-tu cette besogne dehors, petite Bérengère ? demanda-t-il.
– Corentine m’a défendu de rentrer, répondit la fillette d’une voix un peu enrouée.
Gaspard murmura avec compassion :
– Pauvre petite !
Il considérait le charmant visage qui, à la grise lueur du jour, semblait plus pâle, plus émacié encore... Puis il se prit à regarder les mains qui enlevaient diligemment la plume, ces petites mains dont, plus d’une fois il avait remarqué la rare finesse, le délicat modelé. Qui donc pouvait être cette enfant que le baron prétendait avoir trouvée sur la grand-route ? Quelle était l’origine de cette fillette en qui tout trahissait la race, l’affinement, une nature de patricienne ? D’où tenait-elle cette beauté qui s’annonçait rare et délicieuse, cette grâce naturelle dans le moindre geste, dans chacune de ses attitudes ?
Plus d’une fois déjà, Gaspard s’était posé ces questions. Mais il ne s’attardait pas à en chercher la réponse, car il était de caractère très jeune, assez peu observateur et d’esprit quelque peu indolent. Aujourd’hui encore, cette impression s’échappa vite de son cerveau tandis que, monté sur son cheval Galaor, il galopait à travers les landes qui entouraient le château de Rosmadec, tout en pensant à la blonde Françoise d’Erbannes.