IIILe soleil, un peu intermittent ce dimanche de fin mars dans le ciel traversé de nuages, vint égayer l’atmosphère de Maussenac et la vieille façade de l’église en était toute baignée quand Régis arriva sur la place à l’heure de la grand-messe.
Les fidèles commençaient de se rendre à l’office, en jetant au passage un coup d’œil curieux sur l’étranger. Un vieux char-à-banc déboucha d’une ruelle longeant l’église. Il était conduit par un paysan en tenue du dimanche. Près de lui se trouvait une antique personne coiffée d’un chapeau fané en forme de galette, les épaules couvertes d’un mantelet de soie verdie, soutaché, et qui devait dater d’une soixantaine d’années. Le paysan ayant mis pied à terre vint l’aider à descendre. Elle était petite, un peu contrefaite. Alerte encore, elle s’en alla d’un pas claudicant vers le porche, appuyée sur une canne, laissant traîner derrière elle sa jupe à volants.
En même temps que cet équipage arrivait une automobile d’ancien modèle, conduite par un homme jeune vêtu d’un imperméable gris. À l’intérieur se trouvait une dame qu’il aida à descendre : une dame grande, obèse, en tenue de deuil. Tandis qu’il remontait sur son siège, elle se dirigea vers l’église. Sus le seuil, elle se trouva près de la vieille petite dame au mantelet 1880. Elles se tournèrent le dos et entrèrent chacune par l’une des deux portes donnant accès à l’intérieur.
Taudis que Régis considérait cette petite scène, Mme de Bard vint à lui, sortant d’une pâtisserie située sous les arcades.
– Vous regardez les deux irréductibles ennemies ? dit-elle en riant. Elles font cette petite comédie chaque fois qu’il leur arrive de se rencontrer. Mademoiselle Clorinde de Ponty a quatre-vingt-cinq ans, mais je crois qu’elle emportera dans la tombe sa haine contre tous les Carlande.
– Cette dame qui est descendue de l’auto s’appelle madame de Carlande ?
– Oui, et c’est son fils qui conduisait. Il ne met jamais les pieds à l’église. C’est un assez singulier garçon, et sa mère est bien peu sympathique. Mais il ne faut pas que je vous retarde ! À bientôt ! Vous verrez mon beau-père à la sortie.
Régis entra à son tour. Il se dirigea, par le bas-côté, vers la chapelle où il avait vu la veille Mme de Bard et son amie. C’était la chapelle de la Vierge, comme en témoignait une très vieille statue placée au-dessus de l’autel. Il prit une chaise et se recueillit un moment. Mais une voix dit près de lui :
– Pardon, monsieur...
Relevant la tête, il vit une jeune femme en jaquette de fourrure foncée, coiffée d’un seyant chapeau. Une beauté frappante, une distinction rare. Il s’écarta pour qu’elle pût passer. Elle entra dans la chapelle, s’agenouilla sur le prie-Dieu de chêne à l’accoudoir de velours vert. Régis pensa : Peut-être une des trois Grâces ? Puis il éloigna la distraction, suivit l’office avec sa ferveur habituelle. Cependant, parfois, un involontaire coup d’œil dirigé vers la chapelle lui montrait l’inconnue, les mains appuyées sur son missel ouvert, l’air absent, un peu hautain.
À la sortie de l’office, il trouva le docteur de Bard qui l’attendait pour l’emmener chez lui, où il devait déjeuner. Mlle de Ponty s’en allait dans son rustique équipage. M. de Carlande attendait sa mère, debout près de sa voiture. C’était un petit homme d’une trentaine d’années, maigre, au teint un peu jaune, qui parut à Régis assez laid. D’un regard en dessous, il examina rapidement l’étranger.
Vilaine physionomie ! pensa Régis.
– Docteur, s’il vous plaît...
Au son de cette voix féminine, le docteur se détourna. Une jeune fille venait à lui, vêtue d’un manteau bleu de roi au col de fourrure claire, une toque de velours du même ton coiffant ses cheveux blonds teintés de roux.
– ... Pourriez-vous venir voir grand-mère aujourd’hui ? Elle se plaint de son estomac et m’a chargée de vous demander cela.
Il y avait une note d’ironie dans l’accent de la jeune personne.
– Vous lui direz que cela m’est impossible, Iris. Je lui ai donné toutes les prescriptions nécessaires en ce cas, je ne puis faire mieux. Demain, je passerai un instant chez elle. Mais c’est du temps vraiment perdu.
– À qui le dites-vous !
L’ironie s’accentuait sur les lèvres de la jeune fille, des lèvres un peu longues, très roses dans la singulière blancheur du visage. Une blancheur laiteuse, presque excessive. Les traits avaient une grande finesse. Des yeux clairs s’attachaient sur Régis avec une nuance de curiosité.
Le docteur de Bard présenta :
– Monsieur Dorians, un ami de Paul... Mademoiselle Iris Puymaurier, la petite-fille du président Puymaurier, notre voisin.
Mlle Puymaurier répondit au salut de Régis par un demi-sourire ambigu.
– Un ami de Paris, sans doute ?
– Oui, mademoiselle.
– Paris, ma ville natale... À demain donc, docteur.
Elle se détourna, alla vers le jeune homme debout près de l’automobile.
– Bonjour, Tristan...
En s’éloignant avec son compagnon, le docteur de Bard expliqua :
– C’est le baron de Carlande, qui habite avec sa mère le château de Mazerolles, non loin d’ici. Iris est un peu leur parente par sa grand-mère. Toutes nos vieilles familles du pays sont d’ailleurs plus ou moins alliées entre elles... Jolie, n’est-ce pas, cette jeune Iris ?
– Très jolie. Un air... particulier.
Le docteur eut un petit rire.
– Qui ne vous emballe pas ?
– Pas au premier abord. Mais il est difficile de juger sur une si rapide vision.
– Naturellement. Mais je doute que votre opinion change. Iris est une nature assez difficile à définir. Il y a chez elle un atavisme quelque peu trouble du côté maternel. Edme Puymaurier, le fils du président, ayant refusé d’entrer dans la magistrature, faisait ses études de peinture à Paris quand il s’amouracha d’une artiste, ou soi-disant telle, de nationalité indécise, et possédant une certaine fortune dont l’origine était inconnue. Il l’épousa malgré l’opposition de ses parents, qui ne voulurent plus le revoir. Il y a deux ans, son père reçut une lettre de lui, datée du Caire. Il était mourant, ruiné, sa femme avait disparu depuis plusieurs années. Sa fille se trouvait dans un couvent français du Caire. Il suppliait ses parents de l’accueillir, de la traiter avec bonté. Le président qui avait beaucoup souffert de cette séparation d’avec son fils unique, fut bouleversé et voulut partir aussitôt, malgré l’opposition de sa femme. Ce fut peut-être la première fois de sa vie qu’il imposa sa volonté. Car il n’est pas de tyrannie supérieure à celle qu’exerce autour d’elle madame Puymaurier. C’est le type de l’égoïste parfaite. Tout doit se rapporter à elle, à ses commodités, à ses goûts, à ses malaises de malade imaginaire. Guillemine a connu le malheur de vivre près d’elle ! Une seule personne échappe à ce despotisme : Iris.
– Comment cela ?
– Oui, comment ? Pourquoi ? Nous nous sommes posé plus d’une fois cette question. Elle n’aime pas sa petite-fille, d’ailleurs ces natures sont-elles capables d’aimer ? Elle l’a accueillie de la plus mauvaise grâce, en refusant d’abord de la voir. Mais Iris s’est imposée... infiltrée, je ne sais quel mot employer. De quelle façon ? Le président ne se l’explique pas lui-même. Il dit : cette enfant est un peu sorcière. Guillemine, elle, prétend que madame Puymaurier la craint.
– Ah ! Bizarre... Et que pense madame de Bard de cette jeune personne ?
– Il m’est difficile de vous répondre, car Guillemine n’aimerait pas que l’on répète le jugement qu’elle a laissé échapper devant nous, d’autant moins qu’iris s’est toujours montrée fort aimable pour elle. Ainsi donc, vous formerez vous-même votre opinion quand vous aurez l’occasion de revoir mademoiselle Puymaurier, ce qui se produira certainement si vous devez passer quelque temps ici.