II

2288 Words
IIGéraud Dorians, le père de Régis, exploitait lui-même sa propriété de la Pagerie, dans le Sarladais. Veuf inconsolable, il avait fait un second mariage tout de raison. La seconde Mme Dorians, nature paisible et sûre, maîtresse de maison parfaite, lui avait donné huit enfants. Ménage uni et sans histoire. André, le fils aîné, récemment sorti d’une école d’agriculture, le secondait dans l’exploitation. Sa sœur Martine venait d’être fiancée à un jeune propriétaire des environs. Au séminaire de Cahors, Dominique se préparait au sacerdoce. Les autres se trouvaient en pension à Toulouse, sauf le dernier qui venait d’avoir cinq ans. Géraud n’avait pas la nature expansive de son cadet Martin. Mais il conservait une secrète préférence pour son aîné, le fils de la bien-aimée jamais oubliée. Chaque hiver, il venait passer quelques semaines chez son frère, afin de mieux jouir de lui, loin des occupations habituelles qui l’absorbaient et de la présence de sa femme en qui existait une obscure jalousie dont elle ne se rendait peut-être pas compte, mais que sentaient le père et le fils. Aussi fut-ce avec une joie contenue qu’il accueillit cette visite inopinée de Régis. Il voulut qu’il demeurât deux jours pour faire la connaissance de son futur beau-frère et Mme Dorians insistant aussi, le jeune homme acquiesça d’autant plus volontiers qu’il avait pris quelque avance sur M. Lebœuf, dans l’intention de voir auparavant son ami. S’il acceptait de restaurer le château d’Ormoy, il aurait l’occasion de se rencontrer maintes fois avec lui, pendant le temps que nécessiterait ce travail. Ce fut par une belle fin de matinée froide et pluvieuse qu’il fit connaissance avec la petite cité quercinoise. Elle s’élevait sur un plateau formant éperon au-dessus d’une rivière encaissée, torrentueuse. Au-dessus, des bois encore dépouillés couvraient les hauteurs. La pluie les noyait dans une brume et la première impression fut assez désagréable pour l’arrivant. L’hôtel de la Tête d’or se trouvait dans une rue étroite, à l’entrée d’une petite place où s’élevaient une antique église et des maisons à arcades. Une cour sans clôture, bien sablée, précédait un bâtiment d’aspect ancien dont la façade s’ornait des sarments encore secs d’une vigne. Sur le seuil parut une petite femme corpulente vêtue d’une blouse grise, coiffée de cheveux blonds grisonnants coupés très court. Elle vint au-devant de Régis qui descendait de voiture. – Monsieur Dorians, sans doute ? Monsieur Lebœuf m’avait envoyé un mot pour me prévenir, afin que je vous garde la meilleure chambre. Elle avait une drôle de petite face ronde, une grande bouche aux dents irrégulières, des yeux gris très vifs. Une physionomie avenante, d’ailleurs, et une voix cordiale. – Vous arrivez juste pour le déjeuner, monsieur. Est-ce que vous voulez rentrer maintenant la voiture ? La remise est là... Elle montrait un bâtiment à droite de la cour. – Oui, et je déjeunerai volontiers le plus tôt possible. Un jeune valet vint prendre la mallette du voyageur, et celui-ci ayant garé sa voiture entra dans la grande salle carrelée où la vaste cheminée d’autrefois offrait l’attrait de son feu pétillant, vers lequel se dirigea Régis. – Pas de trop, n’est-ce pas, monsieur ? dit Mme Bugle. On va allumer aussi dans votre chambre. Voulez-vous déjeuner ici, pour aujourd’hui ? Nous n’avons pas beaucoup de monde ; vous serez tranquille et plus au chaud. Régis accepta volontiers et s’assit dans un vieux fauteuil campagnard garni de coussins bariolés. Allant vers une porte entrouverte, par laquelle s’échappaient des effluves appétissantes, l’hôtesse appela : – Monsieur Bugle, viens donc un peu ! Un petit homme maigre, en tenue de cuisinier, apparut et salua d’un air compassé. – C’est le monsieur que nous a recommandé M. Lebœuf, dit Mme Bugle. As-tu quelque chose de bien pour déjeuner ? – Il y a toujours quelque chose de bien à la Tête d’or, dit pompeusement le petit homme. Ce n’est pas chez Polydore Bugle que le client mangera de ces ragoûts qui n’ont pas de nom, de ces sauces qui empoisonnent. Nous ne sommes pas de ces taverniers-là, ici, monsieur. Vous le reconnaîtrez dès aujourd’hui. Saluant de nouveau, il se retira, fier comme Artaban. Mme Bugle cligna de l’œil, en regardant Régis qui contenait avec peine son envie de rire. – C’est un vrai artiste dans son métier, et il est susceptible, comme de juste... Angèle ! À cet appel parut une jeune fille brune, petite, rondelette, dont la grande bouche souriait, dont les yeux noirs riaient, tandis que s’inclinait sa courte taille en une comique révérence. – Ma fille cadette, présenta Mrne Bugle. Mets le couvert de monsieur, Angèle. Tu apporteras le meilleur vin et de nos bonnes pommes ridées. Peu après, Régis commençait à déjeuner de bon appétit, à la petite table garnie de linge de couleur. D’autres convives arrivaient. La plupart étaient des habitués, fonctionnaires ou employés. Régis se sentait bien dans cette salle hospitalière. Mais il avait hâte de voir son ami, et quand Mme Bugle lui apporta le café, il s’informa du lieu où il habitait. La face ronde devint tout sourire. – Ah ! vous êtes l’ami de monsieur Paul ? Quel gentil garçon ! Je l’ai vu tout jeune, monsieur ! Et son papa, le bon docteur ! Le pauvre, il a eu bien du chagrin avec sa femme paralysée. Mais voilà monsieur Paul marié, bien heureux. Vous voulez aller le voir tout de suite ? C’est bien facile. Vous traversez la place à côté, où est notre église, vous prenez la rue en face, vous arrivez sur la place du Rouet. Le docteur habite là, une maison qui fait le coin de cette place et de la rue des Trois-Grâces. Il y a une cour devant, vous ne pouvez pas vous tromper. Peu après, ayant bu son café, Régis, guidé par l’hôtesse, montait au premier étage où il fut introduit dans une chambre simplement meublée, mais d’une méticuleuse propreté. Mme Bugle lui montra que la porte vitrée donnait sur un petit escalier de bois par où l’on descendait dans le jardin. – Quand vous ne voudrez pas traverser la salle, vous n’aurez qu’à passer par ici, expliqua-t-elle. Il y a une petite porte qui donne sur le coin de la place. Une demi-heure plus tard, Régis, rasé de frais, endossait son imperméable, et s’en allait à la recherche du logis des docteurs de Bard. La pluie continuait, une bruine plutôt maintenant. Jetant un coup d’œil sur le portail roman aux torsades de pierre sculptées, qu’il se proposait de considérer plus à loisir, Régis franchit le porche et entra dans l’église. Il s’agenouilla, s’absorba un moment dans la prière, la tête entre ses mains. Puis il se redressa, regarda la nef sombre, les piliers d’un pur style roman, la voûte qui se perdait dans la nuit de cette journée enténébrée. Il se leva, monta jusqu’au chœur, admira un instant un rétable ancien et les stalles de chêne ouvragées par un artisan de jadis. Puis il descendit l’une des nefs latérales. Là se trouvait une chapelle à l’entrée de laquelle brûlaient des cierges. Deux jeunes personnes s’y trouvaient, penchées sur l’autel et chuchotant. Autant qu’en put juger Régis au passage, elles semblaient essayer quelque parement. Il remonta l’autre nef latérale, s’arrêta devant un vieil autel de pierre, regarda avec intérêt une statue de Saint Michel d’un art un peu fruste, mais dont la physionomie vivait, rayonnait. Puis il regagna le bas de l’église. À ce moment, les jeunes personnes s’en allaient aussi. Il s’arrêta discrètement pour les laisser passer. L’une d’elles, la plus petite, leva sur lui un regard un peu curieux. De l’autre, il ne vit que le profil très fin. Mais il remarqua la taille souple, la démarche singulièrement élégante. Il sortit après elles et les vit s’éloigner dans la direction qui était aussi la sienne. Elles marchaient vite, le parapluie ouvert. Dans la rue qui continuait la place, elles entrèrent dans un magasin de nouveautés. Suivant cette même rue, Régis atteignit la petite place indiquée par Mme Bugle. Elle était entourée de vieilles maisons dont le rez-de-chaussée servait à quelque commerce, sauf une qui devait être celle du docteur de Bard, car elle faisait l’angle d’une rue. Elle se trouvait en retrait sur une cour, close d’une grille basse dans laquelle ouvrait un large portail. Au moment où Régis s’en approchait, un homme en franchissait le seuil. Une exclamation s’éleva : – Régis ! – Une surprise, mon cher Paul ! – Une fameuse, mon cher vieux ! Les mains s’étreignirent chaleureusement. – Entre vite. Ce n’est pas le jour de causer dehors. – Mais tu sortais ? – Rien ne presse. Viens, viens ! Dans un salon accueillant, Paul s’assit près de son ami et lui serra de nouveau les mains. Sa franche physionomie témoignait d’une joie vive. – Raconte comment tu arrives ainsi, sans crier gare. – Tu connais un monsieur Lebœuf ? – Je crois bien ! L’enfant du pays qui a fait fortune. Un brave type... Quel rapport ? – Eh bien, il songe à me charger de restaurer certain château dont il a fait l’acquisition. – Ah ! Ormoy ! Une fameuse idée si cela doit nous faire jouir de ta présence. Il y a là du travail pour un certain temps, car c’est plutôt délabré. Mais on peut en faire quelque chose de bien, toi surtout, avec le goût et la science des vieilles choses que tu possèdes. Quand es-tu arrivé ? – À l’heure du déjeuner, que j’ai pris à la Tête d’or, où monsieur Lebœuf m’avait fait retenir une chambre. Il doit me reprendre demain pour m’emmener visiter Ormoy. – Mais il y a une chambre à ta disposition chez nous, Régis. – Non, mon ami, je ne veux absolument pas vous déranger. D’ailleurs, il est fort probable que mon séjour n’excédera pas quarante-huit heures. – En tout cas, tu dînes avec nous ce soir ! – Cela oui, si ta femme ne doit pas être ennuyée de cet impromptu. – Guillemine ? Elle en sera charmée ! Toujours contente d’ailleurs, ma chère femme. Par exemple, tu n’auras peut-être pas une si bonne cuisine que chez le père Bugle, qui a vraiment du talent... mais qui le sait trop. – Un peu trop, en effet ! dit Régis, riant au souvenir de la mine importante du petit hôtelier. – Mon père aussi sera heureux de te connaître. Il a en ce moment un client dans son cabinet... Tiens, je crois que la voilà, Guillemine ! On entendait un bruit de talons sur le dallage du vestibule. La porte du salon fut ouverte par une main vive, et sur le seuil parut la plus petite des deux jeunes personnes vues par Régis à l’église. Elle s’arrêta sur le seuil, toute surprise. – Mon ami, Régis Dorians, Guillemine ! dit triomphalement Paul. Elle sourit, en tendant la main à Régis qui s’inclinait. – Nous nous sommes déjà rencontrés, Paul. – Ah ! bah ! Où donc ? – Tout à l’heure, à l’église. Je sortais avec Alix, après avoir essuyé le dessus d’autel que nous venions de terminer. – Je me souviens que vous en aviez parlé à déjeuner. Eh bien, vous allez donc faire connaissance tous les deux ! Figurez-vous, ma chère amie, qu’Arsène Lebœuf veut le charger de rendre à Ormoy son ancienne beauté ! Le frais visage de blonde eut un malicieux sourire. – Il veut s’installer dans le nid des anciens seigneurs. Je n’y vois pas d’inconvénient pour ma part. C’est un assez brave homme, mais qui a sa petite vanité. Il faut être indulgent aux faiblesses humaines. – Je suis de votre avis, madame. Et si la fortune de monsieur Lebœuf permet de conserver un reste intéressant du passé, je trouve qu’elle sera utilement employée. Madame de Bard se mit à rire. – Il y a dans notre ville – et pas loin d’ici – certaines gens devant lesquels il ne faudrait pas émettre de tels propos. Ils ont le pauvre Lebœuf en exécration. Mais asseyez-vous, monsieur. Je vais retirer ces vêtements humides et je reviens. – Voyez en passant si mon père est encore occupé, n’est-ce pas ? Vous lui apprendrez la bonne surprise qui nous tombe du ciel. Elle s’éloigna, laissant comme un rayonnement de sa jeunesse et de sa grâce sans apprêt dans le salon assombri. – Une jeune femme charmante, possédant les plus sérieuses qualités, disait un peu plus tard le docteur de Bard, demeuré seul avec Régis, tandis que son fils allait faire quelques visites professionnelles. Orpheline à l’âge de douze ans, elle a été élevée dans une excellente institution d’Agen. Ses études terminées, en attendant de s’orienter vers une carrière – car elle avait peu de fortune – elle était venue pour quelque temps chez son oncle et tuteur, le président Puymaurier, mon voisin et un peu mon parent... La main du docteur se tendait vers le jardin sur lequel donnaient les fenêtres du salon. – ... Paul la connaissait déjà, car elle venait à Nantes passer les vacances, et ils s’aimaient depuis longtemps. Je n’aurais pu rêver mieux pour mon cher enfant. La gaieté, l’entrain de Guillemine lui seront utiles dans sa carrière, où nous guettent la fatigue, le souci des responsabilités professionnelles. Régis regardait avec intérêt le maigre visage au teint bruni, les yeux vifs et bons. Paul ressemblait à son père. Moralement aussi, sans doute. Son ami le connaissait assez pour savoir que la haute conscience de ses devoirs ranimait dans l’exercice de sa profession. Pendant le dîner, excellent et sans prétention, le docteur de Bard, qui aimait l’archéologie, fit l’historique du château d’Ormoy, puis parla de l’église de Maussenac, dont il se promettait de faire connaître à Régis tous les détails, s’il devait séjourner plus longuement dans la petite ville. – ... Nous avons aussi une vieille porte à mâchicoulis, des restes de remparts, des vieux logis. Vous en trouverez tout près d’ici, dans la rue des Trois-Grâces. – Un aimable nom, dit Régis en souriant. – Et où habitent précisément les trois plus jolies femmes de Maussenac, répliqua Mme de Bard. Paul se mit à rire. – Admire cette merveille, Régis ! Une femme qui porte ce jugement ! Guillemine n’a pas un soupçon de vanité ni de jalousie. La jeune femme eut une moue pleine de malice. – Pourquoi donc aurais-je ces vilains défauts ? Je me contente d’être ce que je suis : ni bien ni mal... – Plutôt bien que mal, interrompit Paul. – Si vous voulez, cher ami. Je ne demande pas mieux... Vous avez déjà entrevu l’une de ces trois beautés, monsieur : Alix d’Amberval, qui se trouvait avec moi à l’église. Sa mère, madame de Carlande, à trente-cinq ans – elle fut mariée à seize – est encore remarquable. La troisième est Iris Puymaurier, la petite-fille de mon tuteur. – Et à qui donneriez-vous la pomme, si vous étiez Pâris ? demanda Régis. – Oh ! à mon amie Alix, sans conteste ! La beauté de sa mère est peut-être plus parfaite, celle d’Iris plus... étrange ! Mais Alix... le regard d’Alix... Je ne sais comment expliquer ce qui attire en elle. Je ne la connais pas bien encore. Elle ne se confie pas. Je sens qu’il existe quelque chose de bien profond sous cette réserve. Je crois que... Guillemine resta un moment songeuse et acheva pensivement : – Je crois qu’elle souffre.
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